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le prouvent les explications contenues dans le même chapitre, Montesquieu n'entendait pas examiner la conquête dans son principe pour y voir un droit primordial, son but était de constater les différentes règles suivies ou à suivre par le conquérant pour le traitement des peuples conquis; on le voit notamment par ce qu'il dit en ces termes : « Un Etat qui en a conquis un autre le traite d'une des quatre manières suivantes : il continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gouvernement politique et civil; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique et civil; ou il détruit la société et la disperse dans d'autres; ou enfin il extermine tous les citoyens. La première manière est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd'hui ; la quatrième est plus conforme au droit des gens des Romains sur quoi je laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. Il faut ici rendre hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d'aujourd'hui, à notre philosophie, à nos mœurs 13. »

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S'il fut admis autrefois que la conquête était un moyen d'acquisition de la souveraineté, c'était dans la supposition qu'il n'y avait pas de droit antérieur absolu, ou bien comme conséquence des entraînements de la guerre, tels qu'on les comprenait alors. Une première explication en a été donnée par Benjamin Constant, traitant généralement de l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne. « Les peuples guerriers de l'antiquité, disait-il, devaient pour la plupart à leur situation leur esprit belliqueux. Divisés en petites peuplades, ils se disputaient à main armée un territoire resserré. Ceux qui ne voulaient pas être conquérants ne pouvaient néanmoins déposer le glaive, sous peine d'être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur

13 Montesquieu, Esprit des lois (liv. x, ch. 1).

indépendance, leur existence entière, au prix de la guerre. Le monde de nos jours est, sous ce rapport, l'opposé du monde ancien. Tandis que chaque peuple, autrefois, formait une famille isolée, ennemie-née des autres familles, une masse d'hommes existe maintenant, sous différents noms et sous divers modes d'organisation sociale, mais homogène par sa nature. Elle est assez civilisée pour que la guerre lui soit à charge. Sa tendance uniforme est vers la paix. La tradition belliqueuse, héritage des temps reculés et surtout les erreurs des gouvernements, retardent les effets de cette tendance; mais elle fait chaque jour un progrès de plus. Les chefs des peuples lui rendent hommage, car ils évitent d'avouer ouvertement l'amour des conquêtes... Un gouvernement qui parlerait de sa gloire militaire comme but, méconnaîtrait ou mépriserait l'esprit des nations et celui de l'époque. Il se tromperait d'un millier d'années "*. >>

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Actuellement il s'agit, non plus d'une question d'intérêt ou d'utilité pour un peuple vis-à-vis d'un autre, mais bien d'une question de principe, de justice et de droit international, entre nations civilisées ayant leurs droits respectifs et leurs possessions acquises, respectivement garanties. Sur ce terrain, la guerre étant encore permise, on peut bien admettre que l'occupation militaire donne certains droits ou pouvoirs, mais en tant que nécessités par les opérations et seulement temporaires, ce qui s'est improprement appelé conquête en présence du droit reconnu de postliminie; et si l'occupation persistait, ce serait une domination usurpatrice, suivant les expressions du jurisconsulte allemand Heffter (Voy. notre ch. X, no 2). Donc, dans le droit actuel, une guerre de conquête serait réprouvée comme injuste, la conquête définitive par les armes serait une véritable usurpation : or, l'usurpa

14 Benjamin Constant, Cours de politique constitutionnelle, t. 11, p. 129 et

tion est l'opposé du droit, elle ne saurait désormais constituer un titre juridique; ce doit être une vérité pour tous publicistes modernes, quoiqu'ils ne s'en expliquent pas suffisamment et d'accord en tout.

5. Si le droit véritable a été méconnu pendant des siècles, cela ne fait pas qu'il ait cessé d'être, par l'effet d'une sorte de désuétude : car celui qui résulte de la loi naturelle, dont les fondements sont dans la morale et la justice, est immuable en soi et vit toujours, comme règle obligatoire pour les sociétés ainsi que pour leurs chefs ou autres membres. Depuis longtemps déjà, nous ne sommes plus à l'origine des nations, au temps où la plupart des territoires étaient déserts ou incultes, ou bien sans autres habitants que des peuplades errantes ou ennemies de toute civilisation. Actuellement surtout, chaque nation a son territoire acquis, réellement possédé avec culture presque en tout lieu, délimité et garanti par des traités, d'ailleurs habité par des individus dont la nationalité est pour eux un bien, qu'on ne pourrait leur enlever sans le consentement libre de tous. Donc aujourd'hui la conquête par les armes, loin d'être réputée un moyen légitime d'acquisition d'un territoire d'autrui, est réprouvée, comme violation des traités et du droit des citoyens, par tous les principes de justice. Ainsi que l'a dit le publiciste souvent cité de préférence, parce qu'il professe le droit public dans l'Allemagne même, « l'humanité se fait de nos jours une autre idée du droit qu'autrefois, et répudie le droit de conquête. La violence n'est pas une source naturelle du droit et, inversement, le droit a pour mission de s'opposer à la violence. La conquête, le fait de mettre un territoire sous la domination physique du vainqueur, n'a pas le pouvoir de créer un nouveau droit.» Ce principe, si vrai et même si utile pour la généralité

