Page images
PDF
EPUB

lourdes massues de cette populace représentative qui s'appelle les chambres portugaises. Nous comprenons que M. Thiers conserve son aisance, sinon une majesté imposante, au milieu des déclamations ou réclamations plus ou moins sérieuses et bruyantes de ses adversaires; nous comprenons que, lorsqu'il est interrompu, il puisse encore s'appuyer nonchalamment sur le rebord de la tribune, croiser ses bras comme Napoléon, ou avaler un verre d'eau sucrée, puis, avec son fin sourire, reprendre son discours au point où il l'a laissé; mais les chambres de Lisbonne (l'héréditaire aussi bien que l'élective) sont encore des assemblées novices, qui ont à faire, sinon leur éducation de salon, du moins leur éducation politique. Les murmures là sont des mugissements, les cris des vociférations, les gestes des menaces à poing fermé, les apostrophes des injures de taverne. Par exemple, un membre de l'opposition dit à un ministre : << Sous votre gouvernement, tout est concussion et simonie! » Le ministre se lève et crie à son antagoniste: «Lorsque vous étiez dans le cabinet, vous voliez bien plus audacieusement! Non, réplique l'autre, c'est vous qui êtes le plus gros voleur des deux ! » En vain le président agite sa sonnette de toute la vigueur de son bras, personne ne veut écouter que sa propre parole: une foule d'orateurs ou de criards se lève, prend d'assaut la tribune, ou, debout sur les bancs, déclame à qui mieux mieux, tandis que la galerie ajoute au tumulte le tapage de ses applaudissements. Si, dans de pareilles circonstances, un ministre ne maintient pas toujours son impassibilité, il ne faut pas oublier que le sang portugais coule aussi dans ses veines de ministre. J'étais dernièrement présent à une de ces séances si fréquentes, et j'aurais bien volontiers pris place à côté de Costa Cabral, pour lui offrir le verre d'eau sucrée parlementaire, lorsqu'à force de grossir sa voix pour dominer l'orage, il la perdit tout à fait. C'était à la chambre des pairs, où l'on pouvait croire la discussion terminée, sinon par les arguments, du moins par l'extinction des voix, qui rendit tout à coup muets le ministre et les stentors les plus furieux de l'opposition. Mais, profitant enfin de cette trêve forcée, se leva le comte de Lavradio, dont l'organe est si faible, qu'il n'avait réellement que cette chance pour se faire entendre. Au lieu de donner une leçon de modération aux

orateurs restés ainsi sur le champ de bataille, le comte, abusant à son tour de la circonstance et de son aigre faucet, se lança dans un crescendo de diatribes et de personnalités qu'on n'eût jamais attendues d'un diplomate et d'un homme du monde. Le lendemain, devait avoir lieu la discussion sur l'admission des pairs miguelistes, question délicate en Portugal, où les signataires de l'adresse qui invita don Miguel à s'emparer du trône appartiennent tous aux plus hautes familles. Aussi, le lendemain, tous les enrouements avaient cessé : l'occasion était trop belle pour ne pas reprendre les personnalités antiparlementaires. Malgré l'amnistie, malgré la sonnette du président, plusieurs des grands seigneurs amnistiés furent nominativement traités de parjures et de traîtres.

« Cette grossièreté de langage s'étend à tout ce qui touche à la politique; elle est d'autant plus remarquable que les Portugais se piquent d'être la politesse même, et portent réellement, dans les relations de la vie, une excessive courtoisie, un vrai raffinement de manières qui étonne les voyageurs du nord. Mais c'est là un vernis superficiel, c'est un masque qui tombe aussitôt que la politique est mise sur le tapis. Vous voyez alors le pair le plus affable, le député le plus caressant, changer leur sourire en grimace haineuse et maligne; la voix qui tout à l'heure affectait les intonations les plus affectueuses, se met au diapason de l'injure et accumule outrage sur outrage.

