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Nous pensons qu'avec toute l'autorité de sa haute intelligence des faits historiques, M. Guizot ne peut se défendre d'un sentiment de résistance aux idées révolutionnaires, qu'il a combattues au commencement de la restauration. L'école anglaise comprend des principes aristocratiques incompatibles avec les institutions actuellement adoptées par la France; en cherchant à les faire triompher, M. Guizot cherche, selon nous, à faire remonter au pays une voie qu'il a quittée. Nous n'admettrons jamais qu'il puisse considérer comme possible l'alliance des idées oligarchiques qui doivent le préoccuper avec nos institutions nouvelles. Il faudrait modifier, ou plutôt bouleverser de fond en comble ce qui existe dans nos lois, pour que la forme du gouvernement, tel que le voudrait M. Guizot, fût introduite en France. Tout s'enchaîne dans un État, et ne vouloir emprunter à des institutions que des analogies, c'est vouloir léguer à une nation la certitude d'une lutte plus ou moins prochaine. Il n'y a pas de démocratie mêlée d'aristocratie; cela n'est pas sincère, et si M. Guizot était mis en demeure de se prononcer, cet homme d'État a trop de puissance pour ne pas avoir alors de la franchise; et certes, M. Guizot ne peut voir, dans les fins de la révolution, le triomphe des classes moyennes dont il proclamait l'avénement. Ce n'était, dans son dessein, qu'une transition, qu'une transformation réservée pour l'avenir; mais, en toute conscience, la simplicité presque radicale de la révolution de Juillet ne pouvait guère lui paraître le dernier mot de la représentation nationale. Comment admettre que les doctrines de l'école politique anglaise

pussent s'assouplir aux principes de la Charte de 1830? Sans aristocratie, que serait l'Angleterre? avec l'aristocratie, que serait notre Charte? Voilà toute la question. Or, selon nous, M. Guizot ne peut croire sincèrement à la solution d'un problème qui repose sur des éléments que la logique détruit avec toute sa rigueur. Maintenant, la France reviendra-t-elle sur ses pas? adoptera-t-elle, même graduellement, ou bien laissera-t-elle s'introduire par surprise, les principes d'une organisation toute contraire à celle dont elle a cherché et dont elle cherche encore les éléments? Nous ne le croyons pas. Les classes moyennes sontelles appelées à prendre la place des anciennes classes féodales ou nobiliaires? nous n'avons qu'à lire les principes élémentaires de notre droit civil pour trouver à cela des obstacles insurmontables. Les tendances du ministre dont nous parlons sont-elles sincèrement dégagées de toute arrière-pensée qui emprunterait des éléments d'organisation aux gouvernements aristocratiques? Nous ne pouvons le supposer, en présence de ces mille détails dont nous sommes témoins. Quand l'empereur voulait créer une nouvelle noblesse, il n'en dissimulait pas la magnificence, le luxe, la grandeur. Cette mise en scène théâtrale des splendeurs de l'Empire était franche dans son éclat. Les substitutions, les majorats, les grandes charges de l'État, tout renaissait sous le souffle de cette volonté toute-puissante; et la France oubliait dans le bruit, cachait sous le prestige de la gloire les souvenirs de son affectation républicaine, mais, de nos jours, qu'est-ce que ce petit spectacle de prétentions vaniteuses sans grandeur,

