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II

3. La guerre entre nations a des nécessités rigoureuses, qui peuvent en certains cas autoriser ou faire excuser des dévastations ou destructions par l'ennemi, nonobstant le droit de propriété et la gravité du dommage. Mais il doit y avoir des conditions et limites: quelles sont-elles?

Le théologien Victoria et l'historien Polybe, à l'opinion desquels se rangeait Grotius dans son chapitre intitulé «< Tempérament par rapport à la dévastation », se fondaient sur l'équité ou la justice lorsqu'ils disaient que, dans la guerre, le châtiment doit s'arrêter au point où les crimes sont expiés dans une juste mesure, que l'ennemi doit respecter les moissons et qu'il ne faut pas que, pour quelques troupeaux enlevés ou quelques maisons brûlées, tout un royaume soit dévasté. Examinant quelle dévastation est juste et jusqu'à quel point, Grotius enseignait qu'il fallait la condition de nécessité avec celles d'un méfait à punir et d'une juste mesure dans le châtiment; mais, se laissant entraîner par les exemples qu'il trouvait dans les guerres racontées par d'anciens historiens, il admettait qu'on dût « tolérer le ravage qui réduit en peu de temps l'ennemi à demander la paix » ; puis, revenant à la condition de modération dans le châtiment, il disait : « Cicéron n'approuve pas qu'on ait détruit Corinthe, où cependant les ambassadeurs romains avaient été ignominieusement traités; le même qualifie ailleurs d'horrible, d'abominable, la guerre qui est faite aux murailles, aux toits, aux colonnes, aux portes. Tite-Live loue la douceur des Romains, après la défaite de Capoue, de ce qu'on ne sévit pas par des incendies et des ruines contre des

2 Victoria, no 52 et 56; Polybe, Histoire générale, trad. de Bouchot, en 1857, t. 1er, p. 397.

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toits et des murs innocents. » Enfin il transcrit une belle lettre de Bélisaire à Totila, où sont de justes réflexions en faveur des beaux édifices élevés par la sagesse ou le génie politique, contre les insensés qui détruisent des monuments destinés à la postérité 3.

C'était principalement sur la nécessité, avec droit de représailles, que se fondait Vattel, disant : «§ 166. Du dégât. S'il est permis d'enlever les biens d'un injuste ennemi pour l'affaiblir ou pour le punir, les mêmes raisons autorisent à détruire ce qu'on ne peut commodément emporter. C'est ainsi qu'on fait le dégât dans un pays, qu'on y détruit les vivres et les fourrages, afin que l'ennemi n'y puisse subsister on coule à fond ses vaisseaux, quand on ne peut les prendre ou les emmener. Tout cela va au but de la guerre, mais on ne doit user de ces moyens qu'avec modération et suivant le besoin. Ceux qui arrachent les vignes et coupent les arbres fruitiers, si ce n'est pour punir l'ennemi de quelque attentat contre le droit des gens, sont regardés comme des barbares : ils désolent un pays pour bien des années, et au delà de ce qu'exige leur propre sûreté. Une pareille conduite est moins dictée par la prudence que par la haine et la fureur. - § 167. Des ravages et des incendies. Cependant on va plus loin encore en certaines occasions: on ravage entièrement un pays, on saccage les villes et les villages, on y porte le fer et le feu. Terribles extrémités, quand on y est forcé! excès barbares et monstrueux, quand on s'y abandonne sans nécessité ! Deux raisons cependant peuvent les autoriser: 1° la nécessité de châtier une nation injuste et féroce, de réprimer sa brutalité et de se garantir de ses brigandages. Qui doutera que le roi d'Espagne et les puissances d'Italie ne fussent très-fondés à détruire, jusqu'aux fondements, ces villes maritimes de

Grotius, liv. 3, ch. XII, nos 1 et 2.

l'Afrique, ces repaires de pirates qui troublent sans cesse leur commerce et désolent leurs sujets ?.. 2° On ravage un pays, on le rend inhabitable, pour s'en faire une barrière, pour couvrir sa frontière contre un ennemi que l'on ne se sent pas capable d'arrêter autrement. Le moyen est dur, il est vrai; mais pourquoi n'en pourrait-on pas user aux dépens de l'ennemi, puisqu'on se détermine bien, dans les mêmes vues, à ruiner ses propres provinces ?...» Combinés avec les principes actuels du droit des gens, ces enseignements ne doivent être suivis qu'en ce sens qu'il faut respecter autant que possible les propriétés privées, celles d'habitants qui ne sont pas ennemis eux-mêmes; qu'une nécessité actuelle et véritable peut seule faire excuser des dégâts et dévastations, éminemment dommageables; que les représailles à titre de punition, si elles sont autorisées par le droit international moderne, ont elles-mêmes des conditions et limites plus strictes qu'au temps de Vattel, ainsi que nous l'expliquerons dans le chapitre suivant.

