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Quant aux Universités, le nombre des chaires fut réduit, et aussi celui des étudiants; il ne dut plus y en avoir désormais que 300 par Université, décompte fait pourtant des étudiants en médecine. Le résultat de cette mesure fut qu'en 1853, pour plus de 50 millions d'habitants, il ne restait en Russie que 2900 étudiants, à peu près ce qu'avait, à l'étranger, la seule Université de Leipzig. D'autre part, les professeurs maintenus furent soumis à une surveillance incessante. « Notre position devient chaque jour plus insupportable, écrit l'historien Granovski, en 1850 : chaque mouvement en Occident a pour conséquence, chez nous, de nouvelles mesures répressives. Les dénonciations pleuvent; sur mon compte, en trois mois, on a fait deux enquêtes de police.... Quant aux nouveaux programmes, les jésuites les admireraient. A l'école des Cadets, l'aumônier doit enseigner que la grandeur du Christ consiste surtout dans sa soumission aux autorités; le professeur d'histoire doit exalter les mérites, trop souvent méconnus, de l'empire romain, auquel le principe héréditaire a seul manqué, etc. »

En dépit de cette compression, les idées libérales continuèrent à fermenter dans les classes instruites, tandis qu'à l'autre extrémité du monde russe, dans les campagnes inaccessibles aux idées européennes, les attentats contre les propriétaires se multipliaient, témoignages de l'urgence de cette suppression du servage à laquelle Nicolas Ier avait toujours songé, sans jamais oser l'entreprendre.

La réaction à l'extérieur. Dès le lendemain de la révolution de Février, Nicolas projeta d'agir contre la France. « Notre commune existence est menacée d'un danger imminent, écrit-il au roi de Prusse. Il faut ne pas reconnaître le gouvernement révolutionnaire de la France, concentrer sur le Rhin une forte armée, etc. » Mais, de même qu'en 1830, l'avant-garde de l'armée russe, l'armée polonaise, s'était retournée contre le corps de bataille; cette fois-ci, l'alliée sur laquelle Nicolas comptait plus que sur toute autre, la Prusse, fit brusquement défection. En mars, éclata la révolution de Berlin, suivie bientôt par celles de Vienne et des autres capitales allemandes. Du coup, le rêve de Nicolas reprendre le

se

rôle glorieux et profitable joué par son frère Alexandre, à la tête des armées européennes liguées contre la France trouva relégué aux calendes grecques. En mai, le Journal de Saint-Pétersbourg annonça que la Russie ne s'ingérerait dans les affaires d'autrui, mais qu'elle ne laisserait modifier par personne, à son détriment, l'équilibre et l'état territorial de l'Europe.

C'est qu'en effet les révolutions allemandes avaient pris, dès le premier jour, un caractère plus inquiétant, pour la Russie, que celle de Paris. A Berlin, les réfugiés de la Pologne russe avaient été accueillis avec enthousiasme le gouvernement prussien autorisait la réorganisation de la Posnanie dans le sens national polonais. En même temps le Parlement de Francfort posait la question danoise les revendications allemandes sur les duchés de Schleswig et de Holstein menaçaient de changer l'équilibre des forces dans la Baltique. D'autre part, il était question d'une réorganisation de l'Allemagne dans un sens unitaire, ce qui ne pouvait se faire que par la destruction de la Confédération Germanique et l'exclusion d'une des deux grandes puissances allemandes, Autriche ou Prusse. En Autriche même, les revendications des diverses nationalités menaçaient d'aboutir à la dislocation de la monarchie, et à la formation, en Hongrie et en Gallicie, d'États dangereux pour la Pologne russe. Sur le Danube enfin, la révolution de Bucarest préparait la formation d'un État roumain qui barrerait aux Russes la route de Constantinople. Sur toutes ses frontières occidentales, la Russie élait menacée de voir disparaître ou s'affaiblir ses alliés héréditaires, et surgir à leur place des États qui seraient tous — on n'en pouvait douter au langage de la presse révolutionnaire — ses ennemis déclarés. La politique d'intervention, à laquelle Nicolas Ier était porté aussi bien par ses convictions que par sa vanité un peu théâtrale, se trouva donc d'accord avec les intérêts de la Russie. Comme jadis, en combattant Napoléon, elle avait paru tirer l'épée pour la liberté des peuples, en 1848, elle eut l'air de combattre pour l'absolutisme en réalité, elle servait ses intérêts.

En Prusse d'abord, Nicolas Ier use de son ascendant sur

Frédéric-Guillaumé pour l'amener à se débarrasser de la constitution qu'il avait octroyée à ses sujets. « Je ne veux pas d'assemblée constitutionnelle à mes côtés », lui écrit-il et en même temps il met à sa disposition des troupes qui, réunies aux corps prussiens restés fidèles, marcheront sur Berlin pour y écraser la Révolution dans son nid. Il insiste pour que, sans attendre l'intervention russe, le gouvernement prussien se débarrasse des instruments les plus infàmes de la révolte et de l'anarchie », c'est-à-dire des Polonais, qu'on ne les soutienne plus « dans leur soi-disant nationalité », et qu'on fasse rentrer la Posnanie dans l'ordre des autres provinces prussiennes. Il proteste contre la reconnaissance, par FrédéricGuillaume, des droits du duc Christian de Schleswig-HolsteinAugustenborg; quelques semaines plus tard, quand les forces prussiennes, unies à celles des autres États allemands, ont envahi les duchés, son ministre à Berlin, Meyendorf, déclare que leur entrée dans le Jutland sera un acte d'hostilité à l'égard de la Russie, et somme le gouvernement prussien de consentir à un armistice. L'armistice obtenu, Nicolas négocie avec l'Angleterre et la France républicaine pour amener un règlement définitif de la question danoise, et le traité de Londres la réglera, en effet, en laissant toutes ses possessions au Danemark.