« Pendant les élections de 1842, un des électeurs choisis (c'est le système du double vote qui règne en Portugal) vota dans le sens ministériel, quoique ses amis politiques attendissent de lui un vote contraire. Le lendemain, dans le journal la Revolução de Setembro, parut contre lui cette sentence d'excommunication imprimée en grosses lettres qui remplissaient toute une page de la feuille : « En «< conséquence de sa trahison et de son infidélité politique, pour le «< punir de son outrage envers le collége électoral de l'Estramadure « et de son vote en faveur du plus odieux des gouvernements, Jao« Antonio Rodriguez y Miranda est ici voué au mépris public! »

REVUE BRITANNIQUE (OCTOBRE 1845).

HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE, par M. THIERS (1).

L'Histoire du Consulat et de l'Empire a été saluée à Paris avec toute l'exaltation de l'espérance et du triomphe. En Angleterre, quoique nous n'ayons été ni si impatients ni si enthousiastes, ce serait en vain qu'on voudrait nier que l'ouvrage de M. Thiers a excité aussi un intérêt plus qu'ordinaire. Ce ne sont pas naturellement les mêmes motifs qui ont ému les lecteurs des deux pays. En France, et plus particulièrement à Paris, on devine tout ce qui appelle l'attention sur une pareille histoire l'époque qui en est le

(1) Note du DIRECTEUR. Nous avons promis à nos lecteurs de leur faire connaitre le jugement des grandes Revues anglaises sur l'ouvrage de M. Thiers. Notre intention avait été de commencer par celui de la Revue tory (Quarterly Review); mais ce recueil trimestriel a cru devoir analyser d'abord l'Histoire de la Révolution, et n'est pas encore arrivé au Consulat dans son premier article. Nous donnons aujourd'hui le jugement de la Foreign Quarterly Review, organe du parti whig qui, en politique, s'est placé sous le patronage de lord Palmerston.

Cet article, comme celui de la Revue tory, débute par hors-d'œuvre biographique que, d'accord avec le traducteur, nous avons supprimé en grande partie, parce qu'il faut le dire, les critiques anglais ont eu le mauvais goût d'aller puiser leurs anecdotes sur M. Thiers dans des pamphlets publiés, en France même, à une époque où l'historien-ministre était calomnié jusque dans sa vie privée, par des recueils périodiques qui (circonstance assez originale) prétendaient volontiers traduire de l'anglais quelques-uns de leurs articles sur les illustrations de l'empire et de la révolution de Juillet. La Revue BritaNNIQUE est toujours restée étrangère à ces luttes de parti: elle n'a point de rétractation à faire pour le passé; elle ne veut pas être exposée à en faire pour l'avenir. Mais si son indépendance envers les hommes qui ont été ministres, envers ceux qui le sont, et envers ceux qui le seront encore, ne va pas jusqu'à traduire des libel'es, elle lui permet de laisser à la critique étrangère toute sa liberté de critique littéraire. Nous avons dit notre opinion personnelle sur l'ouvrage de M. Thiers: nous sommes donc doublement rassurés sur ce que peut penser l'historien de l'opinion des Revues anglaises, là où cette opinion peut paraître sévère, injuste, injurieuse même à ceux qui sont comme nous les admirateurs de son talent. Quant à sa biographie, nous sommes prêts aussi à l'insérer dans la Revue britannique, lorsque ce sera une véritable biographie et non un pamphlet calomnieux. Si, dans l'article que nous publions aujourd'hui, il est resté quelque allusion malveillante, nous protestons contre toute solidarité qu'on voudrait attribuer à la Revue Britannique.

sujet, l'homme étonnant qui occupe le premier plan du tableau, la révélation des ressorts secrets de son administration et de son gouvernement, enfin, la personne même de l'écrivain remarquable qui s'est imposé la tâche de raconter des scènes si dramatiques et des événements auxquels rien ne peut se comparer dans les annales du monde. Parmi ces causes qui excitent aussi une ardente curiosité en Angleterre, en Allemagne et en Amérique, n'oublions pas ce désir d'étudier à la fois le héros et l'historien, qui, l'un et l'autre, sont montés si haut après être partis de si bas, qui, l'un et l'autre, sont tombés après avoir conquis par eux-mêmes une si brillante fortune... alternatives rapides, bien faites pour vivement préoccuper ces paisibles lecteurs à qui il n'a pas été donné d'être hier un petit officier d'artillerie et demain un empereur, ni même hier un homme de lettres pauvre, et demain un premier ministre.

