Page images
PDF
EPUB

Le public, instruit que ce rapport devait avoir lieu le 24 thermidor, était accouru et se pressait dans les tribunes; il s'attendait à des débats curieux; mais son attente fut trompée, la chambre se forma en comité secret. Rewbell, instruit comme le public, prenait en même temps la parole aux anciens, et cherchait à intéresser le conseil à son sort. Il disait que c'étaient les royalistes qui l'accusaient, que les libelles diffamatoires dont il était comme accablé étaient leur ouvrage et celui du cabinet de Saint-James; il jurait qu'il n'avait point exilé Bonaparte, que l'expédition d'Égypte avait été proposée et demandée par ce général; enfin il en appelait à la justice, au sang-froid et à la raison de ses collègues.

Cependant on était effrayé, dans les salons de la capitale, de la marche que prenaient les cinq-cents, et l'on feignait de l'être plus que l'on ne l'était réellement. On craignait, disait-on, le retour de la terreur, le régime de 93, les échafauds, etc. C'était la passion et la haine, plus que la sagesse et le patriotisme, qui conduisaient les députés. Quelques journaux se firent les échos de ces bruits, et répandirent ces mensongères alarmes dans le public. En peu de jours, ce bruit acquit assez de force; on en trouvera la preuve dans la séance suivante.

CONSEIL DES CINQ-CENTS.

Séance du 26 messidor, an 7.

La séance de ce jour est consacrée à la célébration de la fête anniversaire du 14 juillet. La musique du Conservatoire exécute l'entrée de Panurge; le président prononce un discours dans lequel il trace le tableau de la chute de la Bastille, et des suites qui en ont été le résultat; il rend grace au génie de la liberté, qui nous a délivrés des maux sous lesquels la France a gémi pendant la tyrannie et les réactions, et qui nous a préservés des nouveaux malheurs qui nous menaçaient; puis il termine ainsi :

« Généreux et magnanimes dans la prospérité, nous serons grands dans les revers. Nous reprendrons une attitude redoutable, nous repousserons la dernière coalition des rois. La nation qui proclama la République, lorsqu'elle avait l'ennemi à qua

rante lieues de Paris, ne peut devenir la proie des barbares du nord, ni des assassins de l'Autriche. A d'indignes magistrats, descendus de leur chaise curule, ont succédé des hommes dignes de toute notre confiance. L'indépendance des pouvoirs assurera leur harmonie. La liberté de la presse, rétablie de fait, dévoilera au grand jour les dilapidations et les dilapidateurs, les trahisons et les traîtres. Les prétentions du prétendant seront encore une fois inutiles; un emprunt sur les riches réparera nos désastres, l'ordre et l'économie en empêcheront le retour, la responsabilité ne sera plus un vain mot; les patriotes seront replacés à la tête des armées et des administrations. Déjà, de toutes parts, les républicains français s'ébranlent, s'organisent en bataillons. Bataves, Helvétiens, Cisalpins, Romains et Liguriens, vous reverrez les Français, non ces hommes qui vous ont indignement pillés et traités, au nom de la nation française, mais les véritables Français; vous les reverrez pour assurer votre liberté, votre indépendance, et pour resserrer avec vous les liens d'une amitié et d'une alliance éternelle.

» Honneur au 14 juillet! vive à jamais la République! >>

Ces dernières paroles sont répétées avec enthousiasme par tous les représentans.

La musique exécute différens airs patriotiques.

[ocr errors]

Talot. Dans la fête mémorable qui nous rassemble aujourd'hui, je demande à repousser avec indignation un bruit injurieux que la malveillance affecte de répandre. On dit que les deux conseils doivent se réunir en Convention nationale. Je viens détruire ce bruit. Nous avons juré la Constitution de l'an 1; fidèles à nos sermens, nous saurons la maintenir. ›

A ces mots, un enthousiasme général s'empare de l'assemblée. Tous les membres se lèvent et s'écrient à la fois : Vive la Constitution de l'an 11!

L'orateur reprend : « Le généreux élan qui vient de se manifester rassurera les amis de la liberté; il leur apprendra qu'aucun triumvir, aucun dominateur ne planera désormais sur nos têtes, ni sur le peuple français; que la jeunesse vole aux fron

>>

tières; qu'elle s'anime au combat où l'attend la gloire; tandis qu'elle défendra la République au-dehors contre les rois coalisés, nons saurons la maintenir au-dedans. Français, rassurez-vous, nous n'aurons point de Convention. J'en jure par vos représentans; j'en jure par vous-mêmes et par nos sermens, la Constitution de l'an 11 sera respectée et observée religieusement. Oui! oui! s'écrie-t-on de nouveau de toutes parts. · Le conseil ordonne l'impression. La musique exécute l'air : Ça ira. Lucien Bonaparte. « J'émettrai ici les idées qui depuis longtemps oppressent mon cœur. Le 30 prairial, vous avez détruit la tyrannie qui pesait sur la France; vous avez juré de rendre au peuple sa liberté, son indépendance, le libre exercice de ses droits, et de respecter la Constitution. Pour tenir vos sermens, il faut vous diriger par vous-mêmes et vous garer de ces impulsions étrangères, par lesquelles on voudrait vous faire passer la ligne constitutionnelle... (Bravo! bravo! s'écrie-t-on de toutes parts.) Oui, il existe un petit nombre d'hommes qui voudraient nous faire dépasser cette ligne constitutionnelle; et les amis des rois le désirent aussi, parce qu'ils espèrent qu'en nous rejetant dans toutes les horreurs de l'anarchie ils nous feront périr dans les convulsions d'une révolution nouvelle. Non, citoyens représentans, non, peuple français, plus d'échafauds, plus de terreur, plus de régime exécrable de 95... A ces mots, tous les représentans se lèvent et s'écrient: Non, non, jamais!

