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thumes laissées par ce philosophe trop tôt enlevé à la science sociologique (Correspondance et œuvres inédites, 1860) ne sont intéressantes que pour celui qui veut connaître entièrement le tour d'esprit, le caractère et aussi les passions, dissimulées dans les œuvres didactiques de cet homme très distingué.

Au temps où Tocqueville mourait, Victor Duruy n'était encore qu'un modeste professeur d'histoire dans un lycée de Paris et ne songeait pas que par un caprice très intelligent de Napoléon III il deviendrait ministre deux ans plus tard. Mais il avait déjà beaucoup écrit. Ses livres, destinés aux écoliers, comme devraient l'être tous les livres d'un bon professeur, étaient très goûtés, parce qu'ils étaient vivants, rapides et colorés. Son passage aux affaires guérit Victor Duruy d'un défaut qui était peut-être le seul qu'il eût, l'excès de modestie. Il s'avisa sur son propre compte de la vérité, qui était qu'il pouvait aspirer à être plus qu'un excellent rédacteur de livres scolaires. Ces livres qu'il avait faits de seconde main, il les refit patiemment sur les sources, en vrai et presque grand historien qu'il était. De ce travail sont nées sa grande Histoire Grecque et sa grande Histoire des Romains. Auprès du grand public cette façon de faire nuisit à ses livres. On s'imagina que ces nouvelles œuvres n'étaient que des rééditions, un peu remaniées, des anciennes. Mais le monde des historiens ne s'y trompa point et sut bien voir que c'étaient des ouvrages tout nouveaux, au courant de toutes les découvertes, solides et pleins, et qui, pour révéler des qualités toutes nouvelles de leur auteur, n'avaient rien abandonné des anciennes, aussi vivement et brillamment écrits que les livres de jeunesse du professeur du lycée Henri IV. Victor Duruy, après une très longue vie toute consacrée au travail et à de durables institutions et organisations pédagogiques, que le nouveau régime a reçues de ses mains et a acceptées, est mort (décembre 1894) entouré de l'estime et de la vénération de tous.

Fustel de Coulanges avait commencé, lui aussi, par l'histoire de l'antiquité. Sa Cité antique (1864) fut une révélation. L'histoire philosophique et morale, mais l'histoire philosophique et morale soutenue par une connaissance minutieuse et comme

héroïquement scrupuleuse des fails, une diligence infinie dans l'examen des textes, mais une puissance de synthèse et un art d'ordonnance infiniment rares avaient permis à Fustel, en un seul volume, de donner une idée nouvelle, et précise et très vraisemblable de l'essence même de la civilisation grecque et romaine, de l'essence même de la vie politique et religieuse de la Grèce et de Rome, et comme de l'âme nationale de ces deux grands peuples. Dans un autre ouvrage, matériellement plus considérable et resté inachevé, l'Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, Fustel avec le même talent d'exposition, une érudition plus étendue encore, un esprit peut-être trop systématique, jetait une lumière vive sur une des parties restées les plus obscures de toute l'histoire, et préparait une immense tâche à ses continuateurs en leur montrant tout ce qu'il y a à découvrir dans le champ à moitié labouré par lui.

Gaston Boissier, comme les précédents, a commencé par l'antiquité; mais il n'a presque jamais voulu en sortir. Son premier livre, Cicéron et ses amis, était moitié critique littéraire, moitié histoire anecdotique, et était charmant. Il fit sa réputation. Il s'agissait de la soutenir; l'auteur l'augmenta. L'Opposition sous les Césars, la Religion romaine d'Auguste aux Antonins, la Fin du paganisme en Occident forment une sorte d'histoire des idées morales dans la vieille Rome, complètent et éclairent l'œuvre de Renan, la complètent et l'éclairent d'autant plus qu'elles sont aussi étrangères aux préoccupations contemporaines que la pensée de Renan y était naturellement encline. M. Boissier continue à scruter curieusement les âmes antiques et à y faire des découvertes aussi intéressantes pour l'historien que pour le moraliste. De temps en temps il fait un tour aux lieux où ont vécu ses héros ordinaires et il en rapporte des Promenades archéologiques, qui, à l'intérêt de l'érudition, ajoutent le charme aimable de discrètes impressions de voyage.

Les orateurs et les critiques. -Les grands orateurs, sans être très nombreux, n'ont pas manqué dans la période du second Empire. Le gouvernement avait pour lui le disert, adroit et subtil Rouher, à la parole incorrecte souvent, mais abondante et souvent chaleureuse, et aux ressources multipliées

thumes laissées par ce philosophe trop tôt enlevé à la science sociologique (Correspondance et œuvres inédites, 1860) ne sont intéressantes que pour celui qui veut connaître entièrement le tour d'esprit, le caractère et aussi les passions, dissimulées dans les œuvres didactiques de cet homme très distingué.

