Page images
PDF
EPUB

de Jésus-Christ sur la terre reportant cette légitimité divine sur ce que l'Europe et les princes appelaient l'usurpation. Plus la forme de cette consécration serait inusitée, serait inouïe, plus ses ennemis du dehors seraient frappés de stupeur. Mais demander au pape la concession d'un tel voyage, n'était-ce pas demander l'impossible? Et pourtant la concession fut obtenue. Cette négociation, qui fut un chef-d'œuvre de conduite, est un chef-d'œuvre de narration dans le livre. On ne saurait trop admirer le ton noble et digne avec lequel M. Thiers traite des choses religieuses. Point de ces airs de componction hypocrite que prennent trop souvent, en parlant de ces matières, les pseudo-capucins du jour, pour tâcher de mettre dans leurs paroles la foi qui n'est pas dans leur cœur. Dans ce que M. Thiers écrit sur ces questions, tout est sérieux et sincère : on l'a vu dans le beau livre du Concordat. Ici le récit n'est pas seulement empreint de cette gravité respectueuse, il va jusqu'à l'attendrissement. C'est qu'en effet, c'est une chose touchante que le voyagǝ du pape à travers cette France qui lui inspirait tant de peur, que cet étonnement, cette joie du saint vieillard à l'aspect de ces populations qui se pressent autour de lui, et qui, au lieu de lui présenter ces spectacles de scandale et d'impiété auxquels il s'attendait, lui portent de tous côtés le tribut de leur vénération et de leur amour de fidèles, qui lui adressent enfin autant de bénédictions dans leur cœur qu'il leur en envoie de sa main sacrée. Disons que les vertus de l'âme la plus pure relevaient encore, dans Pie VII, le caractère auguste dont il était revêtu, et que, selon l'expression de M. de Fontanes, jamais le trône pontifical n'avait offert au monde chrétien un modèle plus respectable et plus touchant.

La conduite de l'empereur à l'égard de Pie VII fut un admirable mélange de grâce et de respect, de tendresse et de fermeté; il sut donner du prix aux concessions, et mettre des adoucissements et des consolations dans les refus auxquels il était obligé. La question du cérémonial à suivre pour le sacre présentait des difficultés presque insolubles. Tout ce qui se put dénouer par adresse, Napoléon le dénoua; puis quand ce fut impossible, il coupa le nœnd, comme avait fait Alexandre. Ainsi l'empereur se couronnerait-il luimême, ou serait-il couronné par la main du pape? Ce point diffi

cile, dans lequel il y avait l'emblème de toute une doctrine sur la source du pouvoir, ne pouvait être décidé dans le programme; les idées étaient là-dessus inconciliables. Napoléon laisse la question en dehors du protocole, et se charge d'arranger tout sur le théâtre de l'action. En effet, sur cette espèce de champ de bataille liturgique, il décide l'affaire par sa manœuvre habituelle: il gagne le pape de vitesse, se saisit de la couronne, il se la pose sur la tête au moment où le pape s'apprêtait à la prendre pour la lui poser, et le pape dut bénir le fait accompli. C'est que, s'il était bon de montrer aux étrangers que le pape bénissait cette couronne, il fallait prouver aux Français qu'il ne la donnait pas; il fallait que l'empereur demeurât pour la France l'élu du peuple, en devenant pour l'Europe l'oint du Saint-Père.

