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2741 G98

V.3

632-145

AVANT-PROPOS

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Chaque époque présente un fait capital, dominant, qui en est le trait caractéristique, et auquel les incidents secondaires se rattachent ensuite d'eux-mêmes. C'est comme un grand fleuve auquel les ruisseaux environnants viennent, l'un après l'autre, se réunir.

Ainsi, ce qui frappe le plus dans les premières années du second empire, c'est l'oubli complet où paraissaient tombés les terribles enseignements de 1814 et de 1815. Il semblait qu'on ne sût plus, en France, ce qu'il en coûte de se réfugier à l'abri d'un despotisme qui promet silence et repos.

Après la secousse soudaine et courte du 2 Décembre, tout était rentré dans l'ordre accoutumé; chacun de ceux qui restaient ou revenaient en France avait repris son train de vie ordinaire. Dans la classe moyenne, ceux-là mêmes qui avaient subi le coup d'État avec le plus de répulsion ou de

défiance en arrivaient, peu à peu, sinon à excuorigine, du moins à s'accommoder du fait accompli. Ils cherchaient, en dehors de la politique, domaine désormais interdit, - une sphère

d'activité qui, - dans cette période de rénovation industrielle et de grandes entreprises financières, -devenait souvent la source d'une fortune inespérée et de bénéfices fort propres à accroître encore l'indulgence pour un pouvoir fort. Il s'infiltrait ainsi, dans les âmes faibles (et on sait qu'elles sont nombreuses), une sorte de torpeur égoïste et tolérante. Par un tacite accord, on laissait passer sans protestation ces éloges officieux, intéressés, menteurs, qui faussent la confiance publique, corrompent la jeunesse, découragent les gens de bien, offensent la vertu, et sont comme le crachement du soldat romain au visage du Christ. Ce qui confirme, une fois de plus, cette vérité, c'est qu'à leur insu les contemporains d'un régime se laissent toujours pénétrer, jusqu'à un certain point, par les sentiments et les idées même qu'ils répudient.

Dans son exil hautain, Victor Hugo avait beau affecter la sévérité granitique des rochers sur lesquels il venait contempler les tempêtes de

l'Océan; il devait reconnaître en lui-même que les cœurs, de l'autre côté de la Manche, n'étaient plus à l'unisson de sa propre haine, gardée vivace,

comme au premier jour, par la solitude et l'éloignement. Dans les Châtiments, il ne peut s'empêcher d'être frappé de ce qu'il appelle : « les éclatants mensonges du succès ». Le spectacle du crime politique victorieux, et dont le bonheur semble persister, lui arrache un cri de surprise et de douleur:

« Ce monde lå prospère; il prospère ! vous dis-je ! »

Avec une ironie mêlée de colère, le poète reconnaît la double force de Napoléon III:

« La caserne l'adore; on le bénit au prône ! »

A d'autres endroits encore s'échappent des aveux aussi instructifs qu'involontaires sur l'état matériel et sur les sentiments de la société française, prise à cette heure singulière de notre histoire:

« On boit, on mange, on dort, on achète et l'on vend.....
La Bourse rit; la hausse offre aux badauds ses primes....
Tout va bien! les marchands triplent leurs clientèles.....
L'argent coule aujourd'hui comme l'eau d'une source.....

Un Paris qu'on refait tout à neuf; des voitures
A six chevaux entrant dans le Louvre à grand bruit;
Des fêtes tout le jour; des bals toute la nuit !... »

a.

Et Victor Hugo n'a plus d'espoir que dans le temps, vengeur des fautes commises:

Puisque les plus fiers restent mornes...

Puisqu'on n'a plus de cœur devant les grandes tàches; Puisque les vieux faubourgs, tremblants comme des lâches, Font semblant de dormir.

Étrange moment que celui-là! Unis au télégraphe, les chemins de fer faisaient disparaître les distances; ce n'étaient plus seulement les marchandises qui voyageaient, mais les renseignements qui circulaient avec la rapidité même de la pensée; les barrières fiscales et commerciales s'abaissaient l'une après l'autre, étaient même sur le point de disparaître les différents peuples, en relations journalières, allaient tendre à l'unité morale du monde civilisé. En un mot, tout se renouvelait dans le domaine de l'industrie. Et, au même moment, - celui de la première exposition internationale en France! - tout sommeillait, tout se taisait, du moins, en politique. C'en était fait, semblait-il, de tout ce qui, jadis, pensait, méditait, créait, parlait, brillait, en un mot de tout ce qui rayonnait intellectuellement dans ce grand pays de France. L'art de gouverner paraissait réduit,

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