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Montesquieu seraient devenues sa propriété, celles que puisa ce grand écrivain dans les auteurs qui l'avaient précédé, devinrent les siennes.

Mais ce n'est pas dans des cas semblables que s'élèvent les questions de propriété littéraire. Le libraire qui publie et met en vente les tragédies de Racine, les donne sous le nom de cet auteur, et ne les donne pas sous le sien. Les eût-il apprises par cœur, il n'aurait garde de publier, comme siens, les vers de Phèdre ou d'Athalie; s'il faisait une pareille folie, il pourrait bien se couvrir de ridicule, mais il ne persuaderait à personne que ces vers sont une œuvre qui lui appartient. Si ce système d'appropriation par communication était fondé, il s'ensuivrait que toute comédie serait l'œuvre des comédiens qui l'auraient apprise; s'étant approprié les pensées et les expressions du poète, il ne leur resterait qu'à s'en approprier la gloire et le profit.

Un ouvrage littéraire ne se compose pas seulement des idées et des sentimens qu'il exprime; il se compose aussi de l'ordre dans lequel ces sentimens et ces idées sont rendus ; des termes ou des expressions que l'auteur a employés pour les communiquer; de l'arrangement de ces termes ou du style de l'écrivain; le nom et la réputation de l'auteur sont, presque toujours, un des élémens qui forment la valeur de l'ouvrage.

La même pensée peut se présenter à l'esprit de

plusieurs personnes; divers écrivains, sans s'être communiqués, peuvent écrire l'histoire des mêmes événemens; ils peuvent traiter la même science, faire un poème sur le même sujet; mais jamais il n'est arrivé, et je ne crois pas qu'il arrive jamais, que deux auteurs qui n'ont eu, entre eux, aucune communication, aient produit ou produisent deux ouvrages parfaitement identiques l'un à l'autre.

Peut-on penser, par exemple, que si Virgile était mort dans l'enfance, ou s'il avait jeté ses écrits au feu, sans les avoir communiqués à personne, un poème semblable en tout à l'Enéide aurait été produit par un autre écrivain? Pourrait-on accuser sérieusement La Fontaine d'avoir dépouillé quelqu'un de ces contemporains ou de ses successeurs de l'honneur d'avoir composé les fables que cet écrivain inimitable nous a données? Si Molière n'avait point écrit, un autre aurait-il fait des comédies exactement semblables à celles qui existent sous son nom? Personne ne peut le croire.

Les phénomènes de ce genre peuvent être mis au rang des choses impossibles; cependant, quand même on admettrait, dans la spéculation, qu'ils ne sont pas impossibles, cette supposition ne conduirait à rien, dans la question de la propriété littéraire. Il n'arrive jamais, en effet, que l'imprimeur ou le libraire, qui multiplie, sans autorisation, les copies d'un écrit qu'un autre a composé, et qui

les vend à son profit, élève la singulière prétention d'avoir été devancé dans la production de l'ouvrage. Nul ne prétend qu'il l'aurait lui-même composé, s'il n'avait pas été prévenu, ou qu'il s'est rencontré avec l'écrivain qui l'accuse de l'avoir volé, et que, s'il y a identité entre les deux écrits, cela tient à un pur effet du hasard.

On ne prouve donc rien contre l'existence de la propriété littéraire, quand on dit qu'une pensée devient la propriété de toute personne qui la conçoit. La seule conséquence raisonnable qu'on puisse tirer de là, c'est que chacun a le droit d'exprimer, à sa manière, et sous son nom les opinions qu'il a conçues ou adoptées. Mais celui qui multiplie, pour les vendre, les copies des ouvrages d'un écrivain célèbre, n'a nullement la prétention de publier ses propres pensées dans un langage qui soit à lui. Il arrive même souvent qu'il n'a pas lu l'écrit dont il multiplie les copies, ou que, s'il l'a lu, il ne l'a

pas compris ou ne l'approuve pas complétement. Comment dire alors qu'il ne publie que les pensées qu'il s'est appropriées en les faisant passer dans son esprit?

On a fait un autre raisonnement pour prouver la non-existence de la propriété littéraire; on a dit que, du moment qu'un écrivain avait livré au public une ou plusieurs copies de son ouvrage, chacun pouvait les multiplier et les vendre sans que l'auteur

eût aucun moyen de l'empêcher. De là on a tiré la conséquence que les écrivains n'ont, sur leurs écrits, que les droits qui leur sont donnés par l'autorité publique, c'est-à-dire par les lois ou les décrets des gouvernemens, et par les tribunaux qui en assurent l'exécution. Ces droits, dit-on, ne sont qu'un véritable monopole.

Je suis obligé de rappeler ici que les gouvernemens n'ont pas la puissance de changer la nature des choses ; ils ne peuvent pas faire que ce qui, de sa nature, est juste, ne le soit pas, et que ce qui ne l'est pas, le soit. La propriété résulte d'un certain ordre de faits, et non des déclarations de l'autorité publique; le devoir des gouvernemens et surtout des hommes qui font des lois, est de la faire respecter : elle a donc une existence indépendante d'eux et de leurs actes. Les gouvernemens ne créent pas le droit; ils le proclament et le protégent quand ils sont bons; ils le dénient et le violent quand ils sont mauvais.

Si, de l'impossibilité dans laquelle un auteur se trouve d'empêcher, par sa propre force, la multiplication et la vente des copies de ses ouvrages, on tirait la conséquence qu'il n'y a pas de propriété littéraire, on serait conduit à nier l'existence de toutes les autres propriétés; les droits de chacun seraient en raison de ses forces individuelles. Quel est l'homme qui, ayant des propriétés territoriales

un peu étendues, pourrait, par lui-même, empêcher que d'autres n'en prissent les fruits? Serait-il sur tous les points en même temps? y serait-il en force pour repousser les assaillans? Les propriétés mobilières seraient-elles plus respectées que les propriétés immobilières (1)?

Pour décider si la propriété littéraire a une existence réelle, et si ce que nous désignons par cette expression, n'est pas un monopole conféré par les gouvernemens aux hommes qui écrivent, au préjudice de ceux qui lisent, il faut donc examiner si nous rencontrons dans les productions de ce genre

(1) Rien n'est plus commun que de voir confondre le pouvoir avec le droit, surtout quand il s'agit de droit naturel. Tout individu, par les droits naturels du genre humain, dit un jurisconsulte anglais, est autorisé à exercer un pouvoir sans contrôle sur toute propriété dont il est une fois légalement en possession, soit qu'il l'ait obtenue par achat, soit qu'il l'ait produite par son travail. L'acquéreur d'une marchandise quelconque, d'une machine, ou d'un livre, serait donc libre de disposer de ses biens de la manière qui lui serait la plus avantageuse, et il pourrait multiplier le nombre des machines ou des livres autant que l'exigerait son intérêt ou son plaisir. — Ce droit naturel à une liberté illimitée de commerce a été envahie à différentes époques par les souverains ou par des individus. » (Richard Godson, Practical treatise on the law of patents for inventions and of copyright, b. I. ch. I, p. 1.) — Il est évident que cet écrivain prend ici le pouvoir pour le droit, et qu'il met en principe ce qui est en question.

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