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sûr de plus que la Russie eût assisté indifférente à la guerre, ou n'eût-elle pas au moins vendu fort cher sa neutralité? Bismarck fut sans doute bien inspiré en ne poussant point les choses à l'extrême et en obtenant du roi des concessions qui, sans diminuer en rien son triomphe réel, rendirent la résigna. tion plus facile à l'Autriche. Les préliminaires furent signés à Nikolsbourg (26 juillet) et la paix définitive conclue à Prague le 23 août.

Malgré les difficultés qui surgirent à la dernière heure, il était évident que l'Autriche ne tenterait pas la fortune des armes avant d'avoir reconstitué son armée. La France demeurait isolée, atteinte dans son prestige, compromise par ses hésitations et l'incertitude de ses vues. Quand Benedetti présenta à Bismarck une demande de compensations, celui-ci le prit de haut, refusa même une rectification de frontières. Il avait rétabli ses relations cordiales avec la Russie; l'heure était à tout jamais passée de lui imposer un contrat onéreux d'alliance.

Le fusil à aiguille est roi », écrivait le Times. Le gouvernement français, qui n'avait à accuser que lui-même de ses déconvenues, garda rancune à la Prusse de ses propres maladresses. Le roi, d'autre part, ne pardonnait pas à Napoléon d'avoir arrêté aux portes de Vienne ses troupes victorieuses. Le sentiment national allemand, si prompt à s'alarmer, s'indignait des ambitions de notre cabinet, et Bismarck, très adroitement, détourna sur nous les colères qu'avait allumées l'ambition prussienne. Il avait d'abord effrayé les rois vaincus par l'étalage de ses prétentions; ils n'en furent que plus empressés à se serrer autour de lui, quand ils aperçurent le moyen de rentrer en grâce.

La nouvelle Prusse et la Confédération du Nord. Il avait suffi d'une campagne de trois semaines pour modifier la situation de l'Europe et substituer à l'hégémonie française l'hégémonie allemande. On a calculé que les indemnités pécuniaires imposées aux vaincus représentaient environ 300 millions de francs, ce qui prouve, disait le colonel Borbstædt, qu'une bonne armée n'est pas toujours improductive, quoique prétendent les professeurs d'économie politique Gain plus durable,

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les nouveaux traités avaient accru le territoire de la Prusse de 1 300 milles carrés et sa population de 4 300 000 habitants. La Bavière lui avait cédé deux petits territoires près d'Orb, dans le Spessart, et l'enclave de Kaulsdorf; la Hesse-Darmstadt lui abandonnait la Hesse-Hombourg, diverses parties de la Hesse supérieure et le droit exclusif de tenir garnison dans Mayence. Surtout, la loi du 20 septembre 1866 sanctionnait la réunion du royaume de Hanovre, de l'électorat de Hesse-Cassel, du grandduché de Nassau et de la ville de Francfort; le 24 décembre, après que le duc d'Oldenbourg eut consenti à abandonner ses droits moyennant une large indemnité, la Diète vota l'annexion des duchés danois. La Prusse compta alors environ 24 millions d'habitants.

Le gouvernement prussien avait à ce moment, pour constituer l'unité allemande, une tâche triple: il lui fallait à la fois fondre dans la monarchie ses nouveaux sujets, établir solidement son autorité sur les États du Nord qui avaient échappé à la conquête, et préparer les États du Sud dont les traités garantissaient l'indépendance à accepter sa suzeraineté. Bismarck fit preuve dans cette œuvre d'une habileté merveilleuse qui disparaît un peu dans l'éclat de ses triomphes diplomatiques, mais qui restera un de ses titres de gloire les plus incontestables. Il est vrai que les victoires de Bohème avaient rendu son œuvre relativement facile.

Quelque légitimes que fussent leurs griefs et tenaces leurs colères, les députés de l'opposition se sentaient depuis 1864 moins solidement soutenus par le pays. Des élections eurent lieu le 3 juillet 1866, le jour même de la victoire de Sadowa; on ne saurait s'étonner que les progressistes, vivement combattus par le gouvernement, soient revenus moins nombreux; parmi les libéraux, beaucoup n'avaient refusé au ministère les ressources qu'il demandait que parce qu'ils n'avaient pas confiance dans son énergie et son habileté; d'autres craignaient de pousser à bout le roi, qui, grisé par la victoire, pouvait prêter l'oreille aux absolutistes et supprimer la constitution. Le 24 octobre, quelques-uns des orateurs les plus écoutés et des chefs les plus respectés de l'ancien parti progressiste,

Twesten, Forckenbeck, Lasker, von Unruh, décidèrent de soutenir le gouvernement dans la politique extérieure et de se maintenir pour les questions intérieures sur le terrain d'une opposition vigilante, mais loyale. Ils formèrent le groupe national-libéral, auquel se rallia l'ancien centre gauche, et que renforcèrent des libéraux venus des provinces annexées, qui n'avaient pas connu les anciennes querelles: Gumbrecht, de Francfort, tker, de Cassel, le président de la diète de Nassau, Braun, surtout deux Hanovriens, Bennigsen et Miquel, qui jouèrent depuis lors dans les Diètes prussiennes un rôle fort important. Par une évolution analogue, les conservateurs libéraux, en général recrutés parmi les grands propriétaires de Silésie, se détachèrent des intransigeants du « parti de la Croix » . Il y avait là les éléments d'une majorité de gouvernement que ses récentes expériences rendraient facilement maniable. Les libéraux tenaient moins à leurs principes politiques qu'à leurs doctrines nationales et économiques; se recrutant en général parmi les classes bourgeoises, ce qu'ils reprochaient surtout à la royauté, c'était de confondre sa cause avec celle de la noblesse. L'aristocratie, qui avait si chaudement soutenu Bismarck, fit bientôt l'épreuve de son ingratitude. L'Allemagne était déjà un grand centre d'activité commerciale et industrielle; pour devenir la redoutable rivale des nations qui avaient jusqu'alors dominé le marché du monde, il suffisait que ses forces d'expansion fussent sollicitées par la disparition des mille barrières qui avaient si longtemps ralenti ses progrès. Il eût été singulièrement dangereux de rejeter dans l'opposition ces classes moyennes dont l'influence grandissait avec la richesse, et on eût risqué de s'aliéner pour longtemps les provinces conquises si on eût voulu les soumettre à la domination des Junker de l'Est. Bismarck n'abandonna aucune parcelle de l'autorité, mais il l'exerça dans l'esprit des libéraux, et après la royauté, ce furent les classes moyennes qui profitèrent le plus du nouveau régime.

