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mun en biens. S'il opte pour la continuation de la communauté, les héritiers ne sont pas envoyés en possession. Evidemment si, dans la pensée du législateur, les héritiers avaient un droit comme tels, après la déclaration d'absence, le conjoint ne pourrait pas en empêcher l'exercice. Si la loi lui donne cette faculté, c'est qu'en réalité elle ne reconnaît aucun droit aux héritiers. Thibaudeau l'a dit en termes formels au conseil d'Etat : Les héritiers n'ont, dans ce cas, aucun droit personnel; ils ne jouissent encore que pour l'absent, ils entrent provisoirement dans ses droits, ils sont tenus de ses obligations (1). » Voilà pourquoi la loi donne la préférence au conjoint; il a pour lui un contrat synallagmatique, dit Bigot-Préameneu, tandis que les héritiers n'ont qu'un droit précaire et provisoire (2). L'époux qui continue la communauté jouit aussi des fruits, et son droit va également en augmentant comme celui des héritiers. Cela prouve que la jouissance des fruits n'est pas fondée sur le droit de ceux qui les perçoivent, car le droit du conjoint, loin de devenir plus probable à mesure que l'absence augmente, le devient tous les jours moins.

121. A vrai dire, le droit des héritiers sur les biens de l'absent ne s'ouvre que dans la troisième période de l'absence; c'est alors qu'ils sont envoyés en possession, sans que cet envoi puisse être empêché par le conjoint présent, et cet envoi est définitif. Il est définitif en ce sens que l'état précaire de la deuxième période fait place à des mesures qui ont pour fondement le droit des héritiers présomptifs. Leur sort est fixé, dit Bigot-Préameneu, parce que toutes les probabilités, après trente-cinq ans au moins d'absence, sont pour le décès de l'absent. L'intérêt public demande que ses biens rentrent dans le commerce; il faut donc que les envoyés soient considérés comme propriétaires à l'égard des tiers, et qu'ils puissent aliéner les biens de l'absent. Toutefois, même dans cette dernière période, il ne serait pas exact de dire que la succession de l'absent est ouverte. En effet, la succession ne s'ouvre

(1) Séance du 24 fructidor an Ix (Locré, t. II, p. 228, no 32).
(2) Bigot Préameneu, Exposé des motits (Locré, t. II, p. 250 ̧ no 23).

que par la mort, et l'absence, quelque longue qu'elle soit, n'est qu'une probabilité de mort. Pour que la probabilité devint une certitude, il faudrait que la loi en fit une présomption de mort. Or, la loi ne présume jamais la mort; il n'y a donc pas ouverture de succession, il y a simple envoi en possession, comme la loi s'exprime, et si cet envoi est définitif à l'égard des tiers, il ne l'est pas à l'égard de l'absent; si celui-ci revient, toutes les mesures prises à raison de son absence, quoique qualifiées de définitives, viennent à tomber.

122. Nous posons en principe qu'il n'y a jamais présomption de mort, et que partant les envoyés en possession n'ont jamais les droits des héritiers. Ce point est cependant très-controversé, et il faut nous y arrêter, car toute la théorie de l'absence est en cause dans ce débat. Proudhon enseigne qu'à partir de la déclaration d'absence, il y a présomption de mort. L'absent est présumé mort, dit-il, parce que la loi ouvre sa succession à ses héritiers, et il n'y a pas de succession d'un homme vivant. Il est présumé mort, puisqu'on met à exécution les dispositions testamentaires, qu'il a voulu lui-même n'avoir d'effet qu'après son décès. Il est présumé mort, puisque la loi veut que tous ceux qui ont sur ses biens des droits subordonnés à la condition de son décès, puissent les exercer. Il est présumé mort, puisque la loi ne permet plus de le mettre personnellement en cause devant les tribunaux, toutes les actions devant être intentées contre les envoyés (1). Cette doctrine est suivie par Delvincourt et Duranton (2), et elle a été consacrée par un arrêt fortement motivé de la cour de Nancy (3).

Toutefois l'opinion de Proudhon est généralement rejetée, et dans la forme absolue qu'il lui donne, elle est inadmissible. Il suffit de se rappeler ce que c'est qu'une présomption légale; c'est, dit l'article 1349, une conséquence que la loi tire d'un fait connu à un fait inconnu.

(1, Proudhon, Traité sur l'état des personnes, t. Ier, p. 277 et suiv. (2) Delvincourt, Cours de code Napoléon, t. Ier, p. 50 et note 7 (édition de 1834). Duranton, t. Ier, nos 408 et 434.

(3 Arrêt du 31 janvier 1833 (Dalloz, Répertoire, au mot Absents no 69,.

Où est la loi qui déclare que l'absent est présumé mort? Dans l'ancien droit, on présumait l'absent mort quand cent ans s'étaient écoulés depuis sa naissance; on se fondait sur les probabilités qui régissent la durée de la vie humaine. Mais le code ne reproduit pas cette présomption, et avec raison. Proudhon lui-même avoue que la présomption de mort n'est que provisoire; or, conçoit-on qu'une personne soit présumée morte provisoirement? Comment l'absurdité d'une mort pro isoire n'a-t-elle pas frappé ur esprit aussi logique que Proudhon? S'il y a un état définitif, c'est bien la mort, et s'il y a une idée inconciliable avec la mort, c'est le provisoire.

