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UN

ROMANCIER PESSIMISTE

EN AMÉRIQUE

NATHANIEL HAWTHORNE.

Transformation, or the Romance de Monte-Beni, by Nathaniel Hawthorne ;
3 vol. in-8°, London, Smith, Elder and Co, 1860.

Les jours de fête solennelle de la critique deviennent rares, et il semble qu'un décret providentiel ait décidé qu'à l'avenir ils deviendraient plus rares encore. Son travail et ses recherches ne restent pas tout à fait sans récompense cependant, mais le plus souvent il lui faut se contenter de petits bonheurs et de plaisirs modestes : ingénieux essais, récits aimables, poésies méritantes. Ce n'est qu'à de bien longs intervalles qu'il lui est donné de goûter ce grand et sympathique bonheur, le meilleur que puisse goûter un esprit voué à l'étude, de recommander au public une belle œuvre encore inconnue, un talent original qui tente des voies nouvelles, un homme de génie qui a découvert et exploré quelque nouvelle localité de l'âme et du cœur. Bien venu soit donc cet explorateur, de quelque contrée qu'il nous arrive, et la localité qu'il a découverte et visitée fùt-elle une caverne ou un cimetière abandonné! Bien venu soit le vrai talent sous quelque forme qu'il se présente, et à quelque sujet qu'il s'applique! Si le talent a toujours été le don le plus rare parmi ceux qui ont été départis à l'homme, jamais la nature ne s'en est montré plus avare qu'à l'heure où nous vivons. Comment ce don ne serait-il pas rare entre tous, et comment la nature ne s'en montrerait-elle pas avare? La nature s'affaiblit elle-même en quelque sorte toutes

les fois qu'elle l'octroie aux hommes; c'est une partie d'elle-même qu'elle abandonne, une parcelle de sa vie qu'elle détache, une force qu'elle se retranche. Un homme d'un vrai talent est dans toute la vérité de l'expression un fils de la vie, un enfant de la nature, dans les veines duquel chante cette musique du sang dont parle un grand dramaturge espagnol, qui retentit à travers toutes les générations d'une même race. Il est identifié par les liens de l'âme et du cœur à ces parens invisibles dont il entend en lui chanter les voix mystérieuses, si bien identifié que, lorsqu'il croit n'expliquer que ses sentimens, il dévoile en réalité les secrets de la vie, et que, lorsqu'il croit n'exposer que ses pensées, il dévoile les mystères de la nature. Le critique qui sait en quoi consiste le vrai talent et quelle est son illustre origine ne saurait donc s'étonner que ce don soit si rare; aussi, lorsqu'il aperçoit quelque part le rayon merveilleux qui annonce le talent ou le génie, il se hâte d'y courir, car il sait que pénétrer dans l'âme d'un homme de talent, c'est pénétrer dans les retraites de la nature. Il abandonne joyeusement sa férule et ses balances esthétiques, il jette bas sa robe de professeur, et consent à redevenir un moment écolier ignorant et enfant naïf. Il part, non avec la pensée qu'il va remplir une tâche, mais avec la certitude qu'il va éprouver un plaisir et recevoir une leçon. Que vais-je apprendre de nouveau? se dit-il avant d'entreprendre le voyage, et non pas quel arrêt vais-je prononcer, ou quelle récompense vais-je décerner? Il sait que pour les hommes réellement doués les arrêts de la justice ordinaire équivalent à l'injustice, et que les seules récompenses qui conviennent à leur mérite, c'est avant tout de les comprendre, et puis, si l'on peut, de les aimer.

C'est une de ces rares fêtes de la critique à laquelle nous a conviés plus d'une fois l'Américain Nathaniel Hawthorne. Avec lui, nous avons affaire à l'un de ces hommes qui ne se soucient pas d'être jugés, qui, je le crois, ne se soucient pas beaucoup plus d'être aimés, mais qui demandent avant tout à être compris et interprétés. Peu lui importe sans doute votre sympathie ou même votre admiration : la grande récompense qu'il réclame de votre justice pour les peines qu'il a prises, pour les labeurs qu'il a accomplis, c'est l'intelligence de ses œuvres. Si vous lui disiez que vous l'admirez, votre louange le trouverait froid et peut-être le laisserait sans réponse, à moins qu'il ne préférât toutefois vous conseiller de garder votre admiration pour les choses vraiment admirables, c'est-à-dire saines, simples et robustes. Si vous lui disiez que vous l'aimez, il vous demanderait probablement du droit de quel malheur ou de quelle infirmité, et par quelle perversité du cœur vous portez affection à des œuvres qui ne racontent que les maladies des sentimens humains, le stoïcisme des âmes désenchantées et vaincues, et qui semblent faites pour vous