Au lendemain de Sadowa, le ministre proposa au roi de mettre fin au conflit en demandant à la Chambre un vote d'indemnité pour les exercices budgétaires précédents. Il ne s'agissait pas

de faire amende honorable, et le roi déclara nettement que si des circonstances semblables se renouvelaient, il n'agirait pas autrement que par le passé. De fait, Bismarck contesta toujours au Parlement le droit d'exercer une influence prépondérante sur les affaires publiques, lui refusa impitoyablement l'abrogation du fameux article 109, en vertu duquel les impôts une fois consentis continuaient à être perçus indéfiniment; les libéraux se plaignaient amèrement de l'insolence des officiers, de la faveur que montrait à l'orthodoxie piétiste le ministre de l'Instruction publique, de l'exclusion où on les tenait. Leurs regrets étaient adoucis par les succès de la Prusse au dehors: on souriait en Allemagne des angoisses et des tiraillements de ces hommes à l'âme double », nationaux et libéraux, plus nationaux que libéraux. Bismarck, qu'impatientaient leurs doléances et qui ne leur ménageait pas ses coups de boutoir, évita une rupture complète et maintint les formes du gouvernement constitutionnel. Elles lui furent fort utiles pour briser les résistances des pays annexés.

Les habitants des duchés danois, où le duc d'Augustenbourg avait eu de nombreux partisans, donnèrent la mesure de leur mauvaise humeur en élisant des progressistes; l'opposition ne prit un caractère intransigeant que dans les districts du Schleswig septentrional, habités par des Danois et que la Prusse retint en dépit de l'article 5 du traité de Prague. Dans le Nassau et la Hesse-Cassel, les anciennes dynasties n'avaient pas laissé de souvenirs très vifs; il n'en était pas de même du Hanovre; Georges V, de sa retraite d'Hietzing, entretenait les espérances de ses partisans, très nombreux dans les campagnes, où l'influence du clergé et de la noblesse était prépondérante; il avait formé avec quelques centaines de soldats qui lui étaient demeurés fidèles une légion des Guelfes; son journal, la Situation, poussait à la guerre contre l'Allemagne. L'Électeur de Cassel suivit son exemple. Bismarck confisqua les riches revenus qu'il avait offerts en échange de leur renonciation aux souverains dépossédés, et la Chambre mit ces fonds guelfes à sa disposition pour suivre jusque dans leurs repaires les reptiles qui guettaient haineusement le nouvel État alle

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mand». Il s'en servit surtout pour travailler l'opinion publique en créant ou en achetant des journaux. Plus que la rigueur et la corruption, les ménagements et le respect des traditions provinciales désarmèrent peu à peu les haines. En avouant qu'une partie seulement des populations reconnaissait la nécessité de l'annexion, Bismarck avait exprimé l'espoir qu'elles prendraient vite leur place dans la communauté nouvelle et plus étendue à la vie de laquelle elles allaient être mêlées. En somme ces prévisions ne furent pas trompées. Les sept députés welfes à la Diète ne purent qu'unir leurs protestations impuissantes aux députés danois et aux treize Polonais de Posen.

Débarrassée ainsi de tout grave souci intérieur, la Prusse était dès lors maîtresse de peser de tout son poids sur les petits princes qu'elle groupa autour d'elle. Le 4 août 1866, elle avait invité les États de l'Allemagne septentrionale à conclure avec elle une alliance d'un an, pendant laquelle on fixerait les bases de la confédération prévue par la paix de Prague. Les grandsduchés d'Oldenbourg et de Weimar, les deux Mecklembourgs, les duchés de Brunswick, d'Anhalt, de Cobourg-Gotha et d'Altenbourg, les principautés de Waldeck, Detmold, Bückebourg, Reuss branche cadette, Rudolstadt et Sondershausen ne firent aucune objection, de même que les villes de Hambourg, Brème et Lubeck. La régente Caroline, de la principauté de Reuss branche aînée, ne montrait pas d'enthousiasme deux compagnies prussiennes occupèrent le pays; le duc de Meiningen, Bernard, très autrichien, dut abdiquer en faveur de son fils. Le roi Jean de Saxe acceptait son malheur avec une dignité mélancolique on lui accorda quelques menues faveurs, peu dangereuses; la Hesse-Darmstadt entra dans la Confédération pour les territoires situés au nord du Mein. Qu'auraient pu, en face des 24 millions de Prussiens, ces 6 millions d'Allemands, répartis en 21 États dont beaucoup, sans avenir et sans passé, n'avaient même pas de regrets? Bismarck s'attacha à ménager les apparences, prétendit n'exiger des princes que le minimum. de concessions sans lesquelles l'ensemble ne saurait subsister » ; il affectait de fonder « l'association nouvelle sur la confiance, et non sur la violence ». « Meltons l'Allemagne en selle, elle

«

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