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CHAPITRE XLVI.

Des rapports qui existent entre l'accroissement des propriétés, et l'accroissement des diverses classes de la population.

PLUSIEURS écrivains, ayant observé que, dans tous les pays, il y a toujours un certain nombre de personnes qui sont emportées par la misère ou par les maux qu'elle produit, ont pensé que partout la population s'élève au niveau de ses moyens d'existence, et qu'elle tend même à aller au-delà.

D'autres ont contesté la vérité de cette observa

tion; ils ont prétendu que l'accroissement des moyens d'existence, bien loin d'être en arrière de l'accroissement de la population, était, au contraire, plus rapide et tendait à le dépasser; ils se sont fondés sur ce que le nombre des familles aisées s'augmente sans cesse chez toutes les nations qui prospèrent.

Il est rare que les propositions générales qu'on fait sur une population nombreuse, soient parfaitement exactes, parce qu'une nation civilisée se divise toujours en un certain nombre de classes, et que ce qui est vrai pour les unes, ne l'est presque

jamais pour les autres. Le terme moyen de la vie, sur lequel tant de calculs ont été faits, par exemple, n'est pas le même dans tous les rangs de la société; il est infiniment plus court pour les classes qui sont sans cesse assiégées par le besoin, que pour celles qui jouissent de toutes les aisances de la vie.

Les mêmes expressions ne désignent même pas toujours les mêmes choses: une famille, née dans l'opulence, entend par ses moyens d'existence, autre chose que ce qu'entend une famille d'ouvriers qui fait usage des mêmes termes. Si chacune des deux se croit parvenue aux limites de ses ressources, quand elle ne peut plus s'accroître sans déchoir dans la société, on conviendra que, pour conserver son rang, il ne faut pas à chacune la même somme de richesses.

Ainsi, l'on peut bien admettre qu'en 'tout pays la population s'élève au niveau de ses moyens d'existence, et que les classes les moins prévoyantes et les moins riches les dépassent même souvent; mais il faut qu'il soit bien entendu qu'il y a toujours chez une nation civilisée, un nombre plus ou moins considérable de familles qui peuvent arriver là, non seulement sans manquer d'aucun des objets nécessaires à la vie, mais en jouissant même de beaucoup de choses dont le besoin n'est pas même senti dans d'autres classes de la société.

Entre le mendiant auquel il ne faut

pour exister

que du pain et des haillons, et le prince qui consomme chaque jour un capital suffisant pour faire vivre à l'aise et à perpétuité une modeste famille, il existe un grand nombre de classes intermédiaires, chacune de ces classes a des habitudes et des besoins particuliers, et considère comme nécessaires à sa conservation toutes les choses dont il lui serait imposssible de s'abstenir sans descendre dans un un rang inférieur.

Cette manière de juger ou de sentir n'est point particulière à une nation ou à une race; on l'observe chez tous les peuples qui ont fait quelques progrès; ce sentiment semble même se fortifier à mesure que la civilisation se développe de plus en plus. Il y a plus de honte à déchoir de son rang chez une nation qui prospère et qui jouit de toutes les garanties sociales, que chez une nation qui rétrograde vers la barbarie.

Il suit de là qu'en général, l'accroissement de la population, qui a lieu dans chacune des classes de la société, est en raison de l'augmentation des moyens d'existence exigés par ses habitudes et ses besoins particuliers. Si, par exemple, telles familles ne peuvent conserver leur rang ou leur position, qu'en dépensant annuellement une valeur de 6,000 francs, il faudra, pour que cette classe de la population s'accroisse d'une famille, qu'il se forme un revenu suffisant pour la faire vivre.

Ce n'est qu'en prenant ainsi en considération les besoins, les habitudes et même les préjugés de chacune des classes de la société qu'on peut dire, comme Montesquieu, que partout où une famille peut vivre à l'aise, il se forme un mariage.

Il n'est presque aucun genre d'industrie qui puisse produire des revenus un peu considérables, sans le secours d'un nombre plus ou moins grand de personnes. Il faut, pour rendre une terre fertile, le concours de plusieurs ouvriers qui se livrent directement aux travaux de l'agriculture; il faut, de plus, que d'autres ouvriers se livrent à la fabrication des instrumens dont les premiers ont besoin. Le propriétaire de la terre la plus fertile qui serait réduit à la cultiver de ses propres mains, et qui n'aurait pas d'autres instrumens que ceux qu'il aurait lui-même fabriqués, n'en tirerait presqu'aucun revenu.

Un fabricant ne saurait non plus tirer presque aucun avantage de ses machines ou de ses capitaux, s'il n'avait, pour les mettre en œuvre, que ses forces individuelles ; il ne peut tirer de ses propriétés et de son industrie, un revenu suffisant pour faire exister sa famille, qu'en employant un certain nombre d'ouvriers.

Un commerçant ne peut également faire son commerce qu'au moyen d'un certain nombre de personnes qui sont employées, soit au transport

de ses marchandises, soit à faire l'office de commis. Il résulte de là qu'on ne peut former, dans les classes élevées de la société, des moyens d'exis

tence pour une famille nouvelle, sans créer en même temps des moyens d'existence pour un nombre plus ou moins considérable d'autres familles dont les besoins sont moins étendus.

Si, pour établir un de ses enfans, un riche cultivateur, par exemple, convertit en une ferme un vaste marais; il est évident qu'il crée des moyens d'existence pour une famille de fermiers, et pour un certain nombre d'ouvriers et de domestiques.

Il est également évident que le manufacturier qui fonde une nouvelle fabrique, le commerçant qui fonde une nouvelle maison de commerce, créent des moyens d'exister pour les ouvriers ou les commis qui seront nécessaires à ces nouveaux établissemens.

Toutes les fois donc que de nouveaux moyens d'existence se forment chez une nation, les classes de la population qui vivent du travail de leurs mains, s'accroissent d'une manière beaucoup plus rapide que celles qui vivent des revenus de leurs terres ou de leurs capitaux; l'établissement d'une manufacture nouvelle, qui n'augmentera que d'une famille la classe des fabricans, augmentera peutêtre de vingt ou trênte familles la classe qui lui fournit des ouvriers ou des domestiques.

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