C'est surtout à titre de rétorsion ou de représailles, avec conditions limitatives, que Klüber et Wheaton ont admis la dévastation ordonnée, ainsi que le pillage autorisé *. Mais de Martens, admettant aussi ce droit exceptionnel, l'a étendu en se fondant sur l'exemple donné par la Grande-Bretagne dans la guerre d'Amérique, qui, dit-il, avait compris au nombre des pouvoirs qu'elle trouvait reconnus par le droit de guerre ceux-ci : « L'armée occupant le pays ennemi peut, pour le forcer à satisfaire à ses demandes, mettre l'exécution militaire en usage, ravager et détruire; et lorsqu'elle ne peut amener à la raison son adversaire qu'en réduisant le pays à la détresse, il est permis de porter la détresse dans ce pays, de même que l'ennemi dans son propre pays, s'il trouve de

4 Klüber, Droit des gens moderne de l'Europe, § 262; Wheaton, Éléments du droit international, 1 partie, ch. 11, § 6.

l'avantage à traîner la guerre en longeur, peut ravager le pays en sa présence, pour l'engager à s'exposer en tâchant de couvrir le pays. » Voulant ensuite justifier le système des contributions de guerre qui serait un adoucissement à celui de la dévastation, le même publiciste ajoute: «Tandis que le droit naturel fixe assez imparfaitement les limites du droit de détruire les biens ennemis, les lois de la guerre des nations civilisées bornaient l'usage de ce droit affreux aux cas où il s'agissait : 1° de biens dont la possession est nécessaire au but de la guerre et qu'on ne saurait enlever à l'ennemi que par destruction; 2° de biens dont, d'après les circonstances, on ne peut maintenir la possession ni l'abandonner à l'ennemi sans le renforcer; 3° de biens qu'on ne peut épargner sans nuire aux opérations militaires; 4° de cas extraordinaires où la raison de guerre autorisait à dévaster un pays, soit pour y faire manquer l'ennemi de subsistances à son passage, soit pour l'obliger à sortir de sa retraite pour couvrir le pays; 5o de représailles. » Et, ayant donné au droit de dévastation une si grande étendue, l'auteur ne trouvait de tempérament obligatoire qu'en ceci : « Dans la règle, on doit épargner les jardins, les vignobles, les maisons de plaisance, les forêts, mais on est en droit de les détruire s'il le faut pour se fortifier, etc. 5. » Tout ceci pouvait s'accorder avec le système qui définissait la guerre « un état de violences indéterminées » ; mais les principes actuels veulent des limites de plus en plus restreintes.

Plus encore que les propriétés dont parlait Martens, celles qui tiennent aux sciences et aux arts doivent être protégées contre toute dévastation, comme elles le sont contre le pillage ou vol par enlèvement (Voy. chap. x, n° 3-5). Les instructions américaines, présupposant le droit de destruc

5 De Martens, Précis du droit des gens moderne, §§ 273 et 280.

tion dans le cas de nécessité impérieuse pour une armée, ont toutefois recommandé d'épargner et même préserver de tout dommage, ainsi que les hôpitaux, les œuvres d'art, les bibliothèques, les collections scientifiques, etc., fussent-elles comprises dans les places fortifiées qui subissent un siége ou un bombardement (art. 35). Et M. Bluntschli a, d'une part, proclamé que le droit international défend d'exciter à la destruction par le feu des ouvrages de défense de l'ennemi, quoiqu'on ait à profiter de celle qu'il ferait lui-même '; et d'autre part, a posé la règle suivante: « La destruction intentionnelle ou la dégradation des monuments et œuvres d'art, des instruments et collections scientifiques, par les troupes d'occupation du territoire ennemi, ne sont plus permises en temps de guerre et sont considérées aujourd'hui comme des actes de barbarie. Il est du devoir des chefs d'interdire ces actes de brutalité et d'empêcher la destruction inutile des plus nobles produits du génie humain. Jamais la dévastation inutile n'est excusable. Notre siècle rougit d'avoir vu, il y a 50 ans à peine, des soldats planter des clous dans des peintures à fresque, couper des tableaux en morceaux, mutiler des statues, dégrader des monuments. On peut pardonner cela à des barbares, parce qu'ils ne savent ce qu'ils font, mais une armée civilisée ne doit pas souiller à ce point son honneur. Ce principe a pu paraître à certains esprits trop abstrait, trop peu juridique pour être inscrit dans les lois et règlements des armées. Mais nous nous mettons facilement au-dessus de cette objection, parce qu'en cherchant à répandre cette idée, nous avons l'espoir d'empêcher peut-être la destruction de quelques œuvres

6 Instructions pour les armées en campagne des Etats-Unis d'Amérique,

art. 35.

7 Bluntschli, Le droit international codifié, règles 563 et 649,

p. 295 et

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