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firent scandale; mais ses adversaires même reconnaissaient la bravoure et la souplesse de son talent; sa parole était heurtée et pénible, mais il trouvait au bon moment le trait qui porte et l'image qui frappe. Il avait les traditions de sa caste, une piété simple et vivante, le mépris de la démocratie et des villes, un sang-froid et un courage que rien ne déconcertait, des idées nettes et précises, une confiance absolue dans son propre jugement. Pendant la révolution de 1848, il fit partie de la camarilla qui, auprès de Frédéric-Guillaume IV, combattait la politique des Camphausen, des Bunsen et des Radowitz. Les contradictions qu'on a souvent relevées depuis entre sa conduite à ce moment et la politique qu'il suivit plus tard sont plus apparentes que réelles. Il ne repoussait pas l'idée de l'unité de l'Allemagne, mais les conditions que le Parlement de Francfort voulait imposer à la Prusse, et s'il blàmait la guerre des Duchés, c'est qu'elle ne pouvait aboutir alors qu'à substituer dans le Schleswig-Holstein à l'autorité du Danemark la souveraineté d'un petit prince qui serait fatalement un voisin défiant et suspect. Il croyait du moins encore à la possibilité d'une entente cordiale avec l'Autriche ses illusions ne survécurent pas longtemps à l'expérience. Délégué de la Prusse à la Diète fédérale, il fut bientôt en lutte ouverte avec les ministres autrichiens Thun, Prokesch-Osten, Rechberg (1851-1859). Il résuma ses impressions dans un rapport célèbre : « Je vois dans nos rapports fédéraux un vice que tôt ou tard il nous faudra guérir ferro et igne.

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De ce point initial, la nécessité d'une rupture avec l'Autriche, il déduisit toute sa politique. Aucun homme ne fut plus réaliste et moins asservi aux préjugés et aux sentiments les souvenirs de 1806 ne le gênaient pas plus pour rechercher les bons offices de Napoléon que ceux d'Olmütz pour briguer les bonnes grâces de Gortchakof. Les dettes qu'il contractait ainsi ne le tourmentaient guère, parce qu'il se savait assez d'ingéniosité pour se dérober à ses obligations; si ses créanciers fussent devenus trop exigeants, comme il était « plus Prussien qu'Allemand », il n'eût pas nié leurs créances, pourvu que son propre gain lui eût paru suffisant. La partie était grosse, il mettait le plus de

chances de son côté et calculait soigneusement les coups; pour le reste, il s'en remettait à la fortune, et comme les grands joueurs, aimait à coudoyer le péril et à sentir l'abîme. La puissance d'imagination et la hardiesse d'entreprise qui sont la marque même des politiques de haute marque étaient corrigées chez lui par beaucoup de finesse, de prudence et de bon sens. Les scrupules ne l'arrêtaient pas plus que les rancunes; les traités n'étaient pour lui que des combinaisons momentanées. et il les jugeait épuisés aussitôt qu'il en avait tiré les avantages désirés. Dès son arrivée aux affaires, il s'expliqua nettement avec l'ambassadeur autrichien: « Il faut que nos rapports avec l'Autriche deviennent meilleurs ou pires; nous désirons la première solution, il faut que nous nous préparions à la seconde. » Et comme le comte Karolyi plaidait les circonstances atténuantes, remontrait que les difficultés dont se plaignait Bismarck avaient leur origine dans l'histoire et dans le rôle que depuis des siècles l'Autriche jouait en l'Allemagne : « Portez votre centre à Pesth », lui répliqua son interlocuteur. Le ministre d'Autriche, Rechberg, releva aigrement cette invite. Sa mauvaise humeur ne surprit probablement pas Bismarck : il n'était pas assez naïf pour supposer qu'il atteindrait par la persuasion pure le but de ses ambitions. Il s'attacha dès lors à préparer en Europe une constellation politique favorable.

