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en possession des biens de l'absent. Chose remarquable, c'est l'intérêt des héritiers qui joue le grand rôle dans la doctrine; c'est cet intérêt qui a fait naître les questions les plus difficiles, tandis que dans la pensée du législateur, telle que les discours des orateurs l'expliquent, il ne s'agit pas des héritiers de l'absent; on ne parle pas d'eux quand il s'agit de justifier l'intervention du législateur en matière d'absence. Cela nous révèle déjà l'esprit de la loi, dont, à notre avis, les auteurs se sont singulièrement écartés : l'intérêt de l'absent est l'intérêt dominant dans la théorie de l'absence.

118. Il y a une première conséquence à tirer de cette notion de l'absence, c'est que le titre du code sur les absents ne s'applique pas aux non présents. Cela a été dit et répété au conseil d'Etat (1). Cela est d'ailleurs de toute évidence. Si la loi prescrit des mesures en faveur des absents, c'est qu'ils sont, en un certain sens, des incapables; en fait, il faudrait dire plus: le plus souvent ils sont morts. Il y a donc impossibilité absolue à ce que les absents dirigent l'administration de leurs biens. Il n'en est pas de même des non présents; ils vivent, ils savent qu'ils ont des intérêts à sauvegarder; c'est à eux à y veiller. La société n'a aucune raison d'intervenir, quand même ils négligeraient le soin de leurs affaires. En effet, la société n'a pas qualité pour agir, par cela seul que les individus ne le font pas ou le font mal. C'est leur droit d'être négligents, en ce sens que le propriétaire est libre, il peut user et abuser; il peut, si cela lui convient, ne pas user, ou mal user des dons de la fortune ou des produits de son travail. La société porterait atteinte à la liberté, si elle s'immisçait dans les affaires des particuliers. Aussi la loi ne le faitelle que dans de rares exceptions. Nous avons déjà cité le cas où une succession s'ouvre et qu'un non présent y est intéressé; l'intérêt des cohéritiers exige, en ce cas, autant que celui de l'héritier qui n'est point sur les lieux, que le partage puisse se faire, et que par conséquent la loi

(1) Voyez les témoignages recueillis par Dalloz, Répertoire, au mot Absents, no 33. C'est un article très-bien fait.

prenne des mesures dans l'intérêt des non présents. Il y en a un autre exemple dans la loi du 28 septembre 1731, qui porte (section V, titre Ier, art. 1er): « La municipalité pourvoira à faire serrer la récolte d'un cultivateur absent, infirme ou accidentellement hors d'état de le faire luimême et qui réclamera ce secours; elle aura soin que cet acte de fraternité et de protection de la loi soit exécuté aux moindres frais. » L'exception confirme la règle. Si la loi intervient pour faire serrer la récolte d'un non présent, ou pour arriver au partage d'une succession, cela peut se faire sans que personne pénètre dans la vie intime, dans les secrets de famille; tandis que cela est inévitable quand la société gère elle-même toutes les affaires d'une personne qui néglige le soin de ses intérêts. Aussi verrons-nous que la loi n'intervient, alors même qu'il y a absence proprement dite, que lorsqu'il y a absolue né

cessité.

119. Quelles sont les mesures que la loi prescrit en cas d'absence? Elles varient d'après la durée de l'absence. La loi distingue trois périodes: la présomption d'absence, la déclaration d'absence suivie de l'envoi en possession provisoire des biens de l'absent, et l'envoi en possession définitif.

La présomption d'absence commence avec la disparition de l'absent ou ses dernières nouvelles, et elle dure jusqu'à la déclaration d'absence. Comme celle-ci ne peut avoir lieu qu'après cinq ou onze ans, selon que l'absent a laissé ou n'a point laissé de procuration, il en résulte que la première période dure au moins cinq ou onze ans. Elle est bien caractérisée par l'expression de présomption d'absence. Il n'y a pas encore d'absence; la personne qui a disparu et qui ne donne pas de ses nouvelles, est seulement présumée absente. Cela veut dire, comme l'explique BigotPréameneu, qu'il n'y a pas lieu, en général, à prendre des mesures pour l'administration de ses biens. « Il n'est pas censé, dit-il, que la personne éloignée soit en souffrance pour ses affaires. » Qu'y a-t-il donc à faire dans cette première période? S'abstenir, à moins qu'il n'y ait nécessité d'agir. Qui jugera s'il y a nécessité? Les tri

bunaux. Il faut qu'ils y apportent la plus grande prudence, ajoute l'orateur du gouvernement. Le domicile des citoyens est un asile sacré; malgré leur caractère respectable et la confiance qu'ils méritent, les magistrats n'y doivent pénétrer qu'avec une réserve extrême, et dans le seul but de protéger l'absent. Il s'agit de le garantir des inconvénients de son absence; il faut donc se garder de le troubler indiscrètement dans l'exercice de ses droits. C'est dire que pendant la période de la présomption d'absence, la loi se préoccupe exclusivement de l'intérêt de l'absent (1).