Dans la question allemande, l'intérêt russe était moins clair. La puissance la plus menacée par la crise révolutionnaire était l'Autriche les démocrates du Parlement de Francfort travaillaient à l'exclure de l'Allemagne, et la révolte des Hongrois risquait de la démembrer. Or, depuis 1814, la Prusse avait été l'alliée fidèle, presque la vassale des tsars: l'Autriche, au contraire, avait contrecarré leur politique en Orient et, selon toute probabilité, serait contre la Russie le jour où il faudrait liquider l'héritage de l'homme malade ». Dans ces conditions, l'intérêt russe n'était-il pas de la laisser amoindrir au profit de la Prusse? Nicolas ne le pensa pas. D'abord, une Prusse agrandie serait moins dans sa main que la Prusse des traités de 1814; ses agrandissements ne pourraient se faire qu'aux dépens des petits États allemands, qui subissaient docilement l'influence

russe. Ensuite, une Autriche affaiblie du côté de l'Allemagne, rejetée vers l'Est, n'en serait que plus gênante pour la Russie. Il fallait donc maintenir le statu quo. De 1848 à 1850, Nicolas multiplia les instances pour arrêter la Prusse, en même temps qu'il prêtait son armée à l'Autriche pour venir à bout des Hongrois. Quand ceux-ci furent soumis, que Georgey eut capitulé à Villasos devant Paskiévitch, et que la Prusse eut abdiqué à Olmutz ses prétentions à l'hégémonie allemande, alors Nicolas intervint pour empêcher l'Autriche de pousser jusqu'au bout son avantage. Il proclama qu'en cas de guerre il ne laisserait pas enlever un village à la Prusse, s'entendit avec elle pour faire échouer le projet de Schwarzenberg, de renforcer le lien fédéral allemand au profit de l'Autriche, et avec la France et l'Angleterre, pour maintenir les vieilles limites de la Confédération, dans laquelle le premier ministre autrichien aurait voulu inclure les États non allemands de son maître. En définitive, si l'Europe centrale se retrouva, en 1852, dans son état de 1815, ce fut à l'empereur Nicolas qu'elle le dut.

A ce moment la Russie était ou paraissait être l'arbitre du continent. « L'empereur Nicolas est maître de l'Europe, écrivait le prince Albert au duc régnant de Saxe-Cobourg : l'Autriche est un instrument, la Prusse est dupe, la France est nulle, l'Angleterre moins que rien ». De son côté, le confident du roi Léopold, le baron de Stockmar constatait que Nicolas avait pris la place de Napoléon Ier; « seulement l'un, pour dicter la loi à l'Europe, faisait la guerre; l'autre maintient sa dictature par la menace ». En réalité, cette apparente dictature était à la merci d'un incident. Les peuples dont la Russie avait comprimé les aspirations lui gardaient une haine sourde les États qu'elle avait relevés, comme l'Autriche, ne lui pardonnaient pas de ne pas leur avoir livré leurs adversaires. Le gouvernement français était hostile : l'Angleterre voyait avec inquiétude l'accroissement influence et de prestige de la Russie. La première tentative de Nicolas pour en tirer parti devait coaliser contre lui ces inquiétudes et ces haines.

Nous n'avons pas à raconter ici la guerre de Crimée. En deux ans, Nicolas vit s'écrouler l'œuvre de son règne. La

Turquie lui résista; la France et l'Angleterre, que depuis si longtemps tous ses efforts tendaient à brouiller, se trouvèrent unies pour protéger les Turcs; la Prusse resta immobile; l'empereur d'Autriche, « d'empereur apostolique devenu empereur apostat», se rapprocha des puissances occidentales. Et pendant ce temps, les armées ennemies envahissaient la Russie: la flotte était détruite les troupes mangées en route par les maladies, le dénûment, l'impéritie et la malhonnêteté de l'administration, fondaient avant d'avoir abordé l'ennemi. A la mort de Nicolas (28 février/2 mars 1855), le prestige de la Russie n'existait plus, ni pour l'Europe, ni devant la Russie ellemême, et le règne finissait par une banqueroute.

II.

Alexandre II (1855-1881).

Les débuts du règne. - Quoique âgé de trente-sept ans, le nouvel empereur n'avait jamais eu d'influence sur les affaires. Ce qu'on savait de lui était peu de chose : il avait été élevé par le poète Joukovsky, avait voyagé plus tard dans toute la Russie d'Europe, en Sibérie et au Caucase, où, disait-on, il s'était distingué contre les Tcherkesses. Malgré cet antécédent militaire, il passait pour pacifique, et sur cette réputation, les Bourses des États occidentaux saluèrent son avènement par une hausse générale des fonds publics.

Pourtant il se montra, par ses premiers actes, disposé à continuer la politique de Nicolas. Aux ambassadeurs réunis pour le complimenter, il déclara qu'il persévérerait dans les principes de son père et de son oncle, c'est-à-dire dans ceux de la Sainte-Alliance; que, du reste, il voulait la paix, mais seulement à des conditions honorables. Les négociations continuèrent donc à Vienne, de la même façon que dans les derniers mois de Nicolas, sans avancer. Au fond, malgré ses protestations hautaines, le gouvernement russe souhaitait un accord, que l'épuisement de la Russie rendait chaque jour plus nécessaire; mais il ne pouvait poser les armes avant un événement

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