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comparaison qu'établit M. de Montlosier entre les uns et les autres.

« Je suppose, dit-il, que, fatiguée de la situation actuelle de Saint-Domingue, il vienne à la pensée de quelque grande puissance de le rendre à son souverain légitime, et qu'elle en fasse la conquête. Qu'on se représente un prince français, accompagné seulement de quelques serviteurs, allant siéger par capitulation dans un sénat mi-parti de blancs et de noirs. Si les blancs ont la prépondérance, on voit tout de suite quelle figure font les ducs de Marmelade et de Limonade. Si, au contraire, ce sont les noirs qui l'emportent, je tremble pour notre prince et pour ce qui l'accompagne.

» A la première restauration cette fable s'est réalisée. Par la conduite qu'ont tenue alors les puissances (les ennemis), les noirs se sont trouvés avoir une telle prépondérance, que la victoire a eu lieu sans combat. Depuis la seconde restauration, je conviens qu'une victoire ne serait plus si facile; mais on a laissé encore tous les élémens d'une crise. >>

Nous n'avons pas seulement des ducs, des comtes et des barons illégitimes; l'illégitimité se trouve aussi chez les hommes en place et même chez des bourgeois. L'assemblée consti

tuante, qui avait détruit la noblesse, n'avait en effet établi que des illégitimités. M. de Montlosier reproche aux puissances coalisées la conduite qu'elles ont tenue; il leur reproche d'avoir regardé comme une chose habile de faire rétrograder l'année 1814 vers l'année 1790 et 1792; puis il leur parle en ces termes : « Eh quoi! vous ne voyez pas qu'une seule chose a fait périr Louis XVI : c'est de se trouver comme tête ancienne sur un corps nouveau, et d'avoir à commander comme légitime à beaucoup d'illegitimités ! Ces illégitimités, si terribles dans leur jeunesse, vous les croyez adoucies aujourd'hui parce qu'elles ont vieilli! »

La nation devant à tout prix être divisée en classes, on voit qu'il est aisé de savoir comment la division sera faite : ce seront les ducs et les marquis, les comtes et les vicomtes, les barons et les chevaliers, enfin tous les gentilhommes ou tous les seigneurs légitimes qui composeront la première; et, pour que le mécontentement ne soit pas trop grand, on pourra leur adjoindre quelques dues ou quelques barons de Limonade ou de Marmelade. Si ces noirs illégitimes font une triste figure, si les anciens les éclipsent par la blancheur de leur peau légitime, ce sera tant pis pour eux..

Mais quels seront les priviléges, les prérogatives dont jouiront les gentilshommes légitimes? Leur rendra-t-on les biens confisqués? Seront-ils remis en possession des droits féodaux? Les dimes leur seront-elles payées en vertu du droit divin? Chacun d'eux aura-t-il ses tributaires particuliers, comme dans l'heureux temps de la féodalité, ou les tributs seront-ils perçus par des mesures générales sur la nation, et répartis ensuite entre eux, selon l'élévation de leurs grades?

Il faut reconnaître d'abord que le clergé n'est pour rien dans la question, et qu'ainsi la confirmation des ventes des biens ecclésiastiques ne peut pas souffrir de difficulté. Il en est de même, suivant M. de Montlosier, de l'abolition des dîmes, des cens, des droits seigneuriaux. << Lorsque pendant un siècle entier, dit-il, tout un peuple aura été enseigné à regarder ces droits comme des usurpations; lorsque toutes les lumières d'un pays, se concertant pour créer les ténèbres, les savans pour créer l'ignorance, les juges pour consacrer l'injustice, auront réussi à diffamer un ordre de l'état, en même temps que tous ses droits, toutes ses possessions, comment un peuple résistera-t-il à cette action continue, à ce concert unanime?

Comment ne se croira-t-il pas dans la ligne de l'équité, en reprenant un jour, par la force, des avantages qu'on lui a enseigné avoir été envahis par la force?»

Les acquisitions de biens confisqués souffrent plus de difficultés. « Les condamnations ayant été nulles, les effets de ces condamnations ne sont-ils pas nuls de droit? » M. de Montlosier, après avoir ainsi posé la question, distingue les acquisitions des acquéreurs. «Je ne balance pas, dit-il, à considérer les acquisitionscomme illégitimes. Les acquéreurs me paraissent mériter une grande faveur. » L'auteur s'engage ici dans des questions de droit, dont nous ne croyons pas devoir nous occuper. Il avoue que ceux qui veulent recouvrer absolument tout ce qu'ils ont perdu visent à perdre ce qui leur reste: mais il croit que les mesures qu'on a prises pour consolider les ventes des biens confisqués sur les émigrés, ont été peu sages et peu convenables. Adoptant la maxime suivant laquelle ce qui est à nous ne peut pas être transporté à autrui sans nous, il pense que les émigrés doivent être appelés à sanctionner eux-mêmes les ventes de leurs biens.

Il serait cependant possible, suivant lui, de

dépouiller les acquéreurs sans blesser la charte. L'article 10 porte que l'état peut exiger le sacrifice d'une propriété pour cause d'intérêt public, légalement constaté, mais avec une indemnité préalable. Partant de cet article, M. de Montlosier s'exprime en ces termes : « Si, après avoir pris le conseil constitutionnel de ses féaux et fait constater par eux l'intérêt public, Louis XVIII jugeait à propos d'exiger de la part des acquéreurs le sacrifice de leurs propriétés acquises, il le pourrait avec une indemnité préalable. D'après cet article, il n'y a nul doute. »

On voit qu'il n'est rien que des hommes d'esprit ne puissent démontrer. La liberté de la presse et la sûreté individuelle nous ont été confisquées en vertu de la charte qui les déclarait inviolables; il ne manquerait plus que de suivre la même marche à l'égard des ventes de biens nationaux. Il est cependant une difficulté que M. de Montlosier n'a pas prévue : c'est de savoir sur qui on prendrait les fonds nécessaires pour indemniser les acquéreurs. Les prendre sur ceux-ci serait absurde, car on ne se paie pas une indemnité à soi-même. Les prendre sur d'autres serait inique, puisque ce serait confisquer les biens de ceux qui n'ont rien acquis,

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