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à toutes ses pertes et à tous ses avantages, à ses prospérités et à ses malheurs, aujourd'hui et toujours, à la vie et à la mort". » Aussi le droit public ne permet-il pas d'infliger à un citoyen la perte de tels droits, si ce n'est par un jugement de condamnation pour crime des plus graves. « Jamais et à aucun titre, dit aussi Mamiani, une agrégation de famille déjà habituée à une vie politique commune ne peut être contrainte de s'unir à un autre corps social, y eût-il entre eux le lien naturel d'une communauté de race, de langue, de religion, ou toute autre espèce de rapports... De même et par les mêmes raisons, personne n'aura jamais le droit de séparer deux peuples qui, ayant le sentiment de leur liberté et de leur autonomie, auraient voulu confondre leur sort pour constituer un seul corps social et politique ". » La plus grave objection consiste à dire que, lorsque le vainqueur met au traité de paix la condition d'une cession de territoire, il faut bien s'y soumettre pour faire cesser la guerre, la constitution du pays eût-elle déclaré tout le territoire indivisible, parce que le droit des populations est secondaire et ne peut empêcher la conclusion d'un traité qui est d'intérêt général. Nous répondons : La victoire n'autorise pas la conquête; le vainqueur, soumis aux règles du droit des gens moderne, ne doit pas abuser de la force jusqu'au point d'exiger ce que le droit international réprouve; il peut bien imposer une indemnité pécuniaire, qui pèsera sur tout le pays, responsable de la guerre à raison de sa défaite; son pouvoir ne saurait aller jusqu'à prendre pour victimes les habitants d'une portion du territoire, lorsqu'elles ne sont pas disposées à perdre leur patrie et leur nationalité.

Le principe ici posé se trouve dans la combinaison du

17 et 18 Terenzio Mamiani, De la meilleure société humaine et du principe de nationalité, §§ 38 et 39; Mamiani, Des traités de 1815 et d'un nouveau droit européen, traduct. par Léonce Lehmann, p. 35 et p. 33.

droit public interne, pour chaque nation l'ayant consacré dans ses lois, avec le droit public externe ou droit international, selon les progrès opérés en ce qui concerne la souveraineté et la nationalité. Il faut donc aussi consulter la constitution et les lois politiques de la nation qu'une autre voudrait démembrer, plus encore que celles de l'Etat envahisseur. En France, spécialement, les constitutions de 1791 et de 1848 ont proclamé, d'une part, que la République n'entreprend aucune guerre de conquête, et d'autre part, que son territoire est indivisible. Relativement aux annexions de territoires étrangers, il y a eu des lois et un sénatus-consulte, consacrant la nécessité du consentement des populations. Lorsque les pays de Namur et autres furent réunis à la France, ce fut avec leur assentiment libre, comme le constataient les décrets de réunion, des 11 mars 1793 et 1er octobre 1795, disant: « ... Accepte le vœu librement émis par le peuple souverain des villes et banlieues de Namur, Hamsur-Sambre, Fleurus et Wasseigne, dans leurs assemblées primaires, pour leur réunion à la France... Accepte le vœu émis en 1793 par les communes d'Ypre, Grammont et autres communes de la Flandre, du Brabant et de la partie ci-devant autrichienne de la Gueldre, pour leur réunion au territoire français. » Il en a été de même en pays étranger. Lors des annexions récentes au royaume d'Italie, les populations ont été appelées à donner leur avis. Ce fut aussi avec le consentement des populations, consultées sous forme de plébiscite, que la Savoie et l'arrondissement de Nice ont été réunis à la France par le sénatus-consulte du 12 juin 1860. Suivant l'art. 5 du traité de Prague, les habitants des duchés de Sleswig et Holstein auraient dû au moins être consultés, lorsque ces duchés ont été séparés du Danemark par une spoliation concertée qui a indigné l'Europe. La règle protége aussi les territoires allemands; c'était reconnu par le

ministre d'Etat français qui, pour le cas hypothétique d'une guerre sur les bords du Rhin, disait en 1868, à la tribune du Corps législatif : « ..... Vainqueurs, nous ne pourrions garder le fruit de notre victoire, car nous serions obligés de faire voter les populations des provinces rhénanes, et nous savons fort bien qu'elles répondraient par la négative. »

III

8. Que dire actuellement des plus récentes conquêtes? C'est la Prusse qui est devenue le peuple conquérant. On connaît les résultats de sa ligue avec l'Autriche contre le Danemark, dépouillé de deux duchés; de sa guerre contre l'Autriche, dont elle a détruit la prépondérance en Allemagne; et de sa guerre contre la France, forcée de céder, outre des milliards, deux provinces. La violence a sans doute été pour beaucoup dans ses succès réitérés ; mais une grande part aussi appartient aux stratagèmes diplomatiques. Leur habileté n'a permis d'abord que de pressentir l'ensemble; les moyens combinés ne pouvaient alors être bien connus que par quelques personnages ayant une position officielle, qui leur imposait beaucoup de circonspection; c'est seulement lorsqu'il y avait faits accomplis que le public a pu être informé des moyens employés. Il y en a mêine encore qui sont à peine compris, mais que révèleront des publications, récentes ou actuelles on y verra ce que peuvent l'esprit de conquête et une diplomatie sans scrupules, vis-àvis surtout d'une nation dont le caractère franc l'expose à être facilement trompée. Nous citerons pour preuves nouvelles, en ce qui concerne chacune des trois guerres de la Prusse lui valant des conquêtes: 1° des mémoires ou notes, émanés de l'honorable M. Drouyn de Lhuys, qui fut ministre des affaires étrangères sous l'Empire, lesquels étaient