La scène change au troisième livre. Napoléon est sorti du labyrinthe de la diplomatie ecclésiastique, dans lequel d'ailleurs nul ne se reconnaît mieux que lui. Il est étonnant, en effet, comme cet esprit si vaste a la faculté d'être subtil quand il le faut. Mais la grandeur est son élément : le voici jeté dans des combinaisons qui, on peut le dire, embrassent le monde. Il est en guerre avec l'Angleterre; le continent n'a pas encore bougé, et le plan hardi de Napoléon est d'aller porter le champ de bataille chez cet ennemi protégé par la mer et par la supériorité de ses flottes. M. Thiers nous a dit quels prodiges d'activité et d'invention ont été faits pour organiser cette flottille de Boulogne, capable de transporter cent trente mille hommes en Angleterre. L'empereur ne l'a pas perdu un seul instant de vue; au milieu des discussions sur le cérémonial du sacre, sa pensée est à Boulogne. Il franchit les Alpes pour organiser l'Italie, pour transformer la république italienne en royaume vassal de l'empire; il pose sur sa tête la couronne de fer, et dans ce torrent d'affaires immenses, ses regards, son âme sont toujours fixés sur Boulogne. Il a des fluttes dans tous les ports, à Brest, à Toulon, à Cadix, au Ferrol; et il ne songe à les faire échapper au blocus que pour les diriger sur Boulogne et pour protéger la traversée de sa flottille. Mais comment faire arriver ces escadres séparées, dont chacune est inférieure aux croisières anglaises, sur ce bras de mer où leur intervention serait décisive? L'imagination de

l'empereur est inépuisable en projets qui étonnent l'esprit par leur justesse et leur grandeur. Le but où ces forces doivent tendre est dans la Manche il leur donne rendez-vous à la Martinique. Vainement les vents contraires viennent-ils renverser le plan le mieux conçu, Napoléon en conçoit un autre à l'instant même, et toujours l'audace de la pensée se trouve conciliée avec ce que de telles entreprises peuvent comporter de calcul et même de prudence.

On a longtemps cru que le camp de Boulogne fut une vaste démonstration pour tromper l'Angleterre sur les projets réels de Napoléon cette idée n'est plus admissible quand on a lu M. Thiers. Il découvre trop ce qu'il y avait de sérieux dans cette vaste combinaison, et combien Napoléon s'était donné de chances de succès par tout ce qu'il peut y avoir de plus fécond et de plus admirable dans le génie de l'exécution. Il faut même le dire, ce moyen de battre les Anglais était ce qui pouvait être inventé de plus sûr; s'il y a eu quelque chose de chimérique dans les conceptions de l'empereur, c'est le système continental substitué à l'idée de la descente en Angleterre, système dont la première condition était de dominer toute l'Europe. Cette domination universelle, qu'on le remarque bien, n'était pas encore le but: c'était le moyen. Il faut dire que la fortune des mers a forcé Napoléon à se rejeter sur le gigantesque plan du système continental. Ce dernier système, selon nous, portait en lui les causes de sa propre caducité : il était trop vaste. Le système de l'attaque directe n'a failli que par une série néfaste d'événements contraires qui pouvaient ne pas avoir lieu, et qui même, dans l'ordre ordinaire de la nature, ne devaient pas avoir lieu.

Ainsi, par exemple, toute une saison d'équinoxe se passe sans qu'un seul coup de vent vienne forcer la croisière anglaise de débloquer Brest, et Ganteaume est emprisonné dans le port par une espèce de miracle météorologique. N'est-ce pas de la fatalité? Latouche-Tréville, si capable d'exécuter les grands desseins de l'empereur, meurt au moment de mettre à la voile; Villeneuve lui succède. Il réussit d'abord; il quitte Toulon, gagne cet étonnant rendez-vous de la Martinique, revient en France, rallie la flotte espaguole de Cadix, gagne la bataille du Ferrol, et au moment où il est vainqueur, il se croit vaincu parce qu'on lui a pris deux mauvais

vaisseaux espagnols. I touche au but marqué par Napoléon; car que demande-t-on à cet amiral? de venir débloquer Ganteaume, c'est-à-dire de venir, non pas gagner, mais perdre une bataille devant Brest. Hélas! il ira la perdre à Trafalgar. Déplacez cet affreux désastre, et il devient une victoire : car Ganteaume est débloqué, et il pourra paraître quarante-huit heures dans la Manche; y fût-il battu lui-même, le plan de Napoléon aura réussi : car, pendant que les deux flottes sont aux prises, la flottille de Boulogne aura d'immenses chances de pouvoir franchir le détroit.