inspirer le désir de ne rien aimer, de ne rien désirer. Gardez donc votre admiration et votre amour, mais comprenez, si cela vous est possible; l'homme et les œuvres en valent la peine. Il y a maintenant huit ans que, pour la première fois, je fis connaissance avec les œuvres d'Hawthorne à propos de cet étrange roman, the Blithedale Romance, où il racontait les désappointemens et les mécomptes de sa vie d'utopiste et de réformateur, et depuis cette époque il n'avait plus donné de ses nouvelles au public lettré de l'Europe (1). J'avais examiné alors avec une curiosité craintive, antipathique, mais réelle, ces fleurs de cimetière dont il aime à composer ses bouquets littéraires, et j'avais noté les impressions, assez semblables à un frisson nerveux ou mieux encore à ce frisson moral qui s'appelle pressentiment, que j'avais éprouvées en les respirant et en les contemplant. Une occasion nouvelle, offerte par l'auteur lui-même, vient de me donner le prétexte de vérifier et de contrôler mes anciennes impressions, et je ne les ai pas trouvées trompeuses. J'ai ressenti la même curiosité d'esprit, la même antipathie de cœur, les mêmes frissons de l'âme, devant ces fleurs bizarres dont il n'est aucune qui ne contienne un ver rongeur ou un parfum empoisonné. Seulement, en ressentant pour la seconde fois ces anciennes sensations, je les ai trouvées plus vives, plus âcres, plus pénétrantes. Loin de s'affaiblir après cette seconde lecture, mon estime pour Hawthorne a grandi et s'est fortifiée. Grâce à l'intervalle qui s'est écoulé entre les deux lectures, l'expérience m'a permis de reconnaître pour vrai ce que j'avais pressenti, et pour exact ce que j'avais soupçonné. Je n'avais pas trop dit, et je suis contraint d'avouer au contraire que je n'avais pas dit assez. Hawthorne est certainement le moins aimable des hommes de génie; cependant il mérite à beaucoup d'égards ce titre illustre, et nous le lui accordons sans nous faire prier.

C'est, dis-je, le moins aimable des hommes de génie, et cependant il force l'esprit rebelle à le saluer et à lui rendre la justice qui lui est due. Il n'est pas rare de rencontrer dans la vie des personnages désagréables auxquels on ne peut refuser son estime ou son respect; nous les supportons, et même quelquefois nous les aimons par sympathie pour les vertus et les rayons d'intelligence qu'il a plu au Tout-Puissant d'allier au mélange insupportable ou indéchiffrable qui compose leur nature. Tout en les haïssant, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître ces marques de haute vie morale qui commandent le respect même chez les êtres odieux. Mais ce phénomène est beaucoup plus rare dans les pures régions de l'intelligence et de l'art. Là nous ne sommes plus obligés, comme dans

(1) Voyez Un Roman socialiste en Amérique, Revue du 1er décembre 1852.

la vie ordinaire, de poursuivre péniblement à travers un labyrinthe de chair et de sang les traces de la vérité et de la beauté; on peut être partial sans scrupule, et même injuste sans iniquité. Nous allons droit aux œuvres qui ont une affinité avec notre âme, à la lumière qui a des affinités avec le rayon qui brille en nous. Là l'amour, la haine, l'indifférence, sont déterminés par des motifs tout intellectuels, tout moraux, qui n'ont rien de passionné, et qui n'en sont que plus absolus et moins soumis aux hésitations du jugement. Dans les régions de l'art, ce que nous n'aimons pas, c'est ce que nous ne comprenons pas; ce qui nous laisse indifférens, c'est ce - qui n'a aucune affinité avec notre nature. Nous refusons aux grands artistes et aux grands poètes le bénéfice que nous accordons dans la vie ordinaire aux hommes les plus vulgaires. Dire d'un homme que nous ne l'aimons pas, mais que nous l'estimons, c'est dire quelque chose; dire d'un artiste qu'il nous est antipathique, mais que nous lui reconnaissons un certain mérite, c'est ne rien dire du tout, car c'est réserver son jugement. Dans la littérature et dans l'art, la chose qui nous paraît digne d'amour est donc en même temps la chose qui nous paraît vraie et belle. La justice littéraire, on le voit, est plus difficile que la justice sociale, et en règle générale on peut affirmer qu'il n'y a que les esprits et les cœurs de même ordre qui se rendent justice entre eux. Nous ne rendons jamais justice par conséquent, quelle que soit notre impartialité, aux œuvres et aux hommes qui n'ont pas un rapport bien direct avec notre propre nature (1). Il n'en est pas ainsi avec Hawthorne. Il force l'attention récalcitrante à l'écouter; il s'impose à l'imagination qui voudrait se détourner des spectacles qu'il lui présente, et semble lui jeter le défi de ne pas se complaire à ses fantaisies lugubres et à ses révélations de secrets sinistres. Il ne s'insinue pas par des flatteries et des caresses dans l'esprit du lecteur, il lui fait positivement violence; il force les portes de l'âme qui se ferment devant lui. Jamais amuseur public, jamais ménétrier poétique ne s'est présenté avec un visage si peu avenant et de tels airs de trouble-fête. Il s'introduit chez ses lecteurs à peu près comme le vieux Knox chez les femmes de Marie Stuart, pour découvrir la tête de mort cachée derrière le visage en fleurs, et proposer quelque savante et instructive leçon d'anatomie

