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séve est arrêtée. D'autre part, son esprit voulait à sa foi une base non arbitraire, mais raisonnable. Dans cette hâte et dans cette angoisse, il imagina un système qu'il se persuada être identique au catholicisme pris dans l'acception commune. Rassuré par cette création de sa pensée, il y trouva longtemps le repos du cœur, la jouissance mystique chère aux âmes méditatives, et une règle pour la volonté. Plus tard, l'action, la polémique, le succès, un grand rôle, lui refusèrent le temps et l'occasion de réviser sa découverte, qu'il lui était d'ailleurs plus doux de propager autour de lui. Lorsqu'enfin, trop impatient de voir introniser sa doctrine et de la mettre en possession de l'église, il eut rencontré dans l'autorité même qu'il croyait sauver un obstacle insurmontable, lorsque son activité, ses projets, ses espérances, se furent brisés sur l'écueil de la pratique, il se retrouva seul devant lui-même, s'interrogea, secoua son rêve, rentra dans sa pensée et la vit pour la première fois telle qu'elle était. Elle n'était point le catholicisme officiel dans lequel il croyait l'avoir fondue; elle était un catholicisme plus vaste, dont le christianisme ne pouvait être qu'une des formes successives, la plus parfaite jusqu'alors, mais non la dernière. Alors lui apparut dans toute sa portée l'idée de transformation religieuse. « Nous assistons, écrivait-il encore à Mine de Senfft, n'en doutez pas, au commencement d'une ère nouvelle, et c'est parce qu'elle est nouvelle que le passé nous paraît mourir, et qu'il meurt en effet, non tout entier, car en tout ce qui fut il y a une partie, un germe premier impérissable, mais dans ce qui, en lui, était assujetti aux conditions du temps... Cet homme, ajoute-t-il plus loin en parlant de Joseph de Maistre, ne pouvait se défendre d'un pressentiment magnifique; un reflet de je ne sais quel resplendissant avenir, impénétrable à sa raison prévenue, avait plus d'une fois brillé sur le glaive qu'il tenait constamment levé sur le genre humain; son œil apercevait ce que son cœur ne reconnaissait point, tandis qu'à d'autres le cœur révèle ce qui est encore profondément caché à leurs regards. N'écoutez que votre âme, elle vous rassurera sur les destinées futures des peuples: l'âge terrestre n'est point fini. >>

Cette pensée avait-elle donc aussi dormi longtemps obscure et latente dans son système comme elle jaillissait dans les élans plus impétueux de Joseph de Maistre? Ne faisait-elle, dans ce réveil soudain, que sortir de l'enveloppe où la conscience souffrante et craintive l'avait d'abord cachée? C'est ce que nous avons fait pressentir plus d'une fois et ce qu'il nous reste à examiner de plus près. LOUIS BINAUT.

TOME XXVIII.

53

ROBERT LESLIE

UN ARTISTE ANGLAIS AU XIX SIÈCLE.

Autobiographical Recollections, by the late Ch. R. Leslie, R. A.
Two vol. London, J. Murray, 1860.

Edited by Tom Taylor.

Vers l'année 1786, le chef d'une famille écossaise émigrée en Amérique créait à Philadelphie une fabrique d'instrumens de précision. Bien que sa condition fût celle d'un simple ouvrier, ses connaissances spéciales et les talens qu'il déployait le mirent en rapport avec quelques-unes des notabilités savantes de l'Amérique; ses affaires parurent prospérer, et nécessitèrent bientôt un voyage à Londres, qu'il accomplit à une mémorable époque, en l'année 1793, laissant à un associé le soin de gérer sur place le commerce d'horlogerie qui était la principale source de leurs bénéfices. Il emmenait sa femme, née d'une famille anglaise, également établie aux États-Unis depuis deux ou trois générations, sa sœur, et trois enfans en bas âge. Un quatrième naquit à Londres le 19 octobre 1794. C'est celui dont nous voudrions raconter la longue et honorable carrière.

