Page images
PDF
EPUB

ARCHIVES PARLEMENTAIRES

RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE

CHAMBRE DES DÉPUTÉS.

PRÉSIDENCE DE M. DUPIN.

Séance du lundi 30 mars 1835.

La séance est ouverte à une heure. Le procès-verval de la séance du 28 mars est lu et adopté.

M. le Président. La parole est à M. le comte Jaubert pour le rapport de la commission (1) chargée d'examiner le projet de loi, amendé par la Chambre des pairs, relatif à l'abolition des majorats.

M. le comte Jaubert, rapporteur. Messieurs, le projet de loi sur l'abolition des majorats, que vous avez voté dans la séance du 19 janvier dernier, est soumis de nouveau à vos délibérations, par suite des amendements qu'il a subis dans la Chambre des pairs, et dont je suis chargé de vous rendre compte.

Les discussions étendues, réitérées, qui ont eu lieu sur cette matière délicate (2), dispensent

[blocks in formation]

votre commission d'entrer ici dans de longs développements: il s'agit aujourd'hui moins de reprendre en quelque sorte une thèse de droit sur des systèmes qu'on peut regarder comme suffisamment débattus, que de faire entre eux un choix dicté par la raison politique.

D'accord, dès le premier moment, pour interdire à l'avenir toute institution de majorats, les deux Chambres l'étaient aussi pour conserver leur plein et entier effet à ceux des majorats actuellement existants, qui originairement furent constitués en biens du domaine extraordinaire, et sont connus sous le nom de dotations. Le droit évident des familles investies de ces dotations, et que de grands services rendus au pays avaient recommandées à la munificence impériale, l'intérêt même de l'Etat ou des anciens propriétaires auxquels la réversibilité est acquise, commandaient également cette disposition conservatrice.

Le dissentiment n'a jamais existé que sur le plus ou le moins de durée qu'il convenait d'accorder aux majorats constitués en biens particuliers.

Dans sa première résolution, en date du 20 mars 1834, la Chambre des pairs avait étendu aux majorats de ce genre actuellement existants, la même règle qu'aux dotations, et décidé, par conséquent, qu'ils ne s'éteindraient qu'avec la descendance des fondateurs.

La Chambre des députés, au contraire, a tou

[blocks in formation]

235361

jours pensé que les motifs justement invoqués en faveur des dotations, n'étaient point applicables aux majorats de biens particuliers; que du moment où on reconnaissait que cette dérogation au droit commun des successions était abusive et inconciliable avec l'esprit de nos institutions actuelles, on était logiquement conduit à la faire disparaître le plus promptement possible; qu'enfin le seul obstacle devant lequel le législateur pût s'arrêter était dans les droits acquis des personnes légalement intéressées au maintien temporaire du majorat ou appelées à le recueillir.

Mais que doit-on entendre par droits acquits? une longue et savante controverse s'est établie sur ce point. La Chambre, dans sa résolution du 17 janvier 1834, n'avait reconnu le caractère de droit acquis que dans les cas de mariages contractés depuis la création du majorat et antérieurement à la loi projetée. Depuis, et par sa résolution du 17 avril suivant, la Chambre, désirant diminuer d'autant l'intervalle qui la séparait de la résolution précitée de la Chambre des pairs, avait consenti à étendre le bénéfice du maintien temporaire du majorat aux appelés de la ligne directe des possesseurs nés ou conçus avant la promulgation de la loi, bien que, au jugement de plusieurs jurisconsultes distingués, l'expectative de ces appelés ne dût pas être considérée comme un droit absolu.

C'est dans ces termes que le projet de loi a été repris et voté de nouveau par la Chambre, le 9 janvier dernier, mais avec un amendement, proposé dans le cours de la discussion, et donnant aux fondateurs de majorats, pendant les six mois de la promulgation de la loi, le droit de modifier les conditions du majorat, de manière à établir l'égalité entre leurs héritiers. Cette exception au principe posé en faveur des appelés nés ou conçus, s'appliquait en réalité au plus grand nombre des majorats; car sur les 673 majorats existants, 589 sont encore entre les mains des fondateurs; mais elle devait elle-même cesser dans le cas où il existerait un appelé ayant contracté, antérieurement à la loi, un mariage non dissous, où dont il serait resté des enfants.

