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nationale ne rencontrait dans le Sud que d'assez rares partisans et il fut vite évident que ses efforts ne suffiraient pas pour triompher des résistances des gouvernements et des traditions. séculaires. L'erreur serait grande, malgré tout, de supposer que son action fut sans portée. Après deux ans de propagande, elle ne comptait encore que 15 000 adhérents, dont 8 000 en Prusse, mais ils appartenaient aux classes dirigeantes et leur influence était grande. Dans les fêtes qu'ils organisaient, l'idée de l'unité était acclamée par des milliers d'Allemands accourus de tous les coins du pays. L'armée prussienne abattit les dynasties, mais les libéraux l'avaient encouragée à l'attaque et quand les souverainetés particulières s'effondrèrent devant elle, on s'aperçut qu'elles avaient été comme déracinées auparavant.

La réforme militaire en Prusse. Pour le moment toute entente entre le gouvernement prussien et les libéraux du dehors semblait rendue impossible par le conflit constitutionnel dont la réforme militaire avait été l'occasion. La loi de 1814, complétée et modifiée par les ordonnances de 1820, avait établi le service universel: après trois ans de service actif et deux ans de réserve, les soldats passaient dans la landwehr, qui se divisait en deux bans, et où ils restaient jusqu'à quarante ans. Cependant, depuis 1814, bien que la population eût passé de 11 à 18 millions d'habitants, on continuait à lever 40 000 recrues, si bien que 25 000 jeunes gens échappaient chaque année à la conscription. L'effectif de l'armée s'en trouvait si réduit que, dès que les circonstances exigeaient un certain déploiement de forces, on était obligé de convoquer la landwehr et d'appeler sous les drapeaux des hommes assez avancés en âge, dont la plupart étaient mariés et dont le départ désorganisait la vie économique du pays. Comme de plus la landwehr et l'armée active étaient étroitement unies chaque brigade comprenant un régiment de ligne et un régiment de landwehr, -tous les vices d'organisation de la landwehr retentissaient sur l'ensemble. Les officiers de la landwehr étaient souvent d'anciens volontaires d'un an dont l'instruction était médiocre et qui n'avaient sur leurs hommes qu'une faible autorité. La nécessité d'une réforme radicale était si bien reconnue par tout

le monde qu'il est difficile de discerner à qui revient vraiment l'idée première des mesures prises. Le lieutenant-colonel Clausewitz et le général Voigts-Rhetz arrêtèrent, semble-t-il, les lignes générales du projet; ils trouvèrent un appui constant dans les conseillers militaires du régent, Alvensleben et surtout Edwin de Manteuffel, dont l'autorité sur lui était grande. Le prince régent, qui depuis sa jeunesse s'était particulièrement consacré à l'étude des questions militaires, encouragea leurs études, se pénétra de leurs idées et fit de la réalisation de leur dessein une question d'honneur personnel.

Le régime nouveau comportait l'incorporation de toute la classe, de manière à rétablir le service universel, et prolongeait de deux ans le temps de réserve; on obtenait ainsi une armée de première ligne de 400 000 hommes, ce qui permettait de ne pas faire immédiatement appel à la landwehr, qui était maintenue, mais seulement jusqu'à trente-deux ans et comme armée de second rang. Après la mobilisation de 1859, qui avait de nouveau montré les défauts de l'ancien système, le régent commença l'exécution de son plan; il conserva les cadres de la landwehr, y versa les recrues nouvelles et demanda aux Chambres les 9 millions et demi de thalers qu'exigeait la réorganisation.

La somme parut forte n'était-il pas possible de la réduire. en ramenant de trois à deux ans la durée du service actif? De plus, la Diète était froissée par l'exclusion de la landwehr, qui semblait comme rejetée hors du service actif. Bien que le régent eût pris soin de déclarer dans l'exposé des motifs « qu'il n'avait pas l'intention de rompre avec l'héritage d'une grande époque et que l'armée prussienne serait après comme avant le peuple prussien en armes », deux conceptions opposées se trouvaient en présence. Boyen, Scharnhorst et les réorganisateurs de la Prusse au commencement du siècle étaient des idéalistes, grandis à l'école de Kant et sous l'influence de la révolution française, et ils croyaient que la nation armée suffisait à garantir contre toute attaque l'indépendance du pays; Clausewitz, Voigtz-Rhetz, Roon et les initiateurs de la réforme de 1859 étaient des réalistes et des professionnels; ils voulaient

<«< non une armée nationale, mais une nation militaire » (Cherbuliez), ils créèrent une classe de soldats les autres pays ont une armée, a-t-on dit; en Prusse, c'est l'armée qui a un pays. Les craintes de la Diète étaient d'autant plus éveillées sur ce point que la plupart des postes nouveaux allaient être donnés à des nobles, et la bourgeoisie trouvait dur de s'imposer des charges fort lourdes pour augmenter l'influence d'une caste détestée. Enfin, la majorité était mécontente du ministère qui lui refusait les deux points qui lui tenaient à cœur, une réforme radicale de la Chambre haute où les féodaux embusqués arrètaient tous ses projets, et une épuration de l'administration. Il est naturel que le conflit, à la longue presque inévitable, se soit ouvert sur la question militaire qui mettait en jeu les passions les plus vives et les intérêts les plus complexes; seulement, les libéraux ne furent peut-être pas très bien inspirés en portant la lutte sur un terrain où ils atteignaient en quelque sorte le souverain dans sa conscience intime.