connus de plusieurs diplomates et cités ou publiés dans les journaux étrangers, et qui ont fait l'objet d'une publication d'ensemble sous le titre « Documents pour l'histoire contemporaine, recueillis et publiés par M. Pradier-Fodéré »; 2o une brochure du sénateur marquis de La Rochejacquelein, publiée en 1866 sous le titre : « La France et la paix; » 3o une publication toute récente, réfutant les allégations qu'un Allemand avait émises en faveur de la Prusse dans le Times et qui, signée du pseudonyme Scrutator, est attribuée à un ministre anglais ayant eu sous les yeux des notes trèsinstructives.

C'était, à l'origine, pour donner aux idées libérales en Allemagne une autre direction, que fut conçu un plan grandiose, celui de l'unité allemande sous l'hégémonie de la Prusse; il était l'œuvre d'un diplomate qui représenta le roi de Prusse à Paris et circonvenait l'empereur, d'abord enchanté, puis anxieux au point de ne plus montrer qu'oscillations incessantes et dont on a pu dire récemment : « A partir du moment où l'empereur sentit qu'il avait été joué par M. de Bismark, on ne voit plus dans sa conduite que de tristes défaillances et les contradictions les plus étranges "». La première victime fut le Danemark, sacrifié, par l'enlèvement de deux duchés, à une ligue de la Prusse avec l'Autriche, qui se trouve aujourd'hui dominée par sa rivale et doit regretter l'action commune. Les subterfuges préparatoires, les moyens employés et le partage opéré des duchés Sleswig-Holstein, tout a soulevé l'indignation et rendu odieux ce genre de conquête. Parmi les puissances spectatrices, il y en eut deux qui furent suspectées d'une complaisance assimilable à la complicité, ce qu'exprima très-spirituellement une fable en vers par M. Viennet, lue à l'Aca

20 Moniteur universel, édition départementale, 22 nov. 1870.

démie française. La convention intervenue, que l'on appelle << traité de Gastein » (14 août 1865), était une violation flagrante et multiple du droit international; ce qui fut démontré dans une circulaire de M. Drouyn de Lhuys aux agents diplomatiques français, du 29 août 1865, qui ne devait pas être publiée et le fut pourtant dans la Gazette d'Augsbourg. Comme elle y a été puisée par une publication récente, nous en extrayons la partie qui contenait les reproches alors adressés aux deux puissances coupables "1.

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21 Documents pour l'histoire contemporaine, recueillis et publiés par M. Pradier Fodéré (1871). Circulaire aux agents diplomatiques français :

Quels sont les mobiles qui ont guidé les deux grandes puissances allemandes? Ont-elles entendu consacrer le droit des anciens traités? Assurément non. Les traités de Vienne avaient réglé les conditions d'existence de la monarchie danoise. Ces conditions sont renversées. Le traité de Londres était un nouveau témoignage de la sollicitude de l'Europe pour la durée de l'intégrité de cette monarchie : il est déchiré par deux puissances qui l'avaient signé. « Est-ce pour la défense d'un droit de succcession méconnu, que l'Autriche et la Prusse se sont concertées? Au lieu de restituer au prétendant le plus autorisé l'héritage en litige, elles se le partagent entre elles.

« Consultent-elles l'intérêt de l'Allemagne? Mais leurs confédérés n'ont appris que par les feuilles publiques les arrangements de Gastein. L'Allemagne voulait un État indivisible de Sleswig-Holstein, séparé du Danemark, et gouverné par un prince dont elle avait épousé les prétentions. Ce candidat populaire est mis de côté aujourd'hui, et les duchés, séparés au lieu d'être unis, passent sous deux dominati as d fférentes.

«Est-ce l'intérêt des duchés eux-mêmes qu'ont voulu garantir les deux puissances? Mais l'union indissoluble des territoires était, disait-on, la condition essentielle de leur prospérité.

«Le partage a-t-il au moins pour but de désagréger deux nationalités rivales, et de faire cesser leurs dissensions intérieures, en assurant à chacune d'elles une existence indépendante? Il n'en est pas ainsi; car nous voyons que la ligne de séparation, ne tenant aucun compte de la distinction des races, laisse confondus les Danois avec les Allemands.

«S'est-on préoccupé du vou des populations? Elles n'ont été consultées sous aucune forme, et il n'est pas même question de réunir la diète SleswigHolsteinoise.

« Sur quel principe repose donc la combinaison austro-prussienne? Nous regrettons de n'y trouver d'autre fondement que la force, d'autres justifications que la convenance réciproque des deux copartageants. C'est là une pratique

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