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LA

SEINE MARITIME

[J.

LE GOLFE INTÉRIEUR DE LA SEINE.

Quâque jacet littus dubium quod terra fretumque
Vindicat alternis vicibus..... (LUCANUS.)

Je reprends aux portes du Havre l'étude sur la Seine maritime dont Rouen doit marquer le terme (1). J'essaierai cette fois de conduire le lecteur autour de l'embouchure du fleuve proprement dite, c'est-à-dire autour du golfe allongé qui s'ouvre au-dessous de Quillebeuf. Nous rencontrerons chemin faisant les travaux d'endiguement dont on a dit tant de bien et tant de mal, et dont la circonspection éclairée du conseil des ponts-et-chaussées a fait suspendre depuis six mois la prolongation: il suffira de les considérer aujourd'hui dans les conquêtes de terrain qu'ils font pour l'agriculture. Comme travaux de navigation, il est avéré qu'ils ne sauraient apporter aucune amélioration à l'atterrage du Havre et qu'ils sont entrepris dans l'intérêt exclusif du port de Rouen: on ne pourra donc en apprécier avec justesse les effets généraux qu'au sein même de l'ancienne capitale de la Normandie.

(1) Voyez la livraison du 15 novembre 1859.

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La plaine de l'Eure, dont Le Havre occupe la partie occidentale, comprend 965 hectares, et elle suffirait à l'établissement d'une ville de 190,000 âmes, en supposant une population égale en densité à celle que renferme aujourd'hui l'enceinte fortifiée de Paris. Les conditions de service d'un port dont l'aire territoriale embrasse Rouen et Paris ne comportent guère une moindre population. Le tonnage du port du Havre, élevé en 1847 à 1,675,000 tonneaux, retombait en 1848 à 1,015: mais en 1855 il remontait au même degré qu'en 1847, et la moyenne des trois dernières années est de 1,989,000 tonneaux. Si la paix se maintient en Europe et que la progression des habitans suive celle des tonnages, Le Havre doublera d'étendue en trente ans. La prévoyance la plus vulgaire prescrit donc de tout préparer pour l'envahissement successif de la plaine entière; le sol se couvrira de magasins et de chantiers pour le service de la grande navigation. Des dépôts de houille, de pierre, de bois, de métaux bruts, des ateliers de charpente ou de forges se grouperont au large dans cette plaine, qui semble faite pour les recevoir. La veine cave de ce grand corps serait un canal maritime dont Vauban n'a tracé que l'ébauche; il ne devinait pas que, cent cinquante ans plus tard, des chemins de fer condenseraient l'espace autour des bassins qu'il creusait, et que la force d'expansion de la vapeur rejetterait au rang des conceptions étroites les calculs de Colbert sur l'avenir du Havre. Les besoins nouveaux exigent que le canal de Vauban reçoive les plus grands navires du commerce, vienne se dégorger sous les vieilles murailles d'Harfleur, et se ramifie dans la plaine comme font ces canaux hollandais sur lesquels le bordage des navires s'applique directement aux murailles des magasins et des ateliers. Tout, y compris le luxe des quais, devra dans ce quartier de rudes travaux se subordonner à l'économie des transbordemens. Ce projet d'extension du canal, qui ne suffit plus à l'assainissement de la plaine, a le mérite de n'être pas nouveau: Vauban, si attentif à déposer partout des germes dont l'ensemble de ses combinaisons assurait le développement, donnait une indication à l'avenir bien plus qu'il n'exécutait un travail définitif, et le duc d'Harcourt, gouverneur de la Normandie, le même dont le patronage passionné faisait prévaloir toutes les idées saines sur l'établissement de Cherbourg, recommandait en 1786 la navigation du canal de Vauban comme une condition essentielle de l'accomplissement des destinées du Havre. Le développement économique des surfaces territoriales et maritimes affectées aux besoins du commerce est,