Au temps où Tocqueville mourait, Victor Duruy n'était encore qu'un modeste professeur d'histoire dans un lycée de Paris et ne songeait pas que par un caprice très intelligent de Napoléon III il deviendrait ministre deux ans plus tard. Mais il avait déjà beaucoup écrit. Ses livres, destinés aux écoliers, comme devraient l'être tous les livres d'un bon professeur, étaient très goûtés, parce qu'ils étaient vivants, rapides et colorés. Son passage aux affaires guérit Victor Duruy d'un défaut qui était peut-être le seul qu'il eût, l'excès de modestie. Il s'avisa sur son propre compte de la vérité, qui était qu'il pouvait aspirer à être plus qu'un excellent rédacteur de livres scolaires. Ces livres qu'il avait faits de seconde main, il les refit patiemment sur les sources, en vrai et presque grand historien qu'il était. De ce travail sont nées sa grande Histoire Grecque et sa grande Histoire des Romains. Auprès du grand public cette façon de faire nuisit à ses livres. On s'imagina que ces nouvelles œuvres n'étaient que des rééditions, un peu remaniées, des anciennes. Mais le monde des historiens ne s'y trompa point et sut bien voir que c'étaient des ouvrages tout nouveaux, au courant de toutes les découvertes, solides et pleins, et qui, pour révéler des qualités toutes nouvelles de leur auteur, n'avaient rien abandonné des anciennes, aussi vivement et brillamment écrits que les livres de jeunesse du professeur du lycée Henri IV. Victor Duruy, après une très longue vie toute consacrée au travail et à de durables institutions et organisations pédagogiques, que le nouveau régime a reçues de ses mains et a acceptées, est mort (décembre 1894) entouré de l'estime et de la vénération de tous.

Fustel de Coulanges avait commencé, lui aussi, par l'histoire de l'antiquité. Sa Cité antique (1864) fut une révélation. L'histoire philosophique et morale, mais l'histoire philosophique et morale soutenue par une connaissance minutieuse et comme

héroïquement scrupuleuse des fails, une diligence infinie dans l'examen des textes, mais une puissance de synthèse et un art d'ordonnance infiniment rares avaient permis à Fustel, en un seul volume, de donner une idée nouvelle, et précise et très vraisemblable de l'essence même de la civilisation grecque et romaine, de l'essence même de la vie politique et religieuse de la Grèce et de Rome, et comme de l'âme nationale de ces deux grands peuples. Dans un autre ouvrage, matériellement plus considérable et resté inachevé, l'Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, Fustel avec le même talent d'exposition, une érudition plus étendue encore, un esprit peut-être trop systématique, jetait une lumière vive sur une des parties restées les plus obscures de toute l'histoire, et préparait une immense tâche à ses continuateurs en leur montrant tout ce qu'il y a à découvrir dans le champ à moitié labouré par lui.

Gaston Boissier, comme les précédents, a commencé par l'antiquité ; mais il n'a presque jamais voulu en sortir. Son premier livre, Cicéron et ses amis, était moitié critique littéraire, moitié histoire anecdotique, et était charmant. Il fit sa réputation. Il s'agissait de la soutenir; l'auteur l'augmenta. L'Opposition sous les Césars, la Religion romaine d'Auguste aux Antonins, la Fin du paganisme en Occident forment une sorte d'histoire des idées morales dans la vieille Rome, complètent et éclairent l'œuvre de Renan, la complètent et l'éclairent d'autant plus qu'elles sont aussi étrangères aux préoccupations contemporaines que la pensée de Renan y était naturellement encline. M. Boissier continue à scruter curieusement les âmes antiques et à y faire des découvertes aussi intéressantes pour l'historien que pour le moraliste. De temps en temps il fait un tour aux lieux où ont vécu ses héros ordinaires et il en rapporte des Promenades archéologiques, qui, à l'intérêt de l'érudition, ajoutent le charme aimable de discrètes impressions de voyage.

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Les orateurs et les critiques. Les grands orateurs, sans être très nombreux, n'ont pas manqué dans la période du second Empire. Le gouvernement avait pour lui le disert, adroit et subtil Rouher, à la parole incorrecte souvent, mais abondante et souvent chaleureuse, et aux ressources multipliées

d'argumentation et de réplique. L'opposition, très faible comme nombre, très riche en grands talents, comptait le puissant et àpre Jules Favre, très grand orateur, un peu laborieux, d'éloquence un peu voulue, qui sentait parfois la rhétorique, mais d'une très belle et forte langue qui rappelait les orateurs de la Restauration; au-dessous de lui, le spirituel et ironique Picard, le sombre et mélodramatique Eugène Pelletan ne manquant pas, en élève de Lamartine, d'une certaine ampleur oratoire; le souple, habile et ingénieux Jules Simon, capable de prendre tous les tons, depuis la raillerie spirituelle la plus incisive jusqu'à l'éloquence la plus élevée. N'oublions pas que Thiers était venu, tout en gardant son entière indépendance, apporter à cette opposition l'appui de son expérience et de son talent oratoire qui grandissait avec les années.

Enfin Émile Ollivier, longtemps dans l'opposition, rallié au gouvernement quand il crut pouvoir le transformer en « Empire libéral », faisait admirer dans l'un et l'autre rôle son éloquence facile, harmonieuse, se déployant en larges développements, éclatante, imagée, un peu trop fleurie, charme pourtant et séduction des oreilles et de l'esprit.

Cette époque fut encore un beau temps pour la critique litté raire. Sainte-Beuve, qui écrivait depuis vingt ans en 1850, a eu cependant, de 1850 à 1869, la pleine possession de son talent, la pleine force de son influence et le plein rayonnement de sa gloire. Il avait commencé, comme tout le monde, par écrire des vers, qui pour la plupart sont détestables; puis il avait dans Volupté (1834) essayé du roman. Le roman ne valait pas beaucoup plus que les vers; mais cependant il marquait un esprit fait pour l'analyse psychologique. Il finit par se renfermer tout entier dans l'histoire littéraire et la critique et y devint un maître. L'Histoire de Port-Royal, qui ne fut achevée qu'en 1860, mais dont la plus grande partie avait paru sous le règne de Louis-Philippe, était une œuvre mal composée, où l'auteur rattachait par digressions tout le xvII° siècle à l'histoire d'un couvent, donnant ainsi à ce couvent une importance peutêtre exagérée, ou au xvir° siècle laïque un air sectaire qui ne répond peut-être pas à la réalité; mais parti une fois pris de ce

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