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CHAPITRE PREMIER

LA PRESSE FRANÇAISE AVANT LA RÉVOLUTION

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Nécessité d'un historique de la Presse. Privilèges de l'Université aux xive et XVe siècles. - La vie intellectuelle entretenue par les trouvères et les troubadours. Imprimeurs et libraires sous la protection du roi Louis XII. — La Basoche. Influence de la Renaissance et de la Réforme. Puissance de la propagande par l'Imprimerie. Mesures répressives: censures du Roi, de l'Université et du Parlement. La Saint-Barthélemy signal d'un débordement de pamphlets. Libelles licencieux contre les mignons d'Henri III. - Mœurs dissolues du temps, d'après la Chronique de l'Estoile. La Sainte-Ligue et le protestantisme. Henri IV, l'apologie du régicide et les Jésuites. Les imprimeurs et libraires punis de la peine de mort plus en principe qu'en fait. - Accord des Trois Ordres pour le maintien de la Censure. La Fronde et les Mazarinades. Louis XIV et l'invasion des libelles de l'Etranger. Prohibitions et ordonnances restrictives de 1700 à 1789. Le cas de l'abbé Raynal. - Accroissement du nombre des censeurs. Autodafé, condamnation et suppression des ouvrages incriminés. Fameux arrêté du Parlement de Paris le 5 décembre 1788. Theophraste Renaudot, père du Journalisme français et son ennemi, le docteur Gui Patin. Le roi Louis XIII fournit de la Copie à la Gazette de Renaudot. - Les fils de Renaudot fondent le Courrier français. La Muse historique de Loret, régal de la Cour et de la Ville. Le Mercure Galant, prototype du journal littéraire et théâtral. · Journal de Paris, premier journal quotidien (1777). Les feuilles clandestines, Le Mariage de Figaro, premier coup de canon de la Révolution française. Les Fragments sur la liberté de la Presse, de Condorcet. Progrès des idées philosophiques dans toutes les classes de la Société, par la diffusion des libelles. - Aurore d'un régime

nouveau.

On ne peut arriver à bien comprendre la situation actuelle de la presse et sa législation, ni en pénétrer le véritable esprit, si l'on n'a pas d'abord étudié avec soin ses transformations successives, sous les divers régimes politiques qui se sont succédé en France depuis 1789. Comment exposer en effet, apprécier et critiquer une institution, et la presse est une institution véritable, sans avoir consulté ses origines et s'être inspiré à son sujet des enseignements de l'histoire ?

La Révolution française a été le vrai berceau de la liberté de la

presse; aussi ne jetterons-nous qu'un coup d'œil rapide, à titre purement préliminaire, sur la période antérieure à 1789.

Sous l'ancien régime, la liberté d'écrire et de répandre la pensée a généralement été entravée par des mesures de police tout à fait arbitraires et par des pénalités excessives, quelquefois, mais trop rarement, adoucies dans la pratique.

Au XIV et au xve siècle, l'Université était investie du droit d'examiner, de corriger et d'approuver les ouvrages mis en circulation; elle exerçait sur le commerce de la librairie un contrôle auquel les libraires devaient se soumettre d'avance par serment. C'était le règne de la censure dans toute sa simplicité et dans tout l'éclat de sa première jeunesse.

Les livres étaient alors rares et fort chers. Les maîtres et écoliers, trop pauvres pour acheter les manuscrits qui leur étaient utiles, avaient le droit de les louer afin de les copier, moyennant un salaire fixé par l'Université. Pour prévenir les fraudes de toute nature, éviter les interpolations et corriger les fautes des copistes, les manuscrits. étaient soumis aux docteurs de la faculté compétente, suivant les matières qui s'y trouvaient traitées. Ceux-ci les revisaient et les revètaient de leur approbation avant de les livrer au public 1.

