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à celui de sa famille; il faut surtout qu'il cherche à plaire bien plus à la génération présente qu'aux générations à venir. Or, on conviendra que des lois qui agissent de cette manière sur les esprits, ne sont favorables ni à la production des bons ouvrages, ni à l'intérêt bien entendu des auteurs et de leurs familles.

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En général, les hommes font, pour assurer l'existence et le bonheur de leurs enfans, des efforts plus considérables que pour assurer leur propre bien-être. Rien n'excite autant une personne à conserver et à augmenter ses richesses que la certitude de les transmettre à ses descendans: l'esprit de famille est le principe conservateur de toutes les propriétés. Qu'un gouvernement déclare qu'à l'avenir les enfans ne jouiront que pendant vingt années, des biens que leurs parens leur auront transmis, à l'instant on verra commencer la décadence de toutes les fortunes privées. On pourra bâtir encore des maisons, faire des plantations, ou se livrer à d'autres travaux; mais les frais seront calculés sur la durée de la jouissance promise. On cherchera tout naturellement à ne donner à chaque chose qu'une durée égale au temps accordé pour la jouissance, et le gouverne

ment, qui aura cru s'enrichir en s'emparant de toutes les successions, ne recueillera que des débris. C'est à peu près de cette manière que les choses se

sont passées dans les pays soumis à l'empire turc. Si telle est la tendance générale du genre humain, elle doit se rencontrer dans les auteurs de compositions littéraires, comme dans les autres classes de la société, à moins qu'on ne prétende qu'ils forment une espèce particulière qui n'est pas soumise aux lois générales de l'humanité.

On reconaîtra sans peine que les hommes qui se livrent à diverses branches d'industrie, n'y sont généralement portés que par le désir d'accroître ou de conserver leur fortune, et par celui d'assurer l'avenir de leurs familles, et qu'une loi qui ferait cesser les motifs qui les y déterminent, mettrait par cela même un terme à leurs travaux; on conviendra même que les hommes qui se livrent à des compositions littéraires, sont soumis à l'influence des deux principales causes qui déterminent l'espèce humaine à se livrer au travail, le désir de se procurer des moyens d'existence et d'assurer un avenir à leurs familles; mais on dira qu'ils sont placés sous l'influence de causes particulières, qu'ils sont mus par l'amour de la gloire ou de la célébrité, et par le désir d'instruire et de réformer les nations.

Cela est incontestable, non pour tous, mais du moins pour quelques-uns; il est très-vrai qu'il se rencontre quelquefois des hommes disposés à sacrifier leur fortune et le bien-être de leurs familles à

l'amour de la gloire, et à l'espérance de rendre de grands services à leurs semblables; mais, si le désir d'être utile à l'humanité est assez puissant chez un homme pour le déterminer à sacrifier l'amour des richesses et même l'esprit de famille, il y a peu de générosité à se fonder sur l'existence de ce désir, pour exiger de lui un tel sacrifice, et lui refuser des garanties qu'on serait obligé de lui donner, s'il n'était mu que par les sentimens les plus vulgaires. On donne à l'homme qui se livre à l'industrie la plus commune, la garantie que les richesses qu'il produira, passeront à sa famille, et ne lui seront jamais ravies, parce qu'on est bien convaincu qu'il n'y aurait pas de production sans cette garantie; on suppose que les hommes qui se livrent à des travaux littéraires ont des sentimens plus élevés, plus généreux, et la supposition de ce sentiment leur fait refuser une garantie qu'on leur donnerait, si l'on avait la certitude qu'il n'existe pas !

Rien ne prouve mieux combien peu l'on a consulté, dans cette matière, les lois auxquelles la nature humaine est soumise, que les dispositions faites, dans quelques pays, à l'égard des universités et de certains colléges. On admet, à l'égard de ces corporations, l'existence de la propriété littéraire presque dans toute son étendue, dans la vue, dit-on, d'encourager la propagation des lumières. Mais

peut-on croire raisonnablement qu'un écrivain

fera, dans l'intérêt d'une corporation, des sacrifices et des efforts qu'il ne ferait pas dans l'intérêt de ses enfans? Si l'on n'a considéré que les bénéfices pécuniaires que les universités retirent des ouvrages qui leur sont donnés, ils méritent à peine d'être considérés comme un encouragement au progrès des sciences. Un bon ouvrage qu'on ne peut se procurer qu'en payant un droit d'auteur, est infiniment plus utile que dix ouvrages médiocres ou mauvais, qu'on peut obtenir sans payer un droit semblable. Le prix des livres qu'on achète dans les universités ou dans les colléges, pour l'instruction des jeunes gens, entre pour peu de chose dans les frais de leur éducation, et la partie de ce prix qui revient aux auteurs mérite à peine d'être comptée.

Suivant les lois françaises, le temps pendant lequel un ouvrage littéraire n'est pas livré à tous ceux qui veulent le réimprimer et en vendre des exemplaires, se divise en deux parties : l'une, dont la durée est indéterminée, c'est la vie de l'auteur; l'autre, dont la durée a été fixée par les lois. Si après avoir publié un ouvrage, l'auteur vit trente années, la jouissance sera de cinquante ans ; elle ne sera que de vingt, s'il meurt immédiatement après la publication. Cela pourrait avoir quelque apparence de raison, s'il dépendait de chacun de prolonger la durée de sa vie; mais, comme la mort. n'est pas un événement qu'on puisse éloigner à son

gré, la disposition est en sens inverse du bon sens et de l'humanité.

Il ne faut pas perdre de vue, en effet, qu'aux yeux de tout homme soumis aux lois générales de notre nature, ses intérêts et ceux de sa famille sont identiques; ils ne forment qu'un seul et même intérêt. Supposons donc qu'un auteur ayant une famille, vive pendant vingt ou trente ans après avoir publié ses ouvrages, il aura le il aura le moyen d'élever ses enfans, et de les faire jouir pendant le même espace de temps du fruit de ses travaux. Lorsque la mort le séparera d'eux, ils seront complétement élevés, et pourront pourvoir par leurs propres moyens à leur existence; cependant, ils auront encore, pendant vingt années, la jouissance exclusive de ses ouvrages. Si, au contraire, il meurt après la publication de ses écrits, laissant ses enfans en bas âge, la famille, privée de ses secours, n'aura que la même jouissance de vingt années.

La mort de l'auteur est presque toujours une circonstance complétement étrangère aux sacrifices de temps et de fortune que la composition de l'ouvrage a exigés; elle ne devrait donc, ni en augmenter, ni en diminuer la valeur commerciale. Mais tout est contradiction dans les dispositions faites sur les ouvrages littéraires : s'agit-il de priver les auteurs de toute garantie légale, après quelques années de jouissance? On semble croire qu'ils sont

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