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au profit de l'absent. La cour de cassation décida, conformément aux conclusions de Daniels, que l'envoi provisoire n'étant qu'un dépôt, n'opérait ni mutation de propriété, ni transmission de jouissance (1).

128. Le réquisitoire de Daniels contient en germe une tout autre doctrine que celle qui a prévalu et qui règne aujourd'hui dans la jurisprudence. Elle implique qu'il n'y a pas présomption de mort, pas d'ouverture de succession, pas de droit réel, pas de propriété, rien qu'une administration. Nous allons prendre appui sur l'autorité de Daniels pour repousser les conséquences que, dans l'opinion générale, on déduit d'un principe que nous croyons faux. La succession de l'absent étant provisoirement ouverte, on en conclut que les héritiers peuvent faire entre eux le partage des biens de l'absent, suivant les règles ordinaires des partages de succession (2). Comment concilie-t-on ce droit des envoyés en possession provisoire avec l'article 129 qui ajourne le partage à l'envoi définitif? Chaque interprète a son explication, comme cela arrive toujours quand on s'écarte du texte de la loi. L'un dit que l'article 129, en n'autorisant le partage qu'après l'envoi définitif, n'interdit pas pour cela la faculté qu'ont les héritiers présomptifs de faire entre eux un partage aussitôt qu'ils sont envoyés en possession provisoire, puisque ce partage ne nuit à personne. Que devient alors l'article 129? Un hors-d'oeuvre; on l'efface réellement du code en donnant aux envoyés provisoires un droit que la loi n'a entendu accorder qu'aux envoyés définitifs. Pour conserver un sens à l'article 129, on a recours à des explications qui sont un vrai non-sens. La loi, dit-on, a eu en vue, dans l'article 129, le cas où l'envoi définitif serait prononcé sans qu'il y ait eu d'envoi provisoire; et l'article commence par dire : "Si l'absence a continué pendant trente ans depuis l'envoi provisoire. » Demante invoque l'article 815, aux termes duquel nul ne peut

(1) Arrêts du 16 janvier 1811 et du 14 février 1811 (Merlin, Répertoire, au mot Succession, sect. III).

(2) Demolombe, t. II, p. 132, no 128. Dailoz, Répertoire, au mot Absents, n" 323.

être contraint à demeurer dans l'indivision forcée (1). Si les envoyés provisoires sont en état d'indivision, à plus forte raison les envoyés définitifs le sont-ils; à quoi bon alors l'article 129? Mais où est-il dit que les envoyés sont en indivision pendant l'envoi provisoire? Cela suppose l'ouverture de l'hérédité par suite d'une présomption de mort, cela suppose une transmission de propriété; pures suppositions qui n'ont aucune base dans les textes ni dans l'esprit de la loi. Que serait ce partage? Nous n'en connaissons que deux, un partage de propriété et un partage de jouissance. Les envoyés provisoires se partageront-ils la propriété? Daniels vient de nous dire qu'ils ne sont pas propriétaires, qu'il ne se fait aucune mutation. Sc partageront-ils la jouissance? Daniels dit encore qu'il n'y a pas de transmission d'usufruit. S'il n'y a ni usufruit à partager ni jouissance, sur quoi donc portera le partage? Les envoyés peuvent convenir entre eux qu'ils diviseront l'administration des biens de l'absent; mais administrer séparément les biens, cela s'appelle-t-il faire un partage?

129. Les envoyés en possession sont-ils tenus au rapport? Celui qui ne connaîtrait que le texte du code et les discussions trouverait la question très- singulière. Les envoyés, dit la loi, sont des dépositaires, des administrateurs; c'est dans l'intérêt des absents qu'elle confie cette gestion aux héritiers. Est-ce que des dépositaires, des administrateurs peuvent être tenus d'une obligation qui suppose une hérédité ouverte, qui suppose des cohéritiers venant à une succession? Chose remarquable! L'auteur qui soutient avec le plus de décision que les envoyés doivent le rapport avoue que le texte est contraire à son opinion; en effet, l'envoi provisoire ne comprend que les biens qui appartenaient à l'absent; or, les biens donnés entre vifs ne lui appartenaient certes plus. Cet auteur avoue encore qu'il a contre lui l'esprit de la loi. Pourquoi envoie-t-on les héritiers en possession des biens de l'absent? Dans son intérêt, afin que son patrimoine soit bien administré par des héritiers intéressés à bien gérer. Est-ce

(1) Demante, Cours analytique de code civil, t. Ier, p. 259, no 164 bis, III.

que
les biens donnés entre vifs sont à l'abandon? Ils sont
dans les mains des donataires; inutile done de veiller à ce
qu'ils soient administrés. Cela ne décide-t-il pas la question?
Non, dit-on, l'équité demande qu'il y ait rapport, afin d'éta-
blir l'égalité entre tous les envoyés (1). L'équité! Ainsi, au
nom de l'équité, on viole la loi! ou on la fait, et on la fait
autre que le législateur n'a voulu la faire! M. Demolombe
hésite, et il y a de quoi. Ce qui le décide, c'est que l'héri-
tier donataire qui demande l'envoi reconnaît par là que
l'absent est mort, qu'il y a du moins présomption de mort;
dès lors il doit rapporter (2). Toujours la même supposition,
nous allions dire le même cercle vicieux. On suppose qu'il
y a présomption de mort; puis on bâtit sur cette supposition
de nouvelles suppositions! Frêle édifice qui s'écroule avec
sa base imaginaire!