La Chambre des pairs s'est empressée d'admettre le principe de la disposition relative aux fondateurs; elle l'a même élargie en supprimant le délai de six mois. Mais elle s'est écartée du système des appelés, que vous aviez adopté comme règle générale. Non que la Chambre des pairs soit revenue à sa première résolution: elle aussi, Messieurs, a éprouvé le besoin de faire un pas vers la conciliation: elle a senti qu'en présence des intentions si hautement manifestées par la Chambre des députés, persister dans le maintien absolu des majorats de biens particuliers actuellement existants, c'était, en d'autres termes, prononcer le rejet du projet de loi.

La Chambre des pairs a donc adopté pour l'extinction soit des majorats qui sont déjà sortis des mains de leurs fondateurs, soit des majorats dont les fondateurs ne jugeraient pas à propos de profiter de la faculté ci-dessus exprimée, une règle uniforme, empruntée à l'ordonnance de 1747 sur les substitutions, et ainsi formulée :

Les majorats fondés jusqu'à ce jour, avec des biens particuliers, ne pourront s'étendre au delà de deux degrés, l'institution non comprise. >>

Le mot d'institution employé dans l'article 1er pour désigner l'acte même de fondation du ma

jorat, reçoit ici une acception différente, dérivée du régime des substitutions: il indique le premier appelé que le fondateur a en quelque sorte institué son successeur en conséquence, les biens composant le majorat, ne deviendraient libres qu'entre les mains du quatrième possesseur. Cette interprétation résulte de l'assimilation, qui a été tirée de l'ordonnance de 1747. S'il avait pu rester quelques doutes à cet égard, ils auraient été levés par la discussion qui a eu lieu à la Chambre des pairs, et surtout par le rejet d'un amendement par lequel un de MM. les pairs avait proposé de prendre le possesseur actuel pour point de départ des deux degrés.

Dans la pensée de la Chambre des pairs, l'article que je viens de transcrire aurait l'avantage de comprendre tout ce que la Chambre des députés a voulu accorder aux droits acquis ou réputés tels, et de dispenser, par conséquent, de l'énumération des exceptions contenues dans les articles 2, 3, 4, 5 et 6 de notre projet.

Sans doute, parmi toutes les familles où il existe des majorats non encore transmis, on trouverait difficilement un seul exemple où la limite des deux degrés ne comprendrait pas tous les appelés nés; il faudrait pour cela que le fondateur vit sa quatrième génération; le vénérable rapporteur de la Chambre des pairs qui est luimême fondateur d'un majorat, et qui jouit du bonheur assez rare de voir son arrière-petit-fils, sur la tête duquel le majorat réduit à deux degrés devrait s'éteindre, a donc eu sous ce rapport toute raison de dire que la limite des deux degrés suffirait presque toujours à la conservation des droits acquis. Mais il en est autrement pour les majorats qui auraient déjà été transmis. Dans cette catégorie, les uns sont actuellement entre les mains de l'institué, ou successeur immédiat du fondateur; d'autres ont déjà atteint le premier degré, quelques-uns peut-être le deuxième. Dans ces divers cas, il peut exister des appelés, même mariés, et le système de la Chambre des pairs les exclut. Il n'est donc pas exact de dire que ce système maintient tout ce que la Chambre des députés avait considéré comme droits acquis. D'autre part, au contraire, si le fondateur où bien l'un des appelés dans la limite des deux degrés, n'a pas encore d'enfants, et venait à en avoir plus tard, le système de la Chambre des pairs aurait pour effet de concéder des droits à des êtres qui ne sont pas encore nés. Donc la Chambre des pairs, en remplaçant par une règle inflexible le système de la Chambre des députés qui considérait avant tout les appelés à quelque degré qu'ils fussent du fondateur, tantôt est restée en deçà du but et tantôt l'a dépassé.

