Page images
PDF
EPUB

à sa déclaration, elle aurait dû garantir cette jouissance à perpétuité; mais alors elle serait arrivée à l'absurde; les arts et le commerce auraient été réduits à jamais en monopole, au profit d'un petit nombre de familles : on eût condamné l'espèce humaine, au nom du droit naturel, à rester stationnaire.

Les peuples admettent les uns à l'égard des autres le principe de l'occupation pour les choses purement matérielles; mais ils sont loin de l'admettre pour les découvertes faites dans les arts. Une découverte faite en France ne donne, en Angleterre,aucun privilége à l'inventeur. La loi française est si loin de reconnaître la propriété des découvertes faites et exploitées dans les autres pays, qu'elle encourage les nationaux à les introduire en France. Celui qui importe parmi nous une branche nouvelle d'industrie, peut en obtenir l'exploitation exclusive, même contre l'inventeur. On ne peut pas dire cependant que l'Assemblée constituante se proposait d'encourager le vol.

S'il était vrai que toute idée nouvelle, dont la manifestation peut devenir utile à la société appartient primitivement à celui qui l'a conçue, et que ce serait atttaquer les droits de l'homme dans leur essence, que de ne pas regarder une decouverte industrielle comme la propriété de son inventeur, il s'ensuivrait qu'à l'instant où un pro

cédé industriel aurait été trouvé et mis en pratique sur un point du globe, le genre humain tout entier devrait se l'interdire, et que nul ne pourrait en user sans blesser les droits de l'homme dans leur essence.

Ayant eu occasion d'examiner ailleurs les principes proclamés par le décret de l'Assemblée constituante, et les doctrines des écrivains qui les ont développés, je dois me borner à rappeler ici les motifs qui me les ont fait paraître douteux.

On voit, dans les considérans du décret de l'Assemblée constituante, comme dans les écrits qui les ont développés, deux espèces de motifs : les principaux sont tirés du droit naturel qu'a tout inventeur d'exploiter exclusivement le genre d'industrie qu'il a découvert; les autres sont tirés de l'utilité publique. Ceux-ci sont purement hypothétiques; ils n'existent que par supposition. Personne n'affirme que le défaut de monopole en faveur des inventeurs, ait découragé l'industrie, et occasionné l'émigration de plusieurs artistes distingués. On dit qu'il peut avoir produit de tels effets; mais comme ce n'est là qu'un motif secondaire, on ne daigne même pas examiner s'il est justifié ou contredit par les faits.

Il est des légistes qui ne voient dans les lois que

des conséquences d'un petit nombre de principes placés hors du domaine du raisonnement, et qui raisonnent comme de véritables théologiens. En effet, aussitôt qu'on cesse de traiter ces principes comme des dogmes, et qu'on refuse d'y croire sans examen, ils ne signifient plus rien, même pour ceux qui les invoquent. Comment en prouveraiton la vérité, puisqu'ils forment les premiers élémens du raisonnement?

Mais, dit-on, ces principes n'ont pas besoin de démonstration; ils sont évidens par eux-mêmes: il suffit de les énoncer pour que tout le monde les reconnaisse ; l'auteur de la nature les a gravés dans tous les esprits. Voilà des faits affirmés d'une manière bien positive; mais où en est la preuve? Quels sont les hommes qui en ont constaté l'existence et l'universalité?

Cela n'est pas nécessaire, ajoute-t-on; on ne prouve pas plus l'évidence, qu'on ne prouve la lumière: ceux qui ne sont pas organisés de manière à en être frappés immédiatement, ne sont pas organisés de manière à en comprendre la démonstration. Il n'y a rien à répondre à ce raisonnement, et il ne nous reste plus qu'à examiner dans quelle proportion les aveugles sont aux voyans. Cet examen ne sera pas inutile; car il pourrait bien avoir pour résultat de prouver à des hommes qui se croient organisés de manière à être frappés par la

lumière, qu'ils ne sont pas moins aveugles que ceux qui, pour croire à l'existence de la lumière, demandent qu'on leur en donne des preuves.

Il est donc aussi clair que le jour qu'un homme qui fait la découverte d'un procédé, qui aperçoit ce que d'autres n'ont pas aperçu avant lui, qui fait de ses organes un usage que d'autres n'en ont jamais fait, qui donne à de la matière un genre d'utilité que personne ne lui avait donnée, acquiert par cela même le droit exclusif de créer ce genre d'utilité, de faire un tel usage de ses organes, ou d'exécuter un tel procédé. Ce droit qu'il acquiert par son invention, ne lui est pas attribué par les lois de son pays, puisqu'il est, au contraire, la base sur laquelle reposent les lois. Il est éternel, immuable, indépendant de toute institution; il est par conséquent universel, et n'est limité ni par les bornes des États, ni par les montagnes, ni par les mers.

Voilà des vérités évidentes par elles-mêmes, gravées dans tous les esprits et dans tous les cœurs, et qui ne peuvent être contestées que par des hommes qui ont fermé les yeux à la lumière. Suivons-les dans l'application, et nous en serons encore plus vivement frappés. Le premier homme qui conçut et exécuta l'idée de transformer un morceau de bois en une paire de sabots, ou une peau d'animal en une paire de sandales, acquit par ce seul fait le droit exclusif de chausser le genre

humain. Dès ce moment, tous les hommes se trouvèrent dans l'obligation de marcher nus-pieds, ou d'aller se pourvoir de chaussures auprès de l'heureux inventeur. Si la découverte fut faite par un habitant du pôle boréal, les habitans du pôle austral ne purent, sans blesser les droits de l'homme et sans violer les principes gravés dans tous les cœurs, se permettre de porter des sabots sans les avoir achetés à l'autre extrémité du globe. Si l'inventeur ne put pas en fabriquer une quantité suffisante pour chausser toutes les nations du monde, ou s'il mit un prix qu'on n'eût pas la possibilité de payer, on dut aller sans chaussure et s'écorcher les pieds, de peur de blesser les droits de la nature. Tout cela est clair comme le jour, incontestable comme la lumière pour quelques-uns de nos doc

teurs.

Il n'est pas moins évident à leurs yeux que le premier homme qui, découvrant un grain de blé, s'avisa de le déposer dans le sein de la terre, de le faire multiplier, et de fabriquer du pain, acquit le droit exclusif de se nourrir et de nourrir le genre humain avec cette nouvelle espèce d'aliment. Dès ce moment, les peuples de toutes les races, blancs, noirs, jaunes, rouges et basanés, durent traverser les mers et les montagnes pour aller se pourvoir de pain auprès de l'inventeur. Ceux qui ne purent faire le voyage furent obligés de continuer de

« PreviousContinue »