Cet enfant n'avait guère que cinq ans (septembre 1799), quand, l'associé de son père étant venu à mourir, la famille dut retourner à Philadelphie. La guerre sévissait sur les mers, et le voyage fut marqué par toute sorte d'aventures. Le Washington, bâtiment de commerce sur lequel les Leslie prirent passage, était équipé, armé comme un corsaire, et commandé par un Écossais bien décidé à se

battre, s'il rencontrait les naughty Frenchmen, avec lesquels la république américaine était alors en état d'hostilité régulière. L'incident se présenta. Un navire français, la Bellone de Bordeaux, donna la chasse au Washington et le rejoignit. On échangea des boulets et même des coups de fusil. Les femmes, les enfans des passagers étaient à fond de cale. Les passagers eux-mêmes avaient pris les armes, et ceux qui ne pouvaient combattre fabriquaient des cartouches. Les boulets ramés, la mitraille, arrivaient dans les agrès du navire américain, et faillirent le désemparer; mais ses coups, mieux dirigés, frappaient la coque du bâtiment français, et lui causaient de plus sérieuses avaries. La Bellone dut bientôt s'éloigner, quitte à recommencer plus tard le combat. En effet, elle revint à la charge, mais sans plus de succès que la première fois. Après ce double duel, le Washington, qui avait lui-même beaucoup souffert, dut renoncer à continuer sa route, certain d'être pris s'il rencontrait un nouvel adversaire. Il lui fallut relâcher à Lisbonne, où cinq mois d'hiver (du 1er novembre 1799 au 31 mars 1800), plus une dépense d'environ 12,000 liv. sterl. (300,000 fr.), ne furent pas de trop pour lui permettre de reprendre la mer.

Pendant le combat dont nous venons de raconter brièvement les péripéties, le jeune Robert Leslie était réfugié dans les profondeurs du navire, où, se croyant tout à fait en sûreté, il s'amusait assez de l'agitation répandue autour de lui. Les allées et venues du steward, qui apportait à chaque instant des rafraîchissemens et des nouvelles, l'aventure d'un beau chien de Terre-Neuve qui se cassa une patte en sautant de canon en canon, certains cris de blessés qui lui rappelaient un morceau de musique très populaire à cette époque (la bataille de Prague), tels furent les plus clairs souvenirs que lui laissa cette journée, celle de toute sa vie où très certainement il courut le plus de hasards. Il se rappelait pourtant aussi l'émotion qu'il éprouva quand il vit, roulé dans un étroit linceul, un cadavre qu'on allait lancer à la mer. L'image de la mort se dressait ainsi pour la première fois devant ses yeux étonnés.

De retour en Amérique, la famille Leslie n'y prospéra guère. Le défunt associé avait laissé les affaires communes en mauvais état. Ses héritiers intentèrent un procès ruineux. Les dernières années de M. Leslie père se consumaient dans ces luttes et ces soucis. En 1804, il succomba sous le faix, laissant à son jeune fils la vague ressouvenance d'un homme excellent, d'humeur toujours égale, n'ayant jamais causé aux siens que le chagrin de le voir aux prises avec une constitution valétudinaire, minée par trop de chagrins. Il appartenait à la Philosophical Society de Philadelphie, et laissait à ses enfans de chaleureux protecteurs parmi les hommes d'élite dont il

'avait été le collaborateur et l'ami. Ses deux fils purent ainsi continuer les études qu'ils avaient commencées à l'université de Pensylvanie, et il n'eût tenu qu'à eux d'y devenir de grands mathématiciens; mais telle n'était pas leur vocation. Charles-Robert surtout, passionné de bonne heure pour l'art qui a fait sa renommée, ne voulait entendre parler d'aucun autre travail que la peinture. Sa mère, ne possédant point les ressources nécessaires pour défrayer les longues études que réclame l'éducation d'un artiste, songea un moment à le faire entrer dans un atelier de gravure; puis, pressée de le voir en état de se suffire, elle le plaça en qualité de commis chez le principal éditeur- libraire de Philadelphie, M. Bradford. L'enfant y fut traité avec bonté; mais son patron, qui le voyait employer à barbouiller d'informes croquis les heures précieuses qu'il eût dû consacrer à la tenue des livres, semblait fort médiocrement satisfait de ces dispositions si précoces et si obstinées. Un incident, amené par le hasard, vint le faire changer d'avis.