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de distinctions sans une noblesse? Si vous voulez rétablir ces priviléges dans une nation qui a cru les détruire, exposez-les franchement à une chance de succès ou de ruine, proposez-les; mais ne cherchez pas à les insinuer sans changer les institutions : car ces institutions sont le bloc d'airain contre lequel vos tentatives viendront se briser tôt ou tard, si vous n'avez ni la force nécessaire pour les changer, ni le courage de les braver ouvertement. Pas d'à peu près; pas de réticences; pas de faux-fuyants soyez quelque chose mais ne soyez pas le hasard, la pusillanimité, ou l'audace sourde et cauteleuse. Vous n'arriverez pas, soyez-en sûr. On respectera quelque temps ce qui séduit toujours, le talent, la haute influence... mais ne vous fiez pas seulement au présent; étudiez l'avenir proposez votre système; mettez le pays en demeure de se prononcer, et de se donner ou du moins de s'assurer ce que vous croyez être la force : car, songez-y bien, après vous, après votre lutte pleine d'éclat, mais seulement sonore, que restera-til? Pas un homme capable d'imposer; pas une in fluence digne d'être suivie, et surtout pas une base, pas un principe qui serve de germe aux illusions que vous aurez posées devant les yeux cette fascination sur laquelle vous comptez tombera; et alors!... que restera-t-il de la force, de la grandeur, de la sincérité de nos institutions? rien que des embarras, ou peutêtre le néant.

Mieux vaudrait être téméraire que de s'en reposer sur l'indécision pour régler l'avenir; car, du moins, la lutte serait digne des combattants, et peut-être

sortirait-il de la discussion un établissement sérieux. En matière de gouvernement, le doute est rarement le signe de la sagesse; c'est le témoignage de la faiblesse et le présage de la décadence.

Ainsi, les chefs des deux écoles formées sous la restauration, et qui avaient été placés à la tête des affaires après la révolution de Juillet, M. Thiers et M. Guizot se sont divisés une première fois au mois de février 1836.

Un mois après l'avénement de M. Thiers à la présidence du conseil, une occasion toute naturelle, la discussion de la loi sur les fonds secrets, appela M. Guizot à la tribune. Il prend lui-même soin de signaler, au début même de son discours, les motifs d'opposition que ses adversaires en politique font valoir contre ses doctrines, à savoir que sa politique est rétrograde et rigoureuse.

M. Guizot est doué d'une merveilleuse faculté, qui lui rend de grands services toutes les fois qu'il veut éluder les questions directement posées : c'est de voiler, sous le prestige de quelque formule éloquente, qui saisit d'intérêt les esprits, ce qu'il ne veut pas réfuter ou résoudre.

Ainsi, l'on accuse M. Guizot de retourner par goût aux principes absolus, en droit civil, en droit politique, et par conséquent d'être rétrograde. M. Guizot limite la rétroactivité dont on l'accuse à une époque qui précède celle au delà de laquelle on le renvoie; et il répond cette phrase, sans doute fort belle, fort éloquente: «Quand la société est tombée dans la licence, le progrès, c'est de retourner vers

l'ordre!» et tout le monde d'applaudir; puis il continue :

« Soyez-en sûrs, messieurs, il n'y a pas de progrès pour la Chambre, pas de progrès pour la France, à se passionner pour les idées et les pratiques de 1791. » Et comme il ne veut pas, lui, se passionner pour ce qui fait la cause des années sanglantes de la révolution, il affirme que ce pas rétrograde n'est pas un progrès.

Certes, personne à la Chambre ne pouvait combattre cet avis, personne ne pouvait insister sur la nécessité pour la France de revenir à 1793 par les institutions de 1791; mais, si M. Guizot eût fait remonter à deux années de plus en arrière, à 1789, cette mise en discussion des véritables libertés publiques, sa formule était erronée; son argumentation péchait par la base.

A dater du 22 février 1836, nous pourrons voir M. Thiers et M. Guizot chercher à faire triompher, dans le gouvernement des affaires du pays, les opinions qu'ils ont représentées toute leur vie, et dont l'origine est si distincte. Désormais, ils ne devront plus être ensemble au pouvoir. S'ils combattent un instant sous le même drapeau, ce n'est que pour une alliance momentanée, comme celle de deux peuples d'origine et d'institutions diverses qui se coalisent pour le renversement d'un ennemi commun; mais, une fois en possession de la victoire, ils ne peuvent plus s'entendre: ils suivent chacun sa voie; parce que ce n'est plus seulement au triomphe de leur ambition qu'ils travaillent, mais au triomphe de leurs instincts et de leurs sentiments,

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