Les premiers volumes de l'Histoire de la Révolution annoncèrent bientôt tout ce qu'on devait attendre d'un esprit qui exposait, d'une manière à la fois si claire et si pittoresque, ce qu'on appelle en France les situations des partis et des individus. Une page de M. Thiers était souvent tout un tableau brillant de couleurs et de vie. Le lecteur voyait de ses yeux les moindres détails du récit. Dans l'arène rouverte à toutes ces passions ardentes et terribles, spectateur d'abord désintéressé, il se sentait transporté ou entraîné comme les gladiateurs eux-mêmes, passant alternativement de la confiance au désespoir, du triomphe à la défaite... admirable résultat d'un style en apparence si simple et si facile, mais animé de toute la conviction personnelle de l'écrivain.

Quoique dans plusieurs passages de l'Histoire du Consulat et de l'Empire nous retrouvions quelques beaux vestiges de ces formes dramatiques, de cette chaleur enthousiaste, de ces descriptions pittoresques, nous y regrettons plus souvent encore l'absence de la jeunesse et de la sincérité qui entretinrent autrefois la verve de l'historien et l'intérêt du lecteur pendant dix volumes. La vie politique de M. Thiers a sans doute détruit le prestige qui ajoutait un charme indéfinissable à son vrai talent. Au publiciste qui parlait si bien des libertés publiques dans le Constitutionnel d'abord, et puis dans le National, a succédé l'homme voué au pouvoir, l'ex-ministre qui

ést prêt à accepter de nouveau un portefeuille, non pas pour faire triompher ses principes ou son parti, mais pour assouvir sa soif de grandeur personnelle. Nous n'avons plus devant nous l'éloquent panégyriste de Danton, celui qui réhabilitait la mémoire de Hérault de Séchelles, celui qui exaltait l'énergie républicaine de Hoche, mais le politique qui, dans le maniement des affaires, a perdu ses anciennes illusions avec ses premières sympathies.

L'Histoire de la Révolution française se terminait avec le Directoire.

Le Directoire avait duré quatre ans, depuis le 14 brumaire an IV jusqu'au 18 brumaire an VIII. Son personnel et ses actes sont appréciés avec trop d'indulgence par M. Thiers. Letourneur manquait d'énergie; Laréveillère était la dupe d'une imagination malade; Rewbell, aimable homme dans sa famille, était un sauvage brutal et féroce dans la vie publique ; Carnot n'est pas le seul qui l'ait accusé de péculat. Gohier était sans doute un honnête homme; avocat de troisième ordre quant au talent, il avait toujours dans la bouche les mots de patrie, de vertu et de liberté; mais il faut quelque chose de plus que des mots pour gouverner des hommes. Nous avons déjà assez qualifié Barras, et cependant nous avons oublié un de ses vices; Barras était un joueur de profession. Personne n'a jamais mis en doute la probité et les bonnes intentions de Carnot reste Sieyès, celui de tous les directeurs dont le portrait semble tracé avec le plus de soin dans l'ouvrage de M. Thiers. Selon nous il y est aussi trop vanté, et cet abbé républicain y reçoit plus d'honneur que n'en mérite son importance réelle. On aura beau lui attribuer la réunion des trois ordres, la division de la France en départements et la création de la garde nationale, ce n'est pas encore assez pour dire qu'on lui dut les plus grandes et les plus belles conceptions de la révolution française, ni (assertion contradictoire) que, quoique privé d'éloquence, il fût presque le rival de Mirabeau! Réservé, silencieux, ou s'exprimant par courtes phrases, Sieyès était quelquefois élevé, quelquefois vide, plus souvent cbscur, sec dans la discussion, abusant de la métaphysique, fatigant. D'un tempérament froid et flegmatique, son silence passait pour sagesse, sa réserve pour profondeur; mais il était à la fois orgueilleux et vain : en flallant

« PreviousContinue »