Le système de la Chambre des pairs s'écarte encore du nôtre, sous un autre point de vue. Nous avions restreint le droit de recueillir le majorat aux appelés de la ligne directe du possesseur actuel, à moins que le majorat n'eût été originairement constitué en faveur d'une ligne collatérale. La Chambre des pairs, au contraire, admet, dans la limite des deux degrés, le puîné ou le collatéral, à l'exclusion des filles du possesseur. On a réclamé dans le sein même de la Chambre des pairs, contre cette dévolution qui a semblé injuste; mais la Chambre des pairs a considéré qu'aux termes des statuts impériaux, les espérances légitimes, les droits éventuels qui résultaient de l'institution des majorats, n'étaient pas exclusivement renfermés dans la ligne directe du possesseur; que les puinés et les collatéraux du possesseur qui sont dans la ligne du

fondateur, étaient aussi des appelés; que si des motifs politiques déterminaient à enlever aux majorats existants, le caractère de la perpétuité, à imposer des bornes à leur durée, il n'appartenait pas au législateur de rien changer dans l'enceinte de ces limites nouvelles, à la destination du père de famille; que du moment où on assignait au majorat un terme de deux degrés, il était convenable de lui conserver jusqu'à l'expiration de ce terme, les autres conditions sous lesquelles il avait été originairement établi.

Votre commission, Messieurs, ne s'est pas dissimulé les objections assez graves qui pouvaient être élevées contre certaines conséquences de cette règle inflexible des deux degrés. Elle demeure convaincue que le système de la Chambre des députés était logiquement préférable, plus conforine aux vrais principes du droit, plus exempt de tout reproche de rétroactivité. En revanche, le système de la Chambre des pairs conduirait probablement avec plus de rapidité à l'extinction complète des majorats de biens particuliers; cette accélération n'est point à dédaigner, sans doute toutefois, et quelque prix que Vous y attachiez, vous ne l'accepteriez certainement pas si elle devait entraîner dans la constitution des familles, une de ces perturbations violentes devant lesquelles un législateur scrupuleux doit toujours reculer.

Mais, puisque la Chambre des députés ellemême avait eu assez de confiance dans la sollicitude paternelle des fondateurs, entre les mains desquels se trouvent les sept huitièmes environ des majorats actuellement existants, pour consacrer en leur faveur la faculté de modifier leurs majorats à l'effet d'établir l'égalité entre leurs enfants, il ne peut pas y avoir, pour le petit nombre de majorats du huitième restant, où le premier, ou même le deuxième degré a été atleint, un grand danger à s'en rapporter également au possesseur du soin de conserver les biens. Si alors le droit acquis de l'aîné est négligé, c'est au profit du principe de l'égalité des partages, qui est le but de la foi.

Quant au droit du collatéral, appelé aussi à titre de descendant du fondateur, comme la Chambre des députés ne l'avait admis dans aucun cas, il n'y a point lieu de s'y arrêter dans cette circonstance rare et éloignée.

Au reste, Messieurs, la considération qui a agi avec le plus de puissance sur l'esprit de la majorité de votre commission, a été celle-ci elle a craint, si elle avait insisté pour le maintien des mesures transitoires que vous aviez d'abord adoptées, de compromettre, au moins pour cette session, le principe même de l'abolition des majorats, et elle a mieux aimé assurer la consécration de ce principe par une concession dont vous avez vu d'ailleurs que la portée n'est pas très grande.

La majorité de votre commission vous propose, en conséquence, l'adoption de l'article 2 de la Chambre des pairs. Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, cet article dispense désormais de l'énumération des exceptions contenues dans les articles 2, 3, 4, 5 du projet de la Chambre des députés. Quant aux droits des veuves et aux actions des frères et sœurs, que l'article 6 de ce projet avait eu en vue, ils sont implicitement réservés par ce seul fait, que les majorats maintenus par l'article 2 continueront nécessairement à être régis jusqu'à la libération des biens sur la quatrième tête, par les statuts impériaux constitutifs des majorats. Or, ces statuts assurent les

droits des veuves, la réductibilité du majorat au décès du fondateur, si la quotité disponible a été dépassée, enfin l'éducation des enfants puînés dans les degrés subséquents.