15 Bluntschli, Le droit international codifié, traduct. de M. Lardy, p. 169 et 170.

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des nations civilisées, a dicté les dispositions des constitutions françaises proclamant, en 1791 et en 1848, que la nation n'entreprendra aucune guerre de conquête. Il trouve sa consécration, comme règle de droit international, dans les traités de 1814 et 1815, ayant garanti le maintien des frontières de chacun des nombreux États entre lesquels ils étaient conclus; il la trouve plus généralement dans la déclaration collective des États représentés au congrès d'Aix-laChapelle de 1818, promettant solennellement de respecter entre eux et de faire respecter par tous autres les principes fondamentaux du droit des gens moderne, parmi lesquels est celui qui répudie la conquête comme usurpation.

Il est aussi vrai que, dans le siècle actuel et récemment encore, des conquêtes ont été réalisées au détriment de certains États, plus ou moins puissants, qui y ont été soumis par des forces supérieures. Mais ce sont des abus de la force ou des excès, qui constituent des infractions aux règles du droit international actuel et ne sauraient fonder une règle contraire, comme précédents. Malgré la loi naturelle et morale, malgré même des lois écrites qui ont voulu prévenir ou faire réprimer les graves atteintes à l'ordre public, il arrive souvent que de telles infractions sont commises, qu'elles échappent même à toute répression par l'impossibilité de saisir les coupables ou par une trop grande indulgence des juges cela n'empêche pas que la loi subsiste, qu'elle demeure obligatoire et qu'on doive l'appliquer autant que possible. Si l'État victime d'une dépossession par conquête n'a pas de juge pour obtenir la restitution que commanderait la justice, il trouve du moins un appui considérable dans l'opinion éclairée, son droit reste et permet une revendication par tous les moyens qu'admet le droit des gens. Tout au moins est-ce un cas d'arbitrage, par des États impariaux, ou de discussion nouvelle ne pouvant se terminer que

par une décision juste ou par une convention, pour laquelle il faut, avec la condition de capacité, celle d'un consentement libre.

6. Les principes actuels ne permettant pas de voir dans l'occupation militaire, même prolongée, un droit de conquête qui donnerait la souveraineté territoriale irrévocablement, l'envahisseur veut arriver au même résultat par un autre moyen de contrainte, qui est encore l'abus de la force. Profitant du besoin impérieux de la paix, que manifestent les propositions du pays envahi, il met au traité de paix, comme condition sine quâ non, celle d'une cession de territoire, supposée possible et irrévocable en tant qu'aliénation conventionnelle. Mais une telle aliénation est anormale, sous plusieurs rapports. D'abord, le droit public actuel, dans un État bien organisé, a des principes qui réprouvent une aliénation de territoire, hors le cas exceptionnel d'une nécessité impérieuse avec avantage équivalent : le droit des gens lui-même, tel qu'il a été consacré par des traités internationaux et des déclarations en congrès, garantit les frontières dans un intérêt européen et voudrait tout au moins le concours des signataires de ces traités à une convention modificative. En second lieu, si le vainqueur, s'opposant à toute intervention tierce sous prétexte que la nation vaincue doit seule régler ses comptes avec lui, abuse de sa force pour imposer la cession de territoire, sous peine d'écrasement, est-ce qu'il y aura cette liberté de consentement ou de refus, essentielle pour la validité d'un traité de cette importance? Les objections en faveur de la cession forcée ont été toutes réfutées, à plusieurs reprises, dans l'œuvre remarquable de M. Pasqual Fiore, dont nous ne citons que ce passage, qui semble avoir prévu un événement récent : « Si une nation, foulée avec violence par un conquérant, se trouve réduite aux extrémites; si, menacée par la famine, par la disette, elle voit

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