« Le 30 prairial, vous avez renversé le plus vil comme le plus odieux triumvirat. Mais rappelez-vous que les plus belles journées ont eu des suites auxquelles ne s'attendaient pas ceux qui les ont faites. Les journées des 9 thermidor et 18 fructidor furent l'ouvrage des sentimens généreux d'indignation et de liberté qui animèrent leurs auteurs. Mais des hommes lâches dans le danger, exaltés après la victoire, s'emparèrent de ces journées, ils s'en approprièrent les fruits; la première nous a amené la réaction, et la seconde le 22 floréal. Les suites du 30 prairial eussent été aussi désastreuses, sans l'attitude que vous avez prise. Mais les dangers ne sont pas encore passés; hâtez-vous de poser tout

de suite une digue au torrent devastateur qui menace de couvrir encore la France d'ossemens et de débris. Vous avez juré la Constitution; mais la colonne sur laquelle elle est posée dans cette enceinte (1) ne sera point un billot sur lequel on immole une victime.

» Au gré de certaines gens, le corps législatif marche trop lentement. Je partage leur impatience, et je désirerais que les traîtres, les dilapidateurs fussent promptement, sévèrement punis. Mais si nous allons si vite, nous allons entraver la marche du directoire. Il faut lui laisser toute sa force constitutionnelle; il en a besoin pour faire le bien et pour vous aider à le faire vous-mêmes. Sans doute il ne faut pas qu'il pèse sur nous; mais il ne faut pas non plus que nous pesions sur lui; et de ce qu'il ne chasse pas ses agens, sur les dénonciations de tel journal, il n'en faut pas conclure qu'il conspire lui-même, qu'il favorise les traîtres et les conspirateurs. Il écoute les justifications des hommes inculpés ; il les examine, il les pèse dans sa sagesse, il en a le droit ; car ni lui non plus ne doit être esclave.

»Je demande qu'en cet instant nous renouvelions le serment, qu'il ne sera porté aucune atteinte à la Constitution de l'an III. » A ces mots, tous les représentans se lèvent et prononcent le serment.

Ces bruits, contre lesquels était dirigé la motion de Lucien, avaient pris corps aux yeux du public par la fondation de la Société des amis de l'égalité et de la liberté, plus connue sous le nom de société du Manége. Il fallait qu'il y eût alors une bien vive susceptibilité dans le public, ou une activité bien grande de la part des anti-républicains, puisque la première séance de ce club avait eu lieu seulement le 18 messidor, c'est-à-dire quelques jours à peine avant la séance dont nous venons de rendre compte. Les premières réunions de cette société eurent lieu dans la salle qu'avait occupée au manége, auprès du jardin des Tuileries, l'assem

(1) Le livre de la Constitution était posé sur une colonne de marbre, au milieu de la salle,

blée législative et la Convention, avant d'aller s'installer dans le palais des Tuileries; de là lui vint le nom de société du Manége. Elle était formée d'un noyau composé d'une centaine de députés appartenant en grande partie aux cinq-cents, et d'un grand nombre de patriotes les plus actifs de Paris, parmi lesquels on remarquait beaucoup de gens qui avaient appartenu à l'ancien club du Panthéon. Nul doute que la présence de ceux-ci ne prêtàt grandement aux rumeurs que l'on s'empressa de répandre, et ne contribuât à donner à ces bruits l'apparence de la vérité. Ils avaient appelé leurs présidens des noms de régulateur et de vice-régulateur, noms étranges et qui semblaient annoncer des prétentions. On disait en effet que malgré la loi qui défendait aux sociétés politiques de correspondre et de s'affilier, ceux-ci avaient établi une affiliation et une correspondance secrète avec tous les clubs de la République. Cependant, la société du Manége, après s'être organisée dans sa première séance, inaugura, à la seconde, le local qu'elle avait choisi, en plantant un arbre de la liberté. A la troisième, un attroupement de la jeunesse incroyable se forma aux avenues de la salle et dans les Tuileries; les sociétaires furent insultés, on se battit, et la garde nationale intervint pour dissiper l'attroupement. A la quatrième séance, même tumulte; mais la jeunesse dorée fut repoussée avec une violence qui l'écarta pour toujours. Ce ne fut pas seulement la force armée qui intervint; mais le peuple lui-même qui poursuivit et maltraita les érneutiers à titre de royalistes. Quelques jeunes gens furent arrêtés. Qui n'aurait cru, d'après cet appui public donné gratuitement à ce club, qu'il était protégé par le gouvernement. Cette opinion fut sans doute celle des membres de la société; aussi, soit imprudence, soit besoin d'épancher des sentimens depuis long-temps comprimés, ils en appelaient chaque jour aux mesures les plus énergiques; ils firent plus, ils firent l'éloge de Romme, Soubrany, Goujon, Bourbotte, et même de Babeuf et des insurgés du camp de Grenelle; ils rédigèrent des adresses au directoire, aux ministres; ils s'appelaient frères et amis; ils disaient, dans une adresse au ministre de l'intérieur et en parlant d'eux

« PreviousContinue »