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DES EFFETS DES POURSUITES

CONTRE LES ÉCRIVAINS.

Ce fut une grande erreur de la part de quelques hommes de croire que, pour empêcher d'écrire, il suffirait de frapper les écrivains. Si le raisonnement et l'expérience du passé ne les avaient pas instruits, les faits qui ont eu lieu depuis près de quatre ans doivent les avoir éclairés.

En 1814, le Censeur parut seul dans la lice. Le ministère se borna à laisser dire des injures aux auteurs par ses journaux, et aucun autre ouvrage du même genre ne fut entrepris. Vers la fin de 1816 le Censeur Européen a paru. Dès le troisième volume, le ministère s'est armé de la loi du 9 novembre, et des codes ci-devant impériaux. L'ouvrage a été saisi ; les auteurs ont été livrés d'abord à M. le chevalier de Saint-Louis Reverdin, et ensuite à M. Vatimesnil, et aux juges de la police correctionnelle. Mais qu'a produit cette sevérité? elle a indisposé une grande partie du public; et, dans les chambres législatives, elle a attiré à

MM. les juges et à nos seigneurs les ministres des complimens qui étaient peu flatteurs. Ce n'est pas tout l'ouvrage dont on frappait les auteurs a continué de paraître. D'autres écrivains se sont convaincus qu'on n'était pas esclave pour être emprisonné, et qu'on pouvait être persécuté ou opprimé sans être avili. Aussitôt la Bibliothéque historique a paru ; et, pour un ouvrage dont on voulait se débarrasser, on s'est trouvé en avoir deux.

Cependant les poursuites judiciaires ont continué; des écrivains jusqu'alors inconnus ont été mis en jugement, et condamnés à des peines graves, pour des choses qui étaient sans doute criminelles, puisque les juges l'ont ainsi déclaré, mais dont la criminalité n'a pas été évidente pour tous les yeux. Ces condamnations ont augmenté le nombre des mécontens. Les auteurs d'un ouvrage soumis à la censure des agens du ministère ont voulu s'exprimer avec trop de franchise. Les liens dans lesquels ils étaient retenus ont été resserrés ; les gens de la police ont étouffé l'ouvrage. Mais des cendres du Mercure nous avons vu naître la Minerve, et tous les ministres n'ont pas gagné à la métamorphose.

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On a continué de poursuivre et de condam-
Cens. Europ.-TOM. IX.

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ner. Ces poursuites et ces condamnations, au lieu d'arrêter ceux qui étaient entrés dans la carrière, ont encouragé ceux qui n'y avaient pas encore paru : nous avons vu arriver successivement les Lettres Normandes, le Surveil lant, l'Homme gris, le Père Michel, et beaucoup d'autres. Ainsi, lorsque le ministère a fait commencer des poursuites contre quelques écrivains, il n'existait à peu près qu'un seul ouvrage qui parût par intervalles et à des époques indéterminées. Les condamnations se sont multipliées à l'excès, et les écrits se sont multipliés dans la même proportion, Enfin, l'on a vu, chose inouïe jusqu'à ce jour, l'on a vu le ministère public reconnaître l'impuissance des tribunaux, en avouant, en pleine audience, que les écrivains venaient solliciter des coudamnations comme des titres d'honneur.

Les poursuites contre les écrivains ont rendu les ministres fort peu populaires, et seront cause peut-être qu'aux prochaines élections, les candidats ministériels auront peu de crédit; elles ont préparé d'orageuses discussions pour la prochaine session; elles ont donné des armes aux partisans une réforme judiciaire et de l'établissement du jury; elles ont achevé de discréditer les sophismes que les députés minis

tériels employaient l'année dernière pour s'opposer aux changemens qu'on demandait ; elles ont acquis peu de gloire à MM. les avocats du roi, et donné peu de considération à MM. les juges: elles ont donc produit pour le ministère beaucoup plus de mal que de bien, puisqu'elles ont diminué sa force, et qu'elles ont accru le nombre de ses ennemis.

Si ces poursuites n'avaient produit du mal que pour les écrivains qui en ont été les victimes, ou pour les ministres qui les ont sollicitées, il serait facile de s'en consoler. Mais elles peuvent avoir une influence fàcheuse sur notre avenir. Il est peu d'écrivains indépendans qui n'aient quelque injure ou quelque violence à venger. Presque tous ont été poursuivis ou condamnés; et, s'il en est qui soient restés inaperçus aux yeux de la police correctionnelle, nous osons croire au moins qu'il n'en est aucun qui n'ait vu poursuivre quelqu'un de ses amis. Or, si la liberté d'écrire est consacrée, le ministère doit craindre de voir scruter sa conduite passée et présente, par tous ceux qui auront des injures ou des affronts à venger. Il doit craindre de voir relever avec amertume les erreurs qu'il peut avoir commises, ou celles qu'il peut commettre encore. La ter

reur peut comprimer la vérité pendant quelque temps, mais elle ne saurait l'étouffer pour toujours quand elle a été refoulée dans les cœurs avec force, elle n'en sort jamais qu'avec violence.

Ainsi, les ministres sont beaucoup plus intéressés cette année à maintenir des institutions vicieuses ou oppressives, qu'ils ne l'étaient l'année dernière ; les rigueurs qu'ils ont exercées, ou qu'ils ont laissé exercer, sont pour eux un motif puissant de vouloir conserver la faculté d'en exercer encore. D'un autre côté, les partisans des réformes sont plus intéressés qu'ils ne l'étaient l'année dernière, à demander la cessation et l'abrogation des lois oppressives. L'attaque et la résistance seront donc plus vives qu'elles ne l'ont été jusqu'ici; et, si le ministère a la majorité, comme cela peut arriver, il est à craindre que nous n'obtenions aucune loi pour mettre obstacle à l'arbitraire, ou que, si nous en obtenons quelqu'une, elle ne nous soit pas plus avantageuse que celles que nous avons obtenues jusqu'ici. Les lois oppressives sont fécondes et vivaces: elles en enfantent presque toujours qui sont pires que leurs mères, et il est rare qu'elles tombent sans entraîner la chute des ministres qui les ont établies.

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