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FRAGMENT

PAR M. LE COMTE LANJUINAIS,

PAIR DE FRANCE, ANCIEN CONVENTIONNEL.

Décembre 1823.

On avait massacré à Paris, à Reims, etc., dans le mois de septembre 1792; on avait écrit de Paris à toutes les villes de France la fameuse lettre qui signifiait Tuez, nous avons tué. Cette circulaire avait été remise aux clubs affiliés , par des orateurs de Paris, chargés de la commenter de vive voix. Les massacreurs signataires et d'autres complices étaient dans la Convention. Ils n'yétaient pas sans inquiétude; les procédures contre eux étaient ordonnées; malgré les efforts audacieux des chefs et des complices; elles arrivaient au ministère de la justice, qui avait été ministère de Danton, et d'où était parti l'ordre des massacres. Trois fois en un mois ou deux, le feu prit dans les bureaux de ce ministère, où j'avais vu ces pièces déposées en plusieurs liasses. Le nombre des coupables, leur audace même procurèrent enfin l'impunité. Ils voulaient se venger.

Arrivale 21 janvier; ce fut une nouvelle cause de

discordes et de haines. La crête de la Montagne faisait établir le système des emprisonnemens des suspects, à Lyon, Nantes, Marseille, Strasbourg, etc. La majorité des députés avait ordonné, pour la sùreté de la Convention, une garde départementale; la crête de la Montagne en frémit; et, pour contrebatterie, elle inventa le crime du fédéralisme. Elle ne voulait pas souffrir, elle ne souffrait pas qu'on travaillât à la constitution; si elle la voulait, c'était seulement anarchique, telle qu'elle fut ensuite votée. Depuis janvier jusqu'en juin 1793, au nom de la commune de Paris, elle ne cessa de demander des victimes parmi les députés modérés, et sans reproche, qu'elle affectait d'appeler traîtres et infidèles.

Danton, Marat et Robespierre, avec leurs affidés, conspiraient pour épurer la Convention. Pitt et les émigrés à Londres, et leurs correspondans à Paris, fomentèrent ce projet et y concoururent effectivement. La crête de la Montagne voulait régner par le sang, l'anarchie, la terreur et l'immoralité; les émigrés et la première coalition, première sainte alliance, si l'on veut, prétendaient détruire la Convention, la dissoudre, et tout au moins déshonorer par des troubles et des excès la cause de la liberté ; il fallait ne rien laisser faire de bon à ces gens-là (1). Sept étrangers, sept

(1) Voyez les Constitutions françaises, par l'auteur ; in-8°, t. I,

agens du dehors, Desfieux, Proly, Pereyra, Dubuisson, les deux frères Frey, Gusman, etc., tirés du club des cordeliers et de celui des jacobins, furent par la commune érigés en comité d'insurrection. Ils dirent bientôt dans leurs écrits séditieux que le peuple souverain avait retiré à lui ses pouvoirs et les leur avait confiés. Avant le 31 mai, une commission de douze conventionnels, chargée de prévenir les complots que l'on tramait dans la capitale, fut dissoute par suite d'intrigues et de procédés qui répandirent de plus en plus la terreur; Pache, maire de Paris, et Chaumette, procureur de la commune de Paris, tous deux ex-instituteurs d'émigrés, et tous deux grands acteurs dans les conciliabules anarchiques, firent publier, placarder, présenter des pétitions contre les députés infidèles, contre moi qui avais à Rennes mal parlé de la circulaire sanglante; qui n'avais point voté la mort du tyran; qui avais combattu les mesures acerbes; qui avais refusé à haute voix, et en séance même, de concourir à organiser le tribunal révolutionnaire; enfin qui avais obtenu le décret de partage de la grande commune en douze municipalités.

Des commissaires de cette grande commune, accompagnés des secrétaires municipaux, avec tables, encre et des papiers et des registres, se promenèrent dans Paris au son d'un tambour d'alarme, et précédés d'une milice, demandant et recueillant les signatures des passans contre les vingt-deux dont les noms varièrent trois fois en

peu de mois. Cela se faisait pendant des haltes solennelles où l'on déclamait contre les vingtdeux. J'ai entendu, j'ai vu cela de mes yeux; j'ai entendu Marat, se disant visiter les postes de la garde nationale, et suivi d'une troupe de déguenillés qu'il appelait le peuple; je l'ai entendu se retournant leur dire très-haut: Peuple! s..... ces b...... là ne peuvent pas te sauver; il te faut un roi....... C'est avec cette audace qu'il avait écrit en ses feuilles incendiaires : Il faut cent vingt mille tétes..... Peuple malheureux, pille les boutiques.... L'épouse de Roland a reçu hier Lanjuinais dans son boudoir et l'a caressé par de petits soufflets..... Notez que je n'ai vu madame Roland dans aucune occasion; j'étais absent de la séance quand elle comparut à la barre de la Convention, et je ne lui ai jamais fait de visite.

Le 30 mai, j'allai à l'Évêché assister, dans le parterre, aux séances du comité insurrecteur de la commune ; j'entendis arrêter les dernières mesures, et notamment le son du tocsin pour le 31 mai, à l'heure de minuit prochaine; j'annonçai de suite ces projets, comme témoin, à la séance du soir de la Convention, ledit jour 30 mai; les conjurés, entre autres Chabot, Legendre, etc., me traitèrent de peureux, de rêveur, de calomniateur, et firent passer à l'ordre du jour.

Cependant le 51 mai le tocsin est sonné, ensuite la générale bat, le canon d'alarme est tiré; cela recommence trois jours de suite. Les courriers de la

poste et les administrateurs sont arrêtés par ordre du comité insurrecteur qui ose violer le secret des lettres; les barrières de Paris sont fermées; ce même jour 31 mai, la Convention s'assemble à six heures du matin; on cherche à la rassurer, cela est connu. Elle résiste deux jours de suite, et une grande partie du troisième, aux cris, aux pétitions, aux scènes violentes des insurrecteurs, et au spectacle de cent un mille hommes de cavalerie, d'artillerie et d'infanterie qui entourent les Tuileries, lieu des séances; on voyait en armes avec eux les fameux Marseillais, les soi-disant défenseurs de la république et tous les gardes nationaux trompés la plupart, ou marchant avec répugnance, et en vue de maintenir l'ordre; tous étaient commandés par le trop fameux Henriot.

Le 1 et le 2 juin (1) les scènes d'anarchie, les rassemblemens, les menaces, et les pétitions séditieuses continuent; le 2 juin la Convention rend son second décret en notre faveur, dont le sens est que les députés qu'on veut proscrire sont innocens. Ce jour je parlai deux fois contre les arrestations arbitraires dénoncées par des pétitions. A la seconde fois, Legendre, boucher, faisant avec effort le geste du merlin, me menaça et cria : Descends ou je vais t'assommer. Son geste m'inspira; je le fis taire et s'asseoir en lui disant à

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(1) J'ai vu, le 2 juin, distribuer publiquement des assignats à l'élite des cent un mille hommes.

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