Il est impossible d'imaginer quelque chose de plus émouvant pour des cœurs français que tout ce drame écrit d'une manière si vivante par M. Thiers. On sait la fatale issue de la marche de Villeneuve; on l'oublie en lisant l'historien. Suivant le mouvement du récit, on craint ou on espère; on éprouve la terrible incertitude qui agitait l'âme de l'empereur, qui ne savait pas, lui, ce qui arriverait; incertitude dans laquelle il fut sublime: car, ne sachant si Villeneuve viendrait à Brest ou n'y viendrait pas, ne sachant pas conséquemment, en présence de l'Angleterre et de l'Europe coalisée, s'il pourrait agir contre la première, ou serait forcé d'agir contre la seconde; par un double effort de génie, il se prépare pour l'une et l'autre de ces éventualités, organise des transports par terre, sans désorganiser sa flottille, et menace à la fois et la mer et le continent. Hélas! il n'embarquera pas son armée sur des chaloupes: la campagne qui va suivre doit se faire en poste. Mais quelle immortelle préface à d'immortels événements! 0. L.

LE SIÈCLE (16 Mars 1845).

Quand la révolution de Juillet s'accomplit, il y a quinze ans, sous l'influence de la presse et par le dévouement du peuple, plusieurs des écrivains qui y avaient concouru furent portés, avec le gouver nement nouveau, à la tête des affaires. Il en est un surtout qui s'était fait un nom dans les lettres, avant 1830, en racontant à ses

contemporains les luttes héroïques et les terribles épreuves de cette puissante génération dont la plus grande partie, alors, avait disparu et dont les restes étaient calomniés. Appelé à la vie active le lendemain d'un mouvement national qu'il avait prévu et préparé, d'une révolution complément glorieux de celle dont il était l'historien, M. Thiers dut croire que ses hautes facultés allaient trouver, dans l'administration, un emploi non moins attrayant et plus utile que dans le passé. Député, orateur, ministre, il a eu personnellement tous les succès auxquels son ambition pouvait prétendre; il a traversé avec courage et avec bonheur des temps de crise qui ont mis en péril la monarchie; il a traité, lui, plébéien, au nom de la France, avec l'aristocratie hautaine et les vieilles chancelleries de l'Europe. Que lui a-t-il donc manqué dans une telle situation? Deux choses, sans lesquelles les honneurs ne sont rien pour un homme qui a l'âme plus fière que vaine: la réalité du pouvoir et la satisfaction de se consacrer au service de son pays avec l'espoir de le faire respecter dans le monde, en s'honorant lui-même par une noble fidélité aux convictions de sa jeunesse.

Avec la merveilleuse souplesse de son talent et l'heureuse confiance de son caractère, M. Thiers devait lutter plus longtemps que d'autres contre des difficultés sous lesquelles successivement tous les hommes de cœur ont succombé. Quelques-uns ont pensé qu'il avait été jusqu'à se compromettre; d'autres, qu'il s'était mûri dans ces épreuves. Toujours est-il qu'après bien des efforts et des sacrifices, renonçant à son tour à chercher la solution d'un problème qui n'en admet aucune aujourd'hui, il est revenu avec ardeur à ses goûts littéraires et à ses premiers travaux. L'expérience de plus de dix années lui avait appris que, dans la période où nous sommes entrés, il n'y avait rien à faire qui pût recommander sa mémoire à l'avenir. Mais il avait encore à raconter; il avait laissé inachevé le récit des grandes choses qui avaient été faites sous la république et l'empire; ce récit, ces immortels souvenirs, ces renseignements de lois et de mœurs, ces transformations d'idées, ces magnifiques créations du génie, ces chocs d'armées et de peuples, ces élévations soudaines, ces chutes encore plus surprenantes et plus rapides, voilà ce qui l'attirait avec une irrésistible puissance; redire à la

« PreviousContinue »