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Keller, ne se montrèrent pas moins violents. Le gouvernement répondit en représentant les progrès des congrégations, de leurs richesses, de leurs moyens d'action; et, tout en continuant à protester de son dévouement pour le Saint-Siège, il ne craignit pas de déclarer que nous méconnaissions chez les Romains le principe qui nous régissait en France, c'est-à-dire la souveraineté nationale et le suffrage universel.

Mais l'âme ondoyante de l'empereur ne se laissait jamais ni saisir tout entière ni retenir bien longtemps. L'impératrice et le parti de l'Église le reprirent vers la fin de 1862, quand le gouvernement italien, après avoir arrêté Garibaldi, qui marchait sur Rome, mit Napoléon III en demeure de lui laisser prendre cette capitale. On représenta à l'empereur que la majorité gouvernementale au Corps législatif pouvait être ébranlée, désagrégée par l'opposition cléricale; que les élections générales de 1863 approchaient, qu'il ne fallait pas en compromettre le succès en capitulant une fois de plus devant la révolution italienne. Napoléon III fit, en conséquence, une nouvelle volte-face en appelant au ministère des Affaires étrangères le conservateur Drouyn de Lhuys et en repoussant nettement la dernière demande du cabinet de Turin (octobre 1862).

Question économique, question financière. Les cléricaux l'en remercièrent, mais, au fond, demeurèrent inquiets et méfiants. D'ailleurs leurs chefs étaient presque tous d'ardents. protectionnistes en matière économique, et, à cet égard, aucune satisfaction n'avait été donnée aux intérêts lésés ou menacés par le traité de commerce de 1860. Vainement d'éloquentes protestations s'étaient fait entendre. La volonté personnelle de l'empereur continuait à faire loi. L'industrie française commençait à ne plus supporter qu'en frémissant cette dictature. Quant à l'omnipotence financière du souverain, tout ce qu'il y avait d'éclairé, de prévoyant dans le pays comprenait bien depuis quelque temps où elle conduisait le pays. L'obligation pour le Corps législatif de voter le budget par ministères, la faculté pour le gouvernement d'opérer des virements de crédits, surtout le droit qu'avait l'empereur de décréter les travaux d'utilité publique et d'ouvrir des crédits extraordinaires par

simples décrets portaient les fruits qu'on pouvait attendre d'un pareil régime. En dix ans le budget des dépenses s'était élevé de quinze cents millions à deux milliards. Les impôts s'étaient accrus dans la même proportion. Il y avait eu pour près de trois milliards de découvert, et de gros emprunts grevant l'avenir avaient dû être contractés. Le déficit annuel était d'environ cent millions. A la fin de 1861, la dette flottante atteignait presque un milliard. Il fallait de nouveau recourir à l'emprunt. Il régnait dans le monde des affaires un malaise et un mécontentement sourd dont un des confidents de l'empereur, le financier Fould, s'était fait l'interprète en révélant toute la gravité de la situation à Napoléon III par un rapport confidentiel que ce dernier avait publiquement approuvé. Par une lettre célèbre (14 novembre 1861) ce souverain avait déclaré qu'il renonçait à la faculté d'ouvrir des crédits en l'absence des Chambres et au vole du budget par ministères. Fould avait été appelé au ministère des Finances et, le 1er décembre suivant, l'empereur avait décidé qu'aucun décret pouvant avoir pour effet d'ajouter aux charges budgétaires ne serait désormais soumis à sa signature sans être accompagné de l'avis du ministre des Finances. Malheureusement, ces mesures n'avaient été transformées en sénatus-consulte (31 décembre 1861) qu'avec des réserves qui les rendaient illusoires. Il avait été établi que le budget serait voté non plus par ministères, mais par sections comprenant plusieurs chapitres et par conséquent assez larges pour que l'administration ne fût pas réellement gênée par le contrôle parlementaire; de plus le gouvernement avait conservé le droit d'effectuer des virements de chapitre à chapitre et même de section à section, dût-il en résulter un supplément de crédit; enfin l'empereur pouvait toujours ordonner souverainement de grandes entreprises de travaux publics. Aussi la réforme n'avait-elle été qu'un trompe-l'œil. Les crédits extraordinaires s'étaient encore élevés à 300 millions en 1862, et le déficit, comme la delte flottante, avait augmenté.

L'«Union libérale » et les élections de 1863. Tous les mécontentements que l'Empire avait fait naître se rapprochèrent et firent coalition pour le combattre aux élections

générales de 1863. Les chefs de l'opposition cléricale (KolbBernard, Lemercier, Keller, de Flavigny, de Jouvenel, etc.), exclus du bénéfice de la candidature officielle, se posaient maintenant en amis de la liberté et revendiquaient le régime parlementaire. Les protectionnistes purs, qui s'étaient autrefois fort bien accommodés de la dictature impériale, la trouvaient maintenant fort répréhensible. Sans doute ce n'étaient pas là des adversaires irréconciliables de l'Empire. Mais beaucoup d'entre eux marchaient pour le moment à peu près d'accord avec les anciens chefs du parti catholique-libéral, qui travaillaient de leur mieux à le renverser. Ceux-ci, de leur côté, faisaient cause commune avec les meneurs de l'orléanisme et de la légitimité, qui, las d'une abstention inutile, se décidaient à rentrer dans. la politique militante et à prêter serment pour entrer au PalaisBourbon. Thiers, plus vivant et plus ambitieux que jamais, reparaissait dans la mêlée électorale et, moins soucieux au fond de relever la royauté que de préparer son propre avènement au pouvoir, très désireux de complaire à la majorité catholique du pays, alarmé d'ailleurs dans son patriotisme par la rapide formation de l'unité italienne, prélude de l'unité allemande, enfin plein d'aversion pour la politique libre-échangiste de Napoléon III, inscrivait en première ligne sur son programme le maintien du pouvoir temporel du pape et le retour au régime protecteur. Quant aux démocrates de toute nuance, qui approuvaient la révolution italienne et les traités de commerce,comme ils tenaient avant tout à détruire l'Empire ou à l'obliger à passer par leurs conditions, ils jugeaient politique de faire campagne avec les anciens partis contre l'ennemi commun. Ainsi se forma celle union libérale grâce à laquelle des républicains firent triompher à Paris la candidature de Thiers, à Marseille celle de Berryer, à Nantes celle de Lanjuinais, pendant que des monarchistes ou des cléricaux fournissaient leur appoint à celles de Jules Favre, de Jules Simon, de Marie, de Glais-Bizoin, de Guéroult et d'Havin.