130. Les envoyés provisoires sont des héritiers réservataires peuvent-ils demander la réduction des donations. faites par l'absent, si elles excèdent le disponible? Si l'on admet qu'il y a lieu à rapport, on doit admettre aussi qu'il y a lieu à réduction. Cependant les mêmes auteurs qui enseignent que les héritiers envoyés en possession sont tenus au rapport, leur refusent le droit de réduire les donations excessives. La contradiction nous paraît évidente. On dit que la déclaration d'absence fait naître une présomption de mort; que, par suite, il y a ouverture provisoire de la succession de l'absent. Eh bien, quand une succession s'ouvre au profit d'héritiers réservataires, leur droit n'est-il pas d'agir en réduction? Si l'absent avait tout donné, que deviendrait le droit d'hérédité des légitimaires, s'ils ne pouvaient pas réduire les donations? On invoque l'équité pour contraindre les héritiers au rapport. L'équité n'exige-t-elle pas, à plus forte raison, que les donataires remettent dans la succession les biens qui appartiennent aux réservataires? M. Demolombe avoue que toutes ces raisons militent en faveur des enfants; s'il leur refuse l'action en réduction, c'est que les donataires ne concou

(1) Dalloz Répertoire, au mot Absents, no 333.

(2 Demolombe, Cours de code Napoléon, t. II, p. 135-140, no 132.

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rent pas avec eux; ils n'invoquent pas la présomption de mort, dit-il, donc on ne peut l'invoquer contre eux (1). Eh! qu'importe, si cette présomption de mort donne ouverture à la succession? qu'importe, si c'est l'équité qui décide en souveraine dans cette matière?

A notre avis, il ne peut être question ni de réduction, ni de rapport. Nous nions la présomption de mort, nous n'admettons pas que l'équité fasse loi. Et c'est l'équité, en définitive, qui est le seul principe que l'on puisse invoquer. Ceux qui font appel à l'équité oublient que le législateur l'a repoussée. Quand les héritiers sont en conflit avec l'époux commun en biens, l'équité n'exigerait-elle pas que la loi tint compte des droits éventuels des héritiers? Cependant elle n'en fait rien. Et voyez les conséquences iniques qui en résultent! C'est que les donataires conserveront leurs libéralités, alors que, toutes les probabilités étant pour la mort de l'absent, les donations devraient être rapportées ou réduites. Ils jouiront encore pendant trente ans des biens qui, d'après toutes les probabilités, appartiennent aux héritiers. Au point de vue de l'équité, cela est inexplicable, injustifiable. N'est-ce pas une preuve évidente que l'équité doit être mise hors de cause? Pour mieux dire, l'hérédité n'étant pas ouverte, il n'y a lieu ni à rapport ni à réduction; dès lors on ne peut pas se plaindre que l'équité soit blessée.

131. On prétend qu'il y a ouverture provisoire de la succession de l'absent après que l'absence a été déclarée, et que cette succession provisoire est l'image de la succession réelle. Si les envoyés sont des héritiers, ils doivent étre tenus des dettes. On l'admet, et on enseigne que les dettes se divisent entre eux d'après leur part et portion. héréditaire. Sur ce point, tous les auteurs sont d'accord. Mais grand est leur embarras quand il s'agit de déterminer de quelle manière les envoyés sont tenus des dettes. Sont-ils tenus ultra vires? Logiquement, il faudrait répondre que oui. En effet, s'ils sont héritiers légitimes, comme on le suppose, ils sont représentants de la personne de

(1) Demolcmbe, Cours de code Napoléon, t. II, p. 152, no 149

l'absent, donc tenus ultra vires. Comment échapper à cette conséquence? On invoque de nouveau l'équité, et cette fée bienfaisante répond toujours à l'appel. Elle décide que les envoyés doivent être considérés comme héritiers bénéficiaires. Il est bien vrai que pour être héritier bénéficiaire, il faut accepter la succession sous bénéfice d'inventaire, et cette acceptation doit être solennelle. Mais l'équité ferme les yeux, elle ne voit pas le droit, elle déclare que les envoyés ayant fait inventaire, ils doivent être considérés comme héritiers bénéficiaires. Reste à savoir s'ils peuvent être poursuivis personnellement, ou seulement comme détenteurs des biens de l'absent. Ici les auteurs se divisent. Proudhon ne comprend pas que des héritiers ne soient point tenus personnellement. Il aurait dû être logique jusqu'au bout, et dire que les envoyés, étant héritiers, sont par cela même tenus ultra vires. L'équité ne se soucie pas plus de la logique que du droit. Donc, au nom de l'équité, on enseigne que les envoyés ne sont pas tenus personnellement (1).

Voilà le tissu de contradictions dans lequel on s'engage quand on s'écarte des textes pour faire une loi nouvelle au nom de l'équité. Si l'on s'en tient au code, la décision de ces inextricables difficultés est très-simple. Il n'y a pas de succession ouverte pendant l'envoi provisoire, donc pas d'héritiers, ni bénéficiaires, ni purs et simples. Il y a des envoyés en possession, que le législateur qualifie de dépositaires et d'administrateurs. Sont-ils tenus des dettes comme tels? La question peut à peine être posée. Sans doute que les les envoyés doivent payer les dettes de l'absent, mais c'est en son nom, et il va sans dire que c'est jusqu'à concurrence de la valeur des biens qu'ils détiennent. Ainsi s'évanouissent toutes les questions que l'on soulève sur un prétendu bénéfice d'inventaire qui existerait sans acceptation bénéficiaire et sans que la loi en dise un mot. Quant à l'équité, nous ne l'écoutons pas; si elle a quelque chose à dire, nous la renvoyons au législateur, qui seul peut lui donner satisfaction.

(1) Lemolombe, t. II, p. 142, no 136. Dalloz, au mot Absents, no 335-339, et les auteurs qui y sont cités.

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