120. Quand cinq ou onze ans se sont écoulés depuis la disparition ou les dernières nouvelles d'une personne, son absence peut être déclarée. Cette seconde période dure trente ans à partir du jugement qui a déclaré l'absence; elle peut finir avant ce terme, s'il s'est écoulé cent ans depuis la naissance de l'absent. Après la déclaration d'absence, les héritiers présomptifs de l'absent sont envoyés en possession provisoire de ses biens. Il importe de déterminer d'une manière précise le caractère et le but de cet envoi. La loi se sert d'une expression très-significative pour le définir: « Ce n'est qu'un dépôt, "ditelle. Or, le dépôt se fait dans l'intérêt du déposant. C'est donc dans l'intérêt de l'absent que la loi organise l'envoi provisoire. Nous allons entendre les auteurs du code; ils confirmeront ce que dit le texte. Bigot-Préameneu, après avoir constaté que les biens de l'absent auront été abandonnés pendant cinq ans, avant que les héritiers puissent être envoyés en possession, ajoute que cet envoi "n'est qu'un acte de conservation fondé sur une nécessité constante, et pour l'absent lui-même, un acte de protection qui garantit son patrimoine d'une perte qui devenait inévitable (2).

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Comme ce sont les héritiers présomptifs que la loi envoie en possession provisoire, il semble que c'est surtout leur intérêt que le législateur a en vue dans cette

(1) Bigot-Préameneu, Exposé des motifs (Locré, t. II, p. 252, no 8, et p. 251, n° 2). (2) Locré, Législation civile, t. II, p. 254, no 18.

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seconde période. On pourrait dire que le décès de l'absent devenant tous les jours plus probable, la loi a dû tenir compte des droits éventuels qui appartiennent aux héritiers de l'absent, et que c'est à ce titre qu'elle les envoie en possession de ses biens. La probabilité de la mort et les droits auxquels elle donne ouverture sont en effet pris en considération par le législateur; mais les déclarations très-positives des auteurs du code civil attestent que si les héritiers sont envoyés en possession, cela se fait dans l'intérêt de l'absent plutôt que dans celui des envoyés. Au conseil d'Etat, Tronchet dit qu'il est utile à l'absent que le séquestre de ses biens soit déféré à ceux qui ont le plus d'intérêt à les conserver; c'est pourquoi, après un certain temps, on accorde l'envoi en possession à ses héritiers (1). C'est aussi en ce sens que Bigot-Préameneu explique l'envoi provisoire. On avait à décider, dit-il, entre les mains de qui les biens devaient être remis. Comme il y a incertitude de la vie, le droit des héritiers, sans cesser d'être éventuel, devient plus probable; et puisque les biens doivent passer en d'autres mains que celles du propriétaire, les héritiers se présentent avec un titre naturel de préférence. Personne ne peut avoir plus d'intérêt à la conservation et à la bonne administration de ces biens que ceux qui en profiteront si l'absent ne revient pas (2).

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Cela est très-clair; il ne s'agit encore que de conserver les biens de l'absent et de les administrer. La loi est à la recherche des meilleurs administrateurs, elle donne la préférence aux héritiers sur les étrangers; non pas qu'elle leur attribue dès maintenant les biens de l'absent, mais ils sont appelés à en profiter si l'absent ne revient pas; ils ont donc intérêt à les bien gérer. Toutefois la loi ne se contente pas de cette garantie. L'orateur du gouvernement dit qu'elle prend contre les héritiers envoyés en possession les mêmes précautions que contre un étranger; qu'elle exige les mêmes formalités que pour les séquestres

(1) Séance du conseil d'Etat du 16 fructidor an Ix (Locré, t. II, p. 215, n° 18).

(2) Bigot-Préameneu, Exposé des motifs (Locré, t. II, p. 255, no 20).

ordinaires, inventaire, vente des meubles, emploi des deniers, caution (1).

Au premier abord, cette théorie semble contredite par la disposition du code qui accorde aux héritiers envoyés en possession une part notable des fruits, les quatre cinquièmes ou les neuf dixièmes, selon la durée de l'absence. Accorde-t-on une pareille indemnité à de simples administrateurs? Et pourquoi l'indemnité va-t-elle en augmentant, à mesure que l'absence se prolonge? N'est-ce as parce que les envoyés sont considérés comme héritiers plutôt que comme administrateurs? N'est-ce donc pas reconnaître leur droit sur la succession de l'absent, droit qui devient tous les jours plus probable? Cette interprétation paraît très-plausible, néanmoins ce n'est pas là la théorie des auteurs du code civil. Ecoutons Portalis : « Toute la faveur doit être pour l'absent; ses héritiers n'en peuvent avoir que dans la considération de son intérêt. » Telle est la raison pour laquelle la loi accorde aux héritiers une partie notable des fruits. « Comme on mène les hommes par leur intérêt, continue Portalis, il convient de donner aux héritiers de l'absent quelques avantages qui les déterminent à se rendre administrateurs de ses biens (2). » On craignait que les héritiers ne refusassent de se charger de l'administration, si l'on n'y attachait pas un avantage considérable. Si cet avantage va en augmentant, c'est en partie parce que l'existence de l'absent devient chaque année plus incertaine; Bigot-Préameneu le dit, mais il ajoute d'autres raisons, ce qui prouve que ce n'est pas là le motif déterminant l'orateur parle de l'accroissement du dépôt, de la continuité des soins, même des malheurs que les héritiers peuvent éprouver (3).

Il y a une considération qui est décisive contre les héritiers, en ce sens qu'elle prouve à l'évidence que la loi ne leur reconnaît aucun droit pendant la seconde période de l'absence: c'est qu'elle leur préfère l'époux présent, com

(1) Locré, Législation civile, t. II, p. 256, no 21.

(2) Séance du conseil d'Etat du 24 fructidor an Ix (Locré, t. II, p. 227. n° 27).

(3) Bigot-Préameneu, Exposé des motifs (Locré, t. II, p. 258, no 28).

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