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pertes causées par la guerre et retarder les premiers paiements, qui devaient s'échelonner avec évacuations successives des territoires occupés, les négociateurs prussiens en ont profité pour des exigences nouvelles, augmentant encore les sacrifices de la France de douze à quinze cents millions, sans parler ici des avantages commerciaux qui ont été imposés encore par le traité définitif. Aussi le rapporteur de la Commission nommée pour la ratification du traité, le vicomte de Meaux, a-t-il dit justement: « Nous prenons Dieu, notre pays, l'Europe, le monde à témoin. Non, ce n'est pas nous qui valons à la France ce traité qui la mutile. Le moment de débattre les responsabilités durant la guerre n'est pas encore venu. Mais deux choses apparaissent incontestables et manisfestes: c'est que, si l'étranger est entré chez nous il y a neuf mois, c'est l'Empire qui l'a attiré, et s'il reste aujourd'hui sous Paris, c'est la Commune qui le retient ».

Ce n'est pas seulement dans l'énormité des sacrifices imposés, énormité telle qu'on ne saurait la calculer, que se trouverait la présomption d'absence de consentement, s'il s'agissait de nullité ou de révocation facultive; c'est aussi et plus encore dans les circonstances qui ont empêché la nation souveraine, ainsi que ses représentants, d'exercer le droit d'option sans lequel il n'y a jamais de consentement libre. Les conditions de paix n'étaient pas encore arrêtées, quand le pays a été appelé à élire des députés à l'Assemblée nationale; et lorsque ceux-ci ont dû voter sur les préliminaires, aggravant progressivement les conditions imposées, il n'y avait plus possibilité de refus ni même aucune modification possible, l'Assemblée eût-elle été unanime: car, comme l'avait dit le rapporteur, «< il n'en est pas d'un traité comme d'une loi, surtout dans les circonstances où nous sommes »>, puisque l'ennemi aurait immédiatement écrasé la France s'il n'avait pas obtenu les engagements exigés par ultimatum.

Le Gouvernement n'a pu que proposer un projet de loi pour la ratification, en demandant la dignité du silence et la résignation dans le malheur. La commission de l'Assemblée, elle aussi, n'a pu que rendre compte de ses efforts, demeurés vains, en faisant remarquer qu'il n'y avait ni option possible, ni modification proposable; et les députés, profitant du droit de parler sur la question réservée quant à Belfort et à ses limites, ont protesté contre la violence sous l'étreinte de laquelle l'Allemagne a voulu écraser la France ". Dans l'opinion de tous, il y a eu abus excessif de la violence avec ruse, pour un traité si inique; la France le subit et ne l'accepte pas. Elle l'exécute néanmoins, autant que le permettent ses facultés. Mais un jour viendra où il lui sera permis, sinon de demander la restitution de ses milliards, perdus avec l'énorme somme qu'elle avait payée en acquérant l'Alsace par le traité de Westphalie, au moins d'en appeler à l'appréciation équitable des puissances neutres, intéressées ou bien absolument impartiales, pour la révision et la conciliation de traités aussi contradictoires.

12. Ce que réalise la Prusse ou l'Allemagne, outre le bénéfice de plusieurs milliards, c'est une conquête matérielle, déguisée sous la forme d'une cession, qui était forcée. Ce qu'elle obtient en réalité, c'est un territoire étendu, où seront des richesses pour ses revenus publics, des mines et des forêts à exploiter, des forteresses qu'on rendra menaçantes et des points importants pour fortifications nouvelles. Mais les populations, qui sont la véritable force d'un pays, que deviendront-elles? Françaises de cœur et voulant conserver leur patrie, elles ne sont pas même consultées pour l'an

19 10 mai 1871, signature, à Francfort, du traité définitif; 11 mai, communication par le chef du pouvoir exécutif à l'Assemblée; 13 mai, présentation par le ministre des affaires étrangères et déclaration d'urgence; 18 mai, rapport par le vicomte de Meaux, discussion partielle, puis adoption à la majorité de 433 voix contre 98 (Journ. off., 12, 14 et 19 mai).

nexion qu'on veut rendre définitive, quant au territoire avec ses habitants. Cependant il y aurait nécessité préalable, si la Prusse observait la règle du droit des gens moderne pour les annexions, si sa politique n'était pas de la violer ou éluder encore qu'elle s'y fût soumise dans un traité public, ce qui lui a été reproché même dans des publications émanées d'hommes d'Etat (Voy. suprà, p. 522, 525 et 535). Pour échapper à cette règle obligatoire, le diplomate prussien, dictant par son ultimatum les préliminaires de paix, a parlé seulement des « territoires» devant être cédés et a gardé un complet silence sur la question quant aux populations. Puis, lorsque la France désarmée ne pouvait plus que se soumettre à toutes exigences, l'habile diplomate a fait insérer dans le traité de paix, au lieu de la condition qui serait de droit pour les populations collectivement, une clause ne réservant que des droits individuels, en ces termes : «Art. 2. Les sujets français originaires des territoires cédés, domiciliés actuellement sur ce territoire, qui entendront conserver la nationalité française, jouiront, jusqu'au 1er octobre 1872, (1er octobre 1873, d'après la convention additionnelle du 11 décembre 1871), et moyennant une déclaration préalable faite à l'autorité compétente, de la faculté de transporter leur domicile en France et de s'y fixer, sans que ce droit puisse être altéré par les lois sur le service militaire, auquel cas la qualité de citoyen français leur sera maintenue. Ils seront libres de conserver leurs immeubles situés sur le territoire réuni à l'Allemagne. Aucun habitant des territoires cédés ne pourra être poursuivi, inquiété ou recherché dans sa personne ou dans ses biens, à raison de ses actes politiques ou militaires pendant la guerre. »