Ses adversaires l'accusaient de chercher au dehors une diversion à ses embarras intérieurs ils exagéraient. Il n'avait aucune sympathie pour les libéraux, moins encore parce qu'il les redoutait que parce qu'il les jugeait un peu niais, avec leur manie de prendre des formules pour des forces. Il reconnaissait cependant à leurs griefs quelque fondement légitime; s'ils refusaient rageusement au gouvernement les crédits militaires, c'est qu'ils ne croyaient pas à son énergie; le meilleur moyen de désarmer leur opposition était de satisfaire l'orgueil national; i! n'avait pas oublié la révolution de 1848 et comment les doctrinaires de Francfort avaient renié leur programme pour se ranger autour de Frédéric-Guillaume IV; il comptait à force de gloire acheter leur abdication. Le roi, fort ému, songeait à quitter le pouvoir; Bismarck se déclara prêt à gouverner sans majorité,

sans budget; aux députés qui lui reprochaient de violer la constitution, il répliqua qu'elle n'avait pas prévu le cas où l'assemblée refuserait au souverain les ressources nécessaires, que la vie était faite de compromis, et que si l'une des parties s'y refusait, il se produisait des conflits alors, celui qui avait la puissance marchait de l'avant. Le comte Schwerin précisa sa formule dans la phrase célèbre la force prime le droit. La Chambre déclara que le ministre n'avait pas sa confiance (1863); elle fut de nouveau dissoute. Une ordonnance permit aux fonctionnaires de suspendre les journaux après deux avertissements. Dans le pays, l'émotion était extrême, divers conseils municipaux supplièrent le roi de rétablir l'entente entre la dynastie et le peuple; leurs adresses furent fort mal accueillies ils s'abstinrent de paraître aux cérémonies officielles, ne célébrèrent plus la fête du souverain. Le prince royal, de tout temps hostile à Bismarck, protesta publiquement contre sa politique. Les menées du ministre de l'intérieur, Eulenbourg, n'empêchèrent pas les électeurs de renvoyer à la Chambre les députés de l'opposition; les sessions. de 1863 et de 1864 furent des plus orageuses.

Le Congrès de Francfort et les affaires de Pologne. - Cette crise constitutionnelle déconcertait les partisans de la Prusse en Allemagne, et ses adversaires essayaient de profiter de leurs embarras. Le ministre autrichien, Rechberg, qui jadis à Francfort avait eu maille à partir avec Bismarck et qui l'avait même provoqué en duel, était un sanguin, mais il avait l'esprit droit; il connaissait les faiblesses de l'Autriche et son isolement en Europe la prudence ordonnait d'éviter les grands projets. et les vastes ambitions. Malheureusement, tous ses collègues n'avaient pas la même sagesse. Schmerling, qui en 1848 avait été ministre du Vicaire impérial, avait, avec une extrême confiance dans son génie, beaucoup de désinvolture et de hardiesse; pour assurer en Autriche la domination de l'élément germanique, il voulait établir solidement l'autorité de François-Joseph en Allemagne, sans s'apercevoir que c'était un cercle vicieux. Il avait pour lui les directeurs même du ministère des Affaires étrangères, Meysenbourg, Biegeleben surtout, instruit, éclairé, mais dominé par des idées préconçues et des préjugés fanati

ques. L'adjudant-militaire de l'empereur, Maurice Esterhazy, plein d'esprit, fort séduisant, mais mal pondéré, hésitant, reculant avec épouvante devant les « microbes de la goutte d'eau qu'il étudiait au microscope », jaloux de toute influence rivale, minait sourdement Rechberg. Le parti clérical, à la suite des événements d'Italie, était fort animé dans toute l'Europe et il combinait une croisade dont l'Autriche aurait l'initiative.