l'entrée de la Seine, du plus haut intérêt pour la navigation générale un fait considérable, rappelé dans la première partie de cette, étude, l'a donné à pressentir. La balance des tonnages, c'est-à-dire des chargemens d'aller et de retour des navires, entre comme élément principal dans le bon marché du fret; il n'existe point de parité entre les ports d'où l'on revient chargé et ceux d'où l'on revient sur lest. Or le poids des expéditions du Havre n'excède pas de beaucoup le tiers de celui des arrivages; c'est comme si les deux tiers des navires entrés dans le port avec une cargaison s'en retournaient à vide, et pour les remplir il ne faudrait pas moins de 600,000 tonneaux. Le terrain de Paris offre en quantités indéfinies, pour combler ce déficit, une matière qui manque dans le Nouveau-Monde, et que réclament partout l'agriculture et l'art des constructions : c'est le plâtre. Les chemins de fer, sur lesquels le rapport des tonnages d'aller et de retour se rapproche beaucoup de celui de la navigation, apporteraient le plâtre à très bas prix; malheureusement l'élévation des frais de dépôt exclut du Havre dans les conditions actuelles toutes les matières grossières.

Pour desservir toute la plaine, le canal de Vauban devrait avoir 6 kilomètres de longueur, une même étendue pour ses ramifications, et une profondeur de 8 mètres. Il offrirait de la sorte une surface d'eau de plus de 50 hectares, et, comme dans les grandes marées la différence de niveau entre la haute et la basse mer est au Havre de 6,65, le canal pourrait, par un jeu d'écluse facile à organiser, jeter par marée, en arrière de la pointe du Hoc, un volume de 3 millions de mètres cubes d'eau. L'action bien ménagée d'une pareille puissance rendrait promptement au havre d'Harfleur une profondeur suffisante pour l'admission des navires de 500 tonneaux. Les houilles d'Angleterre, les bois de la Suède et de la Norvége, une partie du cabotage de l'Atlantique, celui de la Seine maritime en particulier, entreraient et sortiraient dès lors par Harfleur, et, ainsi dégagé, le chenal de l'ouest suffirait longtemps, avec l'élargissement qu'il est à la veille de recevoir, au principal mouvement de l'atterrage.

Les lieux qui nous occupent sont un grand exemple des vicissitudes que traversent parfois les établissemens maritimes. Le spectateur monté sur les hauteurs de Graville embrasse d'un même coup d'œil Le Havre et Harfleur: d'un côté l'espérance, de l'autre le souvenir. La fondation d'Harfleur se perd dans la nuit des temps. L'issue d'une jolie vallée sur l'embouchure d'un grand fleuve a dû être un des premiers lieux habités du pays. Le nom d'Harfleur ne rappelle aucune origine romaine; on en a pourtant vu un vestige dans celui d'une ancienne porte de la ville, Caltinaut, et de fait cette

porte s'ouvrait sur la direction des tronçons encore visibles de la chaussée qui conduisait à la capitale des Calètes, ad Caletanos, la Lillebonne de nos jours.

Peu de villes ont pris au moyen âge une part plus considérable qu'Harfleur dans l'histoire de notre pays. Sous le règne de Charles V, le plus ancien organisateur de notre marine, Harfleur était notre principal port de guerre et de commerce, l'arsenal de nos armemens et le but des plus meurtrières attaques de l'Angleterre. L'atterrage ne ressemblait point alors à la sinistre grève envasée qui s'allonge audessous de la ville. La flotte espagnole envoyée, sous le commandement de don Martin Ruiz de Avendano, pour secourir le royaume de France et le duché de Bretagne, y stationnait au nombre de quarante vaisseaux en 1405, et elle y fut ralliée par don Pedro Niño avec trois galères. « La ville d'Harfleur (Araflor), dit celui-ci (1), est belle et possède un bon port de haute mer. Les navires y entrent par l'embouchure d'une rivière qui la traverse, et la mer en enveloppe la moitié; l'autre côté est couvert par une bonne muraille flanquée de fortes tours et par un fossé à escarpes maçonnées et rempli d'eau. Les portes sont doubles, précédées de ponts-levis, et chacune est placée entre deux tours. Cette ville est toujours bien approvisionnée; elle fait un riche commerce et fabrique de très beaux draps. Tout auprès se jette à la mer un grand fleuve appelé la Seine: Paris se trouve à cinquante lieues plus haut sur les rives de ce fleuve, et les barques vont et viennent entre les deux villes. >>