Cette clause n'est pas l'exécution de la règle du droit des gens moderne, qui veut des votes collectifs avant l'annexion, comme l'enseignent les publicistes et comme l'entendait

sans doute M. Bluntschli lui-même, lorsqu'il a dit dans sa règle 706 « pourvu que la population ratifie le traité. » C'est seulement une réserve telle que celle qui, lorsqu'il y eut cession par la Sardaigne à la France des territoires de Savoie et de Nice, fut insérée dans l'art. 6 du traité (11 juin 1860), mais après qu'il eut été formellement exprimé, art. 1o, que « cette réunion sera effectuée sans nulle contrainte de la volonté des populations, et les deux gouvernements se concerteront le plus tôt possible sur les meilleurs moyens d'apprécier et de constater les manifestations de cette volonté. » La disposition subséquente ajoutait alors, pour ceux qui n'auraient pas partagé l'avis des adhérents : « Les sujets sardes originaires de la Savoie et de l'arrondissement de Nice, ou domiciliés actuellement dans ces provinces, qui entendront conserver la nationalité sarde, jouiront, pendant l'espace d'un an et moyennant une déclaration préalable faite à l'autorité compétente, de la faculté de transporter leur domicile en Italie et de s'y fixer; auquel cas, la qualité de citoyen sarde leur sera maintenue. Ils seront libres de conserver leurs immeubles situés sur les territoires réunis à la France. » Il y a donc suppression par l'Allemagne d'une condition essentielle, celle du vote collectif de la population. On pourrait même trouver une protestation contraire, dans l'ensemble des manifestations qui se sont produites, autant qu'elles étaient possibles sans trop de dangers. Ainsi : Quoique l'Alsace et la Lorraine fussent envahies lors des élections pour l'Assemblée nationale, leurs électeurs ont choisi des députés notoirement connus comme opposants à toute séparation; tous les actes de ceux-ci sont exclusifs de l'idée d'un consentement quelconque, et l'on sait quelles douleurs ont protesté jusqu'au dernier moment20. La magis

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20 Les protestations ont été portées jusqu'à l'Assemblée, non-seulement par un grand nombre de députés, mais aussi par plusieurs milliers d'Alsaciens et

trature, sans laquelle ne pourrait se rendre la justice, qui est le premier besoin des peuples et le devoir des conquérants eux-mêmes, a été unanime pour refuser les places avec avancement qui étaient offertes par l'Allemagne ; refus d'autant plus remarquable, qu'un grand nombre de magistrats se trouvent sans emploi par la suppression des tribunaux français dans les pays conquis. Les officiers publics euxmêmes, presque tous du moins, résistent aux offres ou avances qui leur sont faites, encore bien que leurs offices aient été acquis, soient productifs et eussent une valeur vénale, qui se trouve compromise par la situation actuelle.

Au double point de vue de l'administration de la justice, pour l'ordre public, et des droits ou intérêts privés, qui devraient être intacts, il va résulter de la conquête ou cession forcée un trouble considérable, soulevant de nombreuses difficultés et questions, à résoudre judiciairement par les tribunaux des deux pays et surtout par ceux du territoire demeurant français: nos fonctions à la Cour de cassation nous interdisant d'exprimer ici une opinion préconçue, nous en indiquons seulement quelques-unes, qui apparaissent déjà. Pour les Cours d'assises, qui se tiennent aux chefs-lieux de départements actuellement morcelés, avec des jurés pris dans tout le ressort départemental, à partir de quel moment les jurés demeurant sur un territoire détaché auront-ils

de Lorrains, ainsi que par le conseil municipal de Metz, ayant ajouté aux pétitions un mémoire remarquable. La Commission des pétitions s'est vue dans la cruelle nécessité de proposer l'ordre du jour, en disant, par l'organe de son rapporteur, M. Barragnon: « L'annexion de Metz à l'Allemagne y est combattue par des arguments historiques, de nature à produire une vive impression sur le vainqueur lui-même, si l'ivresse de son triomphe lui permettait de les entendre. La volonté des habitants de Metz de demeurer Français y est également affirmée avec une courageuse énergie. Mais que pouvons-nous répondre à ces considérations, si ce n'est qu'une fois de plus la force aura méconnu les enseignements de l'histoire et la volonté des populations! • (Séance du 1er avril 1871; Journ. off. du 2.)

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