François-Joseph, qui n'abandonnait à personne la conduite de la politique étrangère, n'était pas toujours garanti contre les imprudences par son bon sens naturel; très consciencieux, servi par une mémoire remarquable, il se perdait un peu dans les détails. Napoléon III l'accusait de manquer d'énergie; il serait peut-être plus exact de dire qu'il manquait de constance. Il se réservait la décision dans les affaires importantes, c'est-à-dire qu'il choisissait parmi ses conseillers un confident dont il suivait les inspirations; mais il ne lui pardonnait pas cet empiétement sur sa personnalité et se séparait secrètement de lui au moment même où il lui donnait la preuve décisive de sa faveur; de là dans sa politique une certaine incohérence qu'expliquent aussi en partie le découragement et la tristesse laissés dans l'esprit de l'empereur par les épreuves qu'il avait traversées.

Schmerling le décida à prendre l'initiative d'une réforme fédérale qui eût réduit la Prusse à une situation subordonnée en Allemagne, et comme un exemple récent prouvait qu'on ne l'obtiendrait pas de la Diète, de s'adresser directement aux souverains. Il les convoqua au congrès de Francfort (17 août 1863). La réunion fut très brillante. François-Joseph révéla des talents inattendus de président de Parlement, fort bien secondé par le roi de Saxe, qui conduisait la majorité. Le roi de Prusse, retenu par Bismarck, ne parut pas, et son abstention frappait de nullité les résolutions de Francfort. Quand Rechberg, qui n'avait d'ailleurs accepté le projet de Schmerling qu'à son corps défendant, demanda aux princes de passer outre, ils se dérobèrent. L'Autriche, une fois de plus, faisait l'expérience de la valeur réelle de ses alliances.

Bismarck ne s'était pas ému un seul moment de tout ce tapage et, pendant que ses adversaires couraient après des

ombres qui s'évanouissaient entre leurs bras, il s'assurait la reconnaissance de la Russie. Au commencement de 1863, une insurrection avait éclaté en Pologne. Le ministre prussien avait besoin pour ses projets de la connivence des cabinets de Paris et de Pétersbourg. Mais une entente cordiale entre eux l'eût paralysé; la France et la Russie alliées n'avaient aucun besoin de la Prusse et aucune raison pour accepter les bouleversements qu'elle préparait. Tandis que Napoléon se laissait entraîner par l'Angleterre et l'Autriche dans des négociations qui irritèrent profondément la Russie, la spontanéité avec laquelle Bismarck offrit son appui à Alexandre II toucha vivement le tsar. Napoléon III, de son côté, quand il eut reconnu l'inanité de l'appui que lui offrait l'Autriche, se montra plus irrité de sa faiblesse, qui frisait la perfidie, que de la réserve loyale et nette de la Prusse. A la fin de 1863, la situation politique générale de l'Europe était ainsi très favorable à une initiative hardie de Bismarck : l'Autriche, découragée par sa tentative avortée de Francfort, était fort effrayée des déclarations de principes qui partaient de Paris; la France s'était aliéné la Russie et gardait rancune à l'Angleterre de sa déloyauté; la Prusse avait pour elle l'amitié de Gortchakof et elle ne rencontrait en face d'elle que des ennemis déconcertés et divisés. La mort du roi de Danemark, Frédéric VII (15 novembre 1863), fournit au ministre prussien l'occasion d'engager la partie.

La guerre de Danemark. Jamais Bismarck n'a donné de preuves plus remarquables de la souplesse et de la vigueur de son esprit, comme de son indifférence absolue pour le droit écrit et la morale traditionnelle, que dans la façon dont il exploita la question des Duchés. Le traité de Londres (8 mai 1852) n'avait été qu'un armistice; la Prusse et l'Autriche, en reconnaissant l'intégrité de la couronne danoise et la succession de Christian de Glücksbourg, avaient obtenu des éclaircissements qui leur permettaient de rouvrir la querelle, quand elles le jugeraient bon. En réalité, deux principes se trouvaient en présence; le sentiment national, qui réclamait des territoires en grande partie occupés par des Allemands, s'inscrivait en faux contre les traités qui reconnaissaient les titres du Danemark.

HISTOIRE GÉNÉRALE. XI.

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