L'Université ne se bornait pas à imposer aux libraires une censure préalable; elle leur enlevait même la faculté de fixer à leur gré le prix des livres mis en vente. Des règlements minutieux imposaient. des tarifs précis comme une série d'articles d'une sorte de loi,de maximum. « Les imprimeurs et les libraires de Paris ne pouvaient, avant 1789, établir leur domicile en dehors d'une circonscription. déterminée; c'est encore le quartier où un grand nombre d'entre eux s'est maintenu. La Révolution leur donna la liberté de choisir dans toute l'étendue de la ville le lieu qui leur semblait le mieux répondre à leurs intentions et à leurs intérêts 2. »

En revanche, les libraires, considérés comme des suppôts de l'Université, participaient à tous les privilèges de cette grande corporation. «Ils étaient exempts de tous péages, aides et impositions; ils étaient. dispensés du guet. Enfin, quand venaient les grandes fêtes de l'Université présidées par le recteur lui-même, ils étaient convoqués dans

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1 Dubreuil, Antiquités de Paris, p. 118. Peignot, Essai historique sur la liberté d'écrire et sur la liberté de la presse, Paris, 1832.

L'imprimerie et la librairie à Paris de 1789 à 1813, par Paul Delalain (Libr. Delalain frères).

l'église des Mathurins, et là, appelés à haute voix pour prendre rang dans la procession générale avec tous les autres ordres du corps universitaire. Ils y marchaient en compagnie des écrivains, des relieurs, des parcheminiers, sous la bannière de Saint-Jean-PorteLatine 1».

A cette époque, la vie intellectuelle, les connaissances philosophiques et scientifiques étaient renfermées dans des limites assez étroites. Aussi, le mouvement de la librairie n'était-il guère entretenu que par des livres de théologie, de morale et par des manuscrits plus ou moins rudimentaires consacrés à l'instruction des nouvelles générations.

C'est dans les chants mordants des trouvères et des troubadours, ou bien dans certains mystères et dans les représentations de la Basoche, sur les tréteaux d'un théatre primitif, qu'il faut aller rechercher la trace de l'esprit malin et railleur de notre race, au milieu de la société féodale et religieuse. « Savez-vous, dit M. Gidel, ce qui faisait une bonne part du succès des trouvères, des ménestrels, des jongleurs et des troubadours? C'est que, dans leur vie errante, ils colportaient les nouvelles de château en château, de ville en ville. Enfermés dans leurs donjons solitaires, en proie à de longs ennuis d'un hiver passé dans l'inaction et le silence, les barons voyaient, au printemps, revenir avec bonheur le poète, qui n'apportait pas seulement des vers et des chants nouveaux, mais qui répandait aussi les aventures d'une société où n'étaient pas encore formés tous les liens de la vie civile. Les chansons elles-mêmes n'étaient souvent que des nouvelles rimées, récits attendrissants ou caustiques d'événements propres à réjouir la malignité des auditeurs. Parfois aussi les chanteurs s'élevaient plus haut. Ils attaquaient par des invectives hardies les princes, leur lâcheté, leur violence, leur avarice. Les plus puissants n'étaient pas épargnés; la cour même de Rome passait comme les autres à ce creuset, et, dans ces temps reculés, si fort éloignés de l'invention des journaux, l'opinion publique ne laissait pas d'ètre instruite des méfaits des rois et des empereurs, des princes de l'Église et des papes. Le chant portait vite et loin sur ses ailes les âpres

Histoire du Livre en France, par Edmond Werdet, t. I, p. 160. Paris, Dentu,

1861.

* Les Français du XVIIe siècle, p. 309. Paris, Garnier.

satires, les injures de Philippe le Bel contre le pape Boniface, qu'il appelle Maliface, sa fatuité et sa sottise au lieu de sa sainteté. Les peuples apprenaient sans peine et récitaient avec affection les vers d'Eustache Deschamps, où, sous l'allégorie d'animaux dépouillés, la brebis de sa laine, la chèvre de ses petits, la laie de ses soies, chacun pouvait reconnaître la condition de la gent menue, aux oreilles de qui retentissaient ces paroles qui sont de toutes les époques : Çà, de l'argent! çà, de l'argent! »

La censure avait donc assez rarement l'occasion de sévir contre des livres dangereux. Protéger la religion, maintenir l'unité et la pureté de la foi catholique, tel était à peu près son unique souci. Elle déployait toutes ses rigueurs contre les écrits suspects d'hérésie ou de magie; elle les condamnait et les livrait aux flammes, sans préjudice des peines prononcées contre les auteurs.