La seconde partie du projet de loi de la Chambre des députés prononçait l'abrogation de la loi du 17 mai 1826 sur les substitutions à deux degrés. La Chambre des pairs s'est refusée à cette abrogation; ses principaux motifs ont été que les substitutions dont il s'agit, n'étaient pas contraires à l'égalité des partages, puisqu'elles ne peuvent être assises que sur la portion disponible dont le père de famille aurait pu gratifier un étranger; que, dérivant d'une prévoyance louable, elles tendaient à assurer la conservation des familles; que le petit nombre de substitutions de ce genre qui s'étaient faites depuis que la loi de 1826 les avait autorisées, était une raison pour ne point s'en alarmer; que si, au contraire, le nombre venait à s'en accroître par la suite, ce serait la preuve d'un besoin social, et un utile correctif à l'extrême division des propriétés; qu'enfin, si les majorats devaient être prohibés comme institution introduite dans des vues politiques désormais abandonnées, la même raison n'existait pas à l'égard de substitutions civiles et accessibles à tous les citoyens.

Votre commission, Messieurs, persiste à penser, et elle est unanime sur ce point, que le Code civil suffit aux besoins réels de la société française; que soit dans les articles 1048 et suivants relatifs aux dispositions permises en faveur des petits-enfants du donateur ou testateur, ou des enfants de ses frères et sœurs, soit dans l'article 1042 qui autorise les donations par contrat de mariage aux époux et aux enfants à naître du mariage, le Code accorde une latitude assez grande à la prévoyance du père de famille, à la générosité des proches, et même à celle de l'étranger; que des trois innovations introduites par la loi du 17 mai 1826, aucune n'est suffisamment justifiée; que surtout l'attribution possible de la totalité des biens substitués à un seul des enfants à l'exclusion de tous les autres, décèle l'esprit rétrograde dans lequel cette loi a été conçue; que tôt ou tard doit disparaître à son tour ce dernier vestige de la loi d'aînesse contre laquelle la France se souleva si énergiquement, et dont la sagesse de la Chambre des pairs nous a préservés.

Et pourtant, Messieurs, votre commission ne vous propose point de rétablir dans le projet l'article que la Chambre des pairs en a rayé : notre réserve à cet égard est une conséquence de la concession que nous avons cru devoir faire sur les majorats si nous avons craint que le moindre changement à l'article 2 de la Chambre des pairs ne compromit le succès de la disposition principale, à plus forte raison devons-nous redouter de persister dans la demande de l'abrogation actuelle de la loi de 1826, lorsque nous voyons la répugnance de la Chambre des pairs sur ce point.

D'ailleurs, nous avons considéré que l'abrogation de la loi de 1826 n'étant pas nécessairement liée à l'abolition des majorats pourrait ultérieurement faire l'objet d'une proposition de loi distincte dégagée désormais du voisinage de la question des majorats, discutée à part et à fond, cette proposition pourra, nous l'espérons, du moins, obtenir, dans une autre session, l'assentiment de la Chambre des pairs.

Vous le voyez, Messieurs, la majorité de votre commission a été successivement amenée à vous

proposer l'adoption pure et simple du projet de la Chambre des pairs.

Si, comme nous osons vous y engager, vous vous abstenez d'y introduire aucun amendement, tout nous porte à espérer que la sanction royale le convertira bientôt en loi de l'Etat. Ainsi se trouvera opérée cette réforme importante, devenue une conséquence obligée de l'abolition de l'hérédité de la pairie; ainsi sera réalisé le vœu manifeste de la saine opinion publique et des familles elles-mêmes sur lesquelles pèse une charge désormais sans compensation; ainsi disparaîtra de la législation du pays une anomalie qu'aucun intérêt général ne justifie plus. Cette nouvelle conquête de l'égalité civile attestera de plus en plus l'harmonie des trois pouvoirs, et la sincérité de leur dévouement aux institutions libérales que la Charte de 1830 a données à la France.

[blocks in formation]
[blocks in formation]
« PreviousContinue »