Dix ans plus tard, en 1415, le roi d'Angleterre Henri V débarqua sur ce rivage avec 40,000 hommes, et s'empara d'Harfleur après une résistance héroïque qui dura six semaines. A son entrée, seize cents familles furent expulsées de la ville le bâton blanc à la main; elles furent remplacées par des familles anglaises, et pendant cette période d'occupation il fallut, pour posséder des immeubles dans Harfleur, être né de l'autre côté du détroit. En 1435, la Normandie tout entière s'émut; nobles, bourgeois, paysans, se levèrent comme un seul homme. «Si vinrent faire savoir (dit Alain Chartier dans sa Chronique) aucuns notables du pays de Caux au maréchal de Rieux qu'il assemblat gens d'armes de son côté, et que eux et grant parti du commun se trouveroient à un jour qui seroit dit, et de ce commun étoit chef un nommé Quarnel. Et lors se mit aux champs ledit maréchal, et Poton de Xaintrailles et autres capitaines prirent Fécamp et Harefleur d'assault. » Les paysans cauchois qui hâtèrent la lenteur des maréchaux de France avaient pour frères d'armes des bannis d'Harfleur, en tête desquels était Jean de

(1) Cronica de don Pedro Niño, conde de Buelna, réimprimée à Madrid en 1782, in-4°.

Grouchy, l'un des aïeux du maréchal qui fut notre contemporain. Jean de Grouchy eut à l'âge de quatre-vingt-un ans l'insigne bonheur de mourir entouré des siens sur la brèche par laquelle ils rentrèrent dans leur ville délivrée. Cent quatre des assaillans y périrent, et c'est en leur mémoire que la grand' messe se sonne à Harfleur par cent quatre coups de cloche (1). Reprise en 1440 par les Anglais la ville leur fut enlevée pour toujours en 1450 par le comte de Dunois. Harfleur avait dans la puissance d'envasement de la Seine un ennemi plus redoutable que les Anglais, et chacun des progrès de l'envasement était le signal du retrait de quelque faveur de la couronne. En 1710, la ville fut soumise à la taille, et cent familles la quittèrent; elle ne s'est pas relevée de ce coup. « Le port, disait en 1763 un inspecteur général des fortifications, n'est plus qu'une prairie traversée par la Lézarde, et l'on y distingue encore tous les fondemens de l'enceinte. Cette ville, qui fut autrefois l'arsenal de la marine et la clé du royaume, ne présente plus à l'œil qui la cherche qu'un port comblé où paissent les troupeaux, des maisons chancelantes, des murs foudroyés et des ruines immenses. » Les maisons qu'on a conservées sont consolidées, et les ruines mêmes, sauf celles des anciennes portes de mer, ont péri... Etiam periêre ruina. C'est tout ce qu'on peut ajouter pour compléter le tableau de l'état actuel.

La traînée de galets derrière laquelle s'est déposée l'alluvion de l'Eure se recourbe en bec d'ancre devant Harfleur. La pointe du Hoc est aujourd'hui fixée par l'interception devant Le Havre du courant de galets qui la nourrissait : elle couvre des vents d'aval une anse de 2,500 mètres d'ouverture, de 1,500 de profondeur, réduite par les envasemens à ne recevoir dans les meilleurs momens que quelques navires de 120 tonneaux qui vont décharger de la houille le long des quais solitaires de la Lézarde.

D'Harfleur à la pointe de Tancarville, les escarpes du plateau cauchois n'offrent guère qu'une craie recouverte d'un gazon fin; les ouvertures de quelques fraîches et courtes vallées en rompent la monotonie. A l'approche de Tancarville, le paysage change; de beaux bois couronnent le cap, dont le revers oriental présente audessus de sa longue terrasse le célèbre château avec ses ruines de trois âges, son encadrement d'arbres séculaires, sa ceinture de précipices. J'ose conseiller aux chercheurs de sites grandioses et

(1) Pour perpétuer le souvenir de cet événement, la famille de Grouchy avait fait en faveur de l'église d'Harfleur une fondation qui a été abolie en 1793. Le maréchal de Grouchy a renouvelé avant de mourir la donation à l'église et au bureau de charité; elle consiste en une rente perpétuelle de 240 francs. On célèbre chaque année le 4 novembre un service anniversaire pour les libérateurs d'Harfleur, et l'on distribue aux pauvres cent quatre pains et cent quatre bouteilles de vin.

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