Les textes que Proudhon allègue s'expliquent par la probabilité de mort qui est évidente, et qui va croissant avec la durée de l'absence. Si la loi envoie les héritiers en possession, ce n'est pas par e qu'elle présume la mort de l'absent, c'est, au contraire, dans son intérêt qu'elle organise l'envoi provisoire; elle déclare que ce n'est qu'un dépôt; là où il y a un dépositaire, il y a aussi un déposant, et qui serait-ce, sinon l'absent? Les envoyés ne sont qu'administrateurs; ils régissent donc des biens qui ne leur appartiennent pas; qui en est propriétaire, sinon l'absent? La loi veut que les envoyés fassent inventaires qu'ils donnent caution; est-ce qu'elle prescrirait toutes ces garanties au profit d'une personne présumée morte? Quoi! l'absent serait présumé mort, et s'il est marié, le conjoint présent peut continuer la communauté; peut-on être en société avec un individu présumé mort? Il n'y a pas même de présomption de mort après l'envoi définitif. Si l'absent était présumé mort, le conjoint présent pourrait se remarier, et il ne le peut jamais. S'il y avait présomption de mort, il y aurait ouverture de succession, tandis que la loi n'organise qu'un envoi en possession.

Quel est donc le principe de la loi? Les auteurs du code vont nous le dire. Lors de la discussion, la présomption de mort eut ses partisans. Tronchet déclara tout crûment. qu'il était ridicule de déclarer l'absent mort et qu'il était out aussi bizarre de le faire ensuite revivre. Quelle est la éalité des choses? L'absent, répond Tronchet, n'est ni

mort ni vivant aux yeux de la loi (1). C'est le doute qui règne, après la déclaration d'absence, dit Emmery. Cela paraît singulier, ajoute Boulay; mais ce principe est le produit de la sagesse des siècles, et on n'est pas encore parvenu à en trouver un meilleur (2). Il faut dire plus; ce principe est l'expression exacte de la réalité des choses. Qui sait si l'absent vit ou s'il est mort? Vainement dira-t-on que toutes les probabilités sont pour son décès. Les faits peuvent donner un démenti à toutes ces probabilités. Que reste-t-il donc? L'incertitude. C'est ce que l'orateur du gouvernement établit très-bien dans son Exposé des motifs : « Lorsqu'un long temps ne s'est pas encore écoulé depuis qu'un individu s'est éloigné de son domicile, la présomption de mort ne peut résulter de cette absence; il doit être regardé comme vivant. Mais si, pendant un certain nombre d'années, on n'a point de ses nouvelles, on considère alors que les rapports de famille, d'amitié, d'affaires sont tellement dans le cœur et dans les habitudes des hommes, que leur interruption absolue doit avoir des causes extraordinaires, causes parmi lesquelles se place le tribut même payé à la nature. Alors s'élèvent deux présomptions contraires : l'une de la mort, par le défaut de nouvelles; l'autre de la vie, par son cours ordinaire. La conséquence juste des deux présomptions contraires est l'état d'incertitude. » Bigot-Préameneu établit ensuite que cette incertitude subsiste pendant toute l'absence; que les mesures que la loi prescrit sont toujours calculées d'après les différents degrés d'incertitude, jamais exclusivement sur la présomption de vie ou de mort (3).

123. Ce que nous venons de dire ne répond pas encore aux difficultés de la question. Il est évident qu'il n'y a pas de présomption légale de mort, et il est tout aussi certain que ce qui caractérise l'absence, c'est le doute sur la vie et la mort de l'absent. L'incertitude augmente tous les jours, non dans le sens de la vie, mais dans

(1) Séance du conseil d'Etat du 16 fructidor an ix (Locré, t. II, p. 215, n° 18).

(2) Même séance (Locré, t. II, p. 226, no 27, et p. 229, no 33). (3) Locré, Législation civile, t. II, p. 251, no 5.

le sens de la mort. Voilà pourquoi les mesures que la loi prescrit changent de nature avec la durée de l'absence. La loi commence par veiller exclusivement aux intérêts de l'absent; puis elle songe aux héritiers présomptifs, elle les envoie en possession des biens; cet envoi, d'abord provisoire, finit par devenir définitif. C'est dire que la loi prend des mesures qui se rapprochent de plus en plus de celles qu'elle prescrit en cas de décès. Qu'importe que ce soit par une présomption de mort ou par une probabilité de mort? Dispute de mots qui n'empêche pas que les héritiers ne soient mis en possession des biens de l'absent; et qu'est-ce que cet envoi, sinon l'ouverture provisoire de sa succession? Cette opinion, vivement défendue par Marcadé (1), est à peu près celle de tous les auteurs, sauf de grands dissentiments dans les détails. Nous croyons qu'elle est contraire à l'esprit comme au texte du code civil. La question est capitale.

124. Quels sont les effets de l'envoi en possession provisoire? M. Demolombe répond : « Nous allons assister à une sorte d'ouverture provisoire de la succession de l'absent. Telle est en effet l'image que présente l'envoi en possession qui suit la déclaration d'absence. Des articles 120 et 123, résulte cette règle fondamentale, savoir : Tous les droits que le décès prouvé ouvrirait d'une manière définitive sur les biens qui appartenaient à l'absent lors de - ses dernières nouvelles, l'absence déclarée les ouvre provisoirement. » Il ne peut pas y avoir de succession d'un homme vivant. Si la succession de l'absent s'ouvre, ne fût-ce que provisoirement, il faut qu'il y ait présomption de mort, en vertu de la déclaration d'absence. Ici reparaît la doctrine de Proudhon, que les auteurs repoussent en principe, et qu'ils appliquent néanmoins dans presque toutes ses conséquences. M. Demolombe dit formellement que la présomption de mort est la base de toutes les mesures que la loi prescrit après que l'absence a été déclarée. Cette présomption remonte au dernier signe de vie donné par l'absent, au jour de son départ ou de ses dernières

(1) Marcadé, Cours élémentaire de droit civil, t. Ier, p. 298-301, no 20.

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