Les premiers livres imprimés furent naturellement soumis au contrôle et à la censure de l'Université, comme les manuscrits, qu'ils étaient appelés à remplacer. Ce contrôle était d'ailleurs facile à exercer, du moins dans les débuts, puisque c'est au cœur même de l'Université, dans les bâtiments du Collège de Sorbonne, que fut installée, en 1469, la première imprimerie parisienne, conduite par trois ouvriers typographes venus d'Allemagne : Ulrich Géring, Michel Friburger et Martin Krantz. D'un autre côté, les imprimeurs de Paris devinrent membres et officiers de l'Université, comme les libraires eux-mêmes; et l'Université ajouta à ses privilèges celui de recevoir, d'instituer et de surveiller les membres de la nouvelle corporation.

Les ouvrages imprimés en France à la fin du xve siècle et pendant les premières années du xvi, furent en grande partie des livres de religion. C'est ce qui explique les éloges et les bienfaits répandus par Louis XII sur les imprimeurs, en raison des services rendus par l'imprimerie à la foi catholique et à la propagation des bonnes et salutaires doctrines. Par une ordonnance datée de Blois le 9 avril 1513, il exempte d'un nouvel impôt les suppôts et officiers de l'Université, les libraires, relieurs, illumineurs et escrivains; et il ajoute qu'il accorde cette exemption, « pour la considération du grand bien qui est advenu en notre royaume au moyen de l'art et science de l'impression, l'invention de laquelle semble estre plus divine que humaine, laquelle, grâces à Dieu, a esté inventée et trouvée de nostre

temps, par le moyen et industrie desdits libraires, par laquelle notre sainte foy catholique a été grandement augmentée et corroborée, justice mieux entendue et administrée, et le divin service plus honorablement et plus curieusement fait, dit et célébré; au moyen de quoy tant de bonnes et salutaires doctrines ont été manifestées, communiquées et publiées à tout chascun, au moyen de quoy notre royaume précelle tous les autres; et autres innumérables biens qui en sont procédez et procédent encore chascun jour..... ».

C'est à Louis XII que remontent les premiers privilèges accordés aux libraires. Les auteurs ne voyaient alors dans ces privilèges que le moyen de se garantir des contrefaçons et le droit de poursuivre les contrefacteurs.

Ce n'est pas que Louis XII n'ait été effleuré quelquefois par les traits de la satire. Les clercs de la Basoche et les écoliers, dit Brantôme (Mémoires, t. I), parlaient du roi avec beaucoup de liberté dans leurs jeux de théâtre.

<<< Laissons-les s'amuser, répondait-il aux observations de ses courtisans; je leur permets de parler de moi et de ma cour, mais respect à la reine! Sinon, je les ferai pendre tous. >>

Mais cet age d'innocence et de pureté candide ne pouvait pas être et ne fut pas en effet de longue durée pour la presse. Dès le début du XVIe siècle, la Renaissance et la Réforme l'emportèrent dans le mouvement universel d'agitation et de rénovation qui secouait alors l'Europe entière.

Avec la Renaissance, l'esprit humain se dégage des mille liens qui l'ont enserré jusque-là, pour se retremper, libre et rajeuni, au milieu de l'antiquité. Avec la Réforme, c'est un grand souffle d'indépendance, d'affranchissement et de libre examen, qui inspire et vivifie un monde nouveau.

L'imprimerie et la presse donnent à ce grand mouvement un élan prodigieux; elles le propagent par leurs milliers de voix clandestines et voyageuses, qui chuchotent à l'oreille de tous l'esprit de révolte, le doute et les séductions des temps nouveaux.

C'est ce qu'a si bien compris et si bien exprimé M. Lenient dans son livre sur la Satire en France au xvi° siècle'. « Jadis, dit-il, le pauvre

Hachette, Paris, 1866, in-8°, p. 7.

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