La Diète accorda « provisoirement » les crédits nécessaires aux nouvelles formations (1860). C'était une maladresse : comment admettre que le gouvernement renoncerait par la suite à une œuvre déjà accomplie? - Les régiments provisoires prirent place dans l'armée régulière, reçurent leurs drapeaux. Quand la Chambre réclama leur suppression, le prince s'indigna contre ce qu'il regardait comme une injustifiable usurpation. Les crédits ne furent votés en 1861 qu'après des débats orageux l'opposition grandissait, et le débat s'élargissait. La femme du régent, Augusta, son fils, sa bru, fille de la reine. d'Angleterre, le suppliaient de ne pas se séparer de la majorité; leurs conseils, sans le convaincre, l'attristaient; il était agité par de cruelles luttes de conscience. Le ministre de la guerre, Roon, pour le rassurer, pour l'apaiser, cherchait à lui prouver la légitimité de sa conduite, déplaçait et étendait peu à peu la question. C'était un officier de mérite et un administrateur de premier ordre soutenu par son aide de camp Hartrott, par Edwin de Manteuffel, par l'inspecteur général de Peucker, il travaillait à compléter rapidement l'organisation de l'armée nouvelle; le fusil à aiguille (fusil Dreyse) lui assurait déjà

une extraordinaire supériorité matérielle il lui prépara un corps homogène d'officiers soutenus par un puissant esprit de caste. Moltke, à la tête de l'état-major général depuis 1858, combinait le plan de mobilisation, étudiait l'usage des chemins de fer et créait la guerre scientifique moderne. Guillaume suivait jour par jour les progrès accomplis, voyait s'élever sous ses yeux l'œuvre de la puissance prussienne et supportait avec une impatience croissante les critiques des dilettanti et des laïques, il n'admettait même plus l'idée d'une transaction. Roon, moins absolu peut-être que son maître, apportait dans la discussion des habitudes de raideur et de sécheresse qui envenimaient les débats; « un air de sévérité et de tristesse était répandu sur toute sa personne; son regard provocant, sa parole nette et tranchante, son allure raide et compassée (stramm und straff) qui faisaient de lui comme le type même de l'officier prussien, le désignaient d'avance comme le ministre du conflit.

Frédéric-Guillaume IV mourut dans les premiers jours de 1861 son frère, en prenant la couronne « sur la table du Seigneur, sentit passer en lui quelque chose du souffle mystique qui avait emporté son prédécesseur. La constitution prussienne était fort incomplète et obscure les libéraux cherchaient à l'étendre, voulaient, en conquérant le droit de voter l'impôt et le contingent annuels, transformer la royauté tempérée en gouvernement parlementaire. La Prusse, leur répondait Roon, n'est pas une monarchie apparente, comme en Angleterre ou en Belgique; nous voulons « briser les chaînes de l'aigle, pour que le roi par la grâce de Dieu demeure le véritable chef de son peuple, le centre de l'État, le seigneur du pays ». La majorité protestait de son loyalisme et elle ne se rendait pas un compte exact de la portée de ses revendications: qu'elle se l'avouât ou non, ce qui se débattait, c'était bien, non pas sans doute la forme, mais la nature du gouvernement. De là, l'ardeur et la ténacité des passions; de là aussi la gravité de la lutte à ce moment se fixe le caractère de la monarchie prussienne, telle qu'elle s'est conservée depuis et où le pouvoir souverain du monarque n'est que voilé et non limité par le contrôle

d'une assemblée consultative.

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Guillaume en 1861 était déjà complètement rallié aux opinions de Roon. « Je suis le premier roi qui prend le pouvoir, dit-il lors du couronnement (octobre), depuis que le trône a été entouré d'institutions modernes, mais je n'oublie pas que la couronne vient de Dieu. » Convaincu que la puissance militaire renferme en soi la souveraineté » et que les princes assez faibles pour l'abandonner deviennent la victime des révolutions, il était hanté par le souvenir de Charles Ier; malgré tout, il ne s'avançait qu'avec inquiétude dans la voie de la résistance, et ses hésitations pouvaient entraîner des conséquences graves en face d'adversaires dont l'ardeur et les exigences augmentaient à mesure que la lutte se prolongeait. Le parti progressiste qu'avaient formé Schulze-Delitzsch, Jean Jacoby, Forckenbeck, Virchow, Mommsen, réclamait un ensemble de réformes qui eût assuré le triomphe de la bourgeoisie et du régime parlementaire; les élections de 1861 prouvèrent le désarroi des conservateurs; les féodaux étaient en pleine déroute, Stahl était mort; Gerlach, Wagener, Blankenbourg avaient été battus. La majorité se montra intraitable sur les questions militaires : elle fut dissoute. Le pays soutint ses représentants la loi des trois classes se retournait contre ses auteurs. La pression ministérielle ne servit qu'à irriter les passions, et les élections de 1862 furent plus radicales que celles de l'année précédente. 253 libéraux n'eurent plus en face d'eux que 16 conservateurs. A la suite d'un débat de sept jours, la majorité repoussa un amendement de Sybel et Twesten qui avaient cherché un terrain d'entente, et raya les crédits supplémentaires du budget de la guerre, mème ceux qui étaient déjà engagés. Le roi appela Bismarck au ministère.

Bismarck. Othon - Édouard-Léopold de BismarckSchoenhausen était né à Schoenhausen, dans la Vieille-Marche de Brandebourg, en 1815. Après une jeunesse tumultueuse et bruyante, il vivait sur ses domaines quand, en 1847, il avait été envoyé à la Diète réunie, convoquée par Frédéric-Guillaume IV. L'insolence sarcastique avec laquelle il combattit les idées nouvelles, son indifférence pour l'opinion publique, le dédain qu'il affichait pour les lieux communs et les grands hommes du jour,

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