Entre Garrick et Kean, dans l'histoire du théâtre anglais, on trouve une renommée passagère qui grandit vite et s'éclipsa brusquement: c'est celle de George Frederick Cooke, qui, dans certains rôles, égalait, de l'aveu de tous, et son prédécesseur et son successeur (1). Son arrivée en Amérique (en 1811) fut accueillie avec cet enthousiasme bruyant, excessif, dont les explosions, si elles n'ont pas toujours le mérite du plus parfait à-propos, ne laissent pas de trahir une jeunesse, une vitalité surprenante. On n'en était pas encore à dételer les chevaux d'une danseuse célèbre; mais plus d'une fois Frederick Cooke trouva strictement bloqué par la foule, et trente-six heures d'avance, le théâtre où il allait jouer. «Messieurs, criait-il un jour aux groupes qui refusaient de s'ouvrir devant lui, je vous dirai comme ce gentleman qu'on menait pendre: Si je n'arrive, la farce est manquée. »

L'apprenti libraire, dont nous avons raconté les débuts dans la vie, trouva moyen, grâce à quelques protections subalternes, de se glisser jusqu'aux frises du théâtre où jouait Cooke. Il le vit dans presque tous ses principaux rôles, et la vivacité des émotions que lui causait cette initiation dramatique donna sans doute un caractère spécial à une esquisse, tracée de mémoire, où il avait voulu reproduire les traits du tragédien à la mode. Son patron surprit ce dessin, qui le frappa. Un de ses amis, auquel il le montra, et qui s'intéressait déjà au jeune commis, partagea cette admiration. Il

(1) Il jouait Lear mieux qu'Edmund Kean, et Richard III mieux qu'on ne l'avait joué depuis Garrick. Son triomphe était le rôle de sir Pertinax Mac Sycophant dans The Man of the World.

porta le portrait de Cooke au Café de la Bourse (Exchange Coffee House), où se réunissaient les principaux négocians de la ville. Ils déclarèrent à l'unanimité que l'auteur d'un pareil chef-d'œuvre ne devait pas rester attelé, malgré lui, au joug de la routine mercantile. Le patron de Charles-Robert ne manqua pas l'occasion, et, avec la sagacité d'un vrai commerçant, ouvrit immédiatement une souscription pour subvenir, au moins pendant quelque temps, à l'éducation du jeune peintre qui venait de se révéler tout à coup. Les fonds furent faits en un clin d'œil, et Leslie partit pour Londres en compagnie du beau-frère de M. Bradford.

Il rentrait ainsi à dix-sept ans dans cette vaste métropole où il était né, où il devait mourir. Sa mémoire d'enfant avait conservé quelques vagues images des splendeurs de la capitale britannique, que les gravures d'Hogarth et les romans de miss Burney lui avaient rappelée bien des fois. Chez son patron d'ailleurs, les écrivains et les lettrés qu'il avait pu entendre ne parlaient guère que de Londres, de ses grands hommes et de ses merveilles. Le jeune Leslie savait par cœur les noms des acteurs et des peintres en renom. Son émotion était grande en songeant qu'il allait entendre Kemble, mistress Siddons, Liston, Matthews, Bannister, et porter à «M. West >> une lettre de recommandation. West était alors le peintre national par excellence, gloire classique dont le temps a maltraité les rayons. Allez parler de West à nos intrépides préraphaélites!

Ce grand artiste d'autrefois fit accueil au jeune protégé de la Pensylvanie, et celui-ci se mit aussitôt en devoir de bien employer les deux années que devait durer son séjour à Londres. Il forma d'abord des relations avec les jeunes Américains placés dans les mêmes conditions que lui. L'un d'eux, M. Morse, devint son compagnon de logement. Un autre, qui a été depuis le peintre le plus renommé des États-Unis, M. Allston, - était, à titre de senior, le directeur de leurs études à l'académie de peinture. Leslie avoue naïvement dans son autobiographie qu'il dut à ce dernier « le sentiment de la couleur, » qui jusqu'alors lui avait manqué; « cependant, ajoute-t-il, après qu'il m'eut fait comprendre les merveilles de l'école vénitienne et apprécier dans les toiles de Paul Véronèse le charme exquis qu'elles recèlent, j'admirai longtemps encore sur parole le mérite des peintres de Venise.... Je me souviens que lorsque Allston me montra les Ages de Titien comme un ouvrage de premier ordre, je crus de prime abord qu'il se moquait de moi. J'ai cependant cette justice à me rendre que je fus enchanté des Raphaël compris dans la même collection (1). »

(1) La collection Bridgewater.

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