Les élections générales du 31 mai et du 1er juin 1863 furent pour l'opposition un avantage notable et un sérieux encouragement. Sans doute elles donnèrent encore à l'Empire

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une grosse majorité, mais une majorité moins docile, moins. confiante, moins dévouée que celle des premières années. D'autre part, à la place des Cinq, se dressait maintenant un groupe résolu de trente-cinq opposants (dont dix-sept républicains), presque tous hommes de grand talent et populaires, qui ne pouvaient pas tarder à faire des recrues. Tout le monde savait bien, du reste, que ce nombre eût été dépassé de beaucoup si, par d'habiles remaniements de circonscriptions, le gouvernement n'eût à l'avance neutralisé le vote des villes, qui lui étaient hostiles, par celui des campagnes, qui lui restaient encore attachées. Paris, qui en 1857 avait encore élu cinq candidats officiels (sur dix), n'en avait pas élu un seul cette fois. En somme, les suffrages accordés dans l'ensemble de l'Empire aux candidats combattus par l'administration s'étaient élevés au chiffre de deux millions. Et cela dans un pays où la presse restait bâillonnée, où le droit de réunion n'existait pas, où le gouvernement exerçait encore de fait une autorité discrétionnaire.

C'était pour Napoléon III un avertissement grave de la fortune. Mais il ne parut pas le comprendre et se borna pour le moment à déposséder de son portefeuille le maladroit ministre de l'Intérieur, Persigny, dont les excès de zèle n'avaient pas peu contribué au succès relatif de l'opposition; à confier le département de l'Instruction publique à l'anticlérical Duruy, ce qui devait plaire aux démocrates, mais exaspérer les ultramontains; enfin à décider qu'il n'y aurait plus de ministres sans portefeuille et que le principal orateur du gouvernement devant les Chambres serait désormais le ministre d'État. Cette dernière mesure était-elle de sa part une concession faite aux partisans de la responsabilité ministérielle? Les naïfs seuls purent le croire un instant. En réalité, l'empereur avait simplement par là créé un premier ministre, pour donner une direction plus uniforme, plus serrée, plus autoritaire aux rapports du gouvernement avec les Chambres. Il entendait bien que son porteparole demeuràt sous sa dépendance exclusive, suivant la lettre et l'esprit de la constitution de 1852. Et de fait il y resta. Le nouveau ministre d'État, Billault, n'eût pas eu, s'il eût vécu, d'autre rôle au Palais-Bourbon que celui d'avocat irresponsable

de l'empereur, qu'il y jouait depuis 1860. Il mourut peu après (octobre 1863). Son successeur, Rouher, ancien complice du coup d'État, allait comme lui tenir cet emploi sans autre préoccupation que de louer toujours et quand même la politique impériale, dût-il pour cela se contredire et se déjuger radicalement, comme elle, du jour au lendemain.

Origine du « tiers parti ». — L'opposition reprit vigoureusement au Palais-Bourbon, en 1864, sa campagne contre le césarisme et sa politique. Les orateurs de la gauche démocratique parlaient plus haut et plus ferme qu'autrefois. Ils se savaient approuvés par la grande majorité de la population des villes et c'était surtout pour elle qu'ils parlaient, car ils n'espéraient point encore attirer à eux la majorité du Corps législatif. Mais les auxiliaires puissants que leur avaient fournis les anciens partis monarchiques commençaient déjà à désagréger moralement cette majorité qui, ne voyant pas en eux des représentants de l'esprit révolutionnaire, subissait avec une certaine complaisance le prestige de leur éloquence. Quand des hommes comme Berryer et Thiers, peu suspects d'indulgence pour la démagogie, montraient les finances et les intérêts nationaux compromis, l'armée désorganisée, le prestige et l'autorité de la France diminués au dehors, le tout faute de ces libertés nécessaires que l'ancien ministre de Louis-Philippe revendiquait avec tant de modération, mais aussi d'énergie et de conviction, les représentants du pays, jusque-là volontairement sourds, non seulement écoutaient, mais, sans l'avouer, n'étaient pas loin d'approuver. Beaucoup faisaient déjà intérieurement leur mea culpa. Il n'en était guère qui, dès 1864, ne déplorassent au fond du cœur la folie du Mexique, tout en persistant à l'innocenter de leurs voles.

Quant à l'empereur et à ses ministres, ils ne paraissaient pas se douter encore que le régime de Décembre fût sérieusement ébranlé. Ils n'en rendaient le fonctionnement ni moins vexatoire ni moins arbitraire. L'empereur, après avoir plusieurs fois donné à entendre que le décret du 24 novembre n'était que le commencement d'une ère de liberté, ne paraissait guère porté à de nouveaux sacrifices, et le couronnement de l'édifice conti

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