(1) Cette remarque ne doit porter que sur les œuvres tout à fait supérieures et sur les hommes hors ligne. Notre antipathie contre certaines œuvres et certains hommes est d'autant plus grande que ces œuvres ou ces hommes expriment plus fortement les formes d'esprit qui sont contraires à la nôtre. Il faut une grandeur réelle pour avoir droit à l'injustice intellectuelle. Un Goethe choque un chrétien comme un ennemi déclaré, un Rubens choque un idéaliste comme un persiflage incarné de ses pensées; mais rien n'est plus facile que de rendre justice aux petits hommes qui ne sont pas de notre parti et aux petites œuvres qui ont été conçues hors de la sphère où nous respirons.

sur le squelette humain. Vous faites la grimace et vous l'écoutez d'abord avec antipathie, puis avec intérêt, et à la fin de la séance vous le priez de revenir un autre soir. Il n'imite pas ces artistes et ces poètes qui vous présentent traîtreusement leurs poisons dans votre breuvage préféré, car il n'a en lui aucune des sournoiseries homicides de l'empoisonneur poétique; il est de trop bonne race puritaine et anglo-saxonne pour pratiquer cet art de la trahison littéraire; il joue franc jeu, fair play, avec ses lecteurs. Savant toxicologiste, il vous présente ses drogues dans de petits vases soigneusement étiquetés, qui laissent voir le liquide meurtrier, et il vous demande avec candeur si vous voulez en connaître par expérience le parfum, la saveur et les ravages particuliers que chacune d'elles exerce sur l'esprit et le système nerveux. Voici le poison du remords, qui possède la propriété de teindre toutes choses en noir aux yeux de l'âme et d'envelopper l'univers d'un crêpe funèbre; le poison de l'égoïsme, qui vous donne la propriété de pénétrer les pensées les plus subtiles de ceux qui vous entourent et qui vous mord le cœur comme les fines dents d'un reptile; le poison de la pauvreté, qui donne à l'âme toute sorte de petits tremblemens nerveux, de petites appréhensions bizarres, de petites timidités bienfaisantes, lesquelles, en paralysant en vous les forces qui font désirer le bonheur, vous empêchent de sentir le lourd fardeau de votre infortune; le poison de l'orgueil, qui vous fait croire à l'existence d'un mur de glace entre vous et les hommes. Vous résistez, et vous répondez que si le savant chimiste vous eût insinué ses drogues sans vous prévenir dans votre potage ou votre café, vous seriez peut-être content d'avoir fait l'expérience; cependant vous tentez l'épreuve malgré tout, et vous le remerciez, quoiqu'il vous ait rendu sombre pour tout un jour. Hawthorne présente ce spectacle assez curieux et fort rare d'un homme qui sait se faire écouter sans posséder aucune force de persuasion, aucun don de flatterie poétique, tout simplement par la seule puissance d'un talent réel dépourvu d'artifice. Il n'inspirera pas de tendresse à ses lecteurs, à l'exception peut-être de quelques cœurs aigris ou de quelques parias du sentiment; mais aucun ne fera connaissance avec ses œuvres sans emporter la certitude qu'il s'est approché d'un homme rare et singulier, et sans lui rendre la justice qui lui est due.

Cette violence positive qu'il exerce sur l'imagination du lecteur contemporain, il l'exercera encore après sa mort, je le crois, sur le jugement de la postérité. Hawthorne ne sera pas plus populaire auprès des générations qui nous suivront qu'il ne l'est aujourd'hui parmi ses contemporains, car les cœurs ne se livrent pas à qui ne possède pas la tendresse, et cependant son nom ne sera pas oublié. Lorsque notre génération aura disparu, il s'écoulera un bien long

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