Page images
PDF
EPUB

132. Nous ne continuons pas l'examen des difficultés sans nombre que la doctrine a suscitées, et dont la plupart proviennent de ce que les auteurs s'écartent des textes pour s'abandonner aux inspirations de l'équité. Si nous ne pouvons partager leur opinion, nous comprenons les sentiments qui les inspirent. C'est la puissance du fait qui l'emporte, en cette matière, sur la rigueur du droit. Le législateur se préoccupe surtout de l'absent, même pendant la seconde période de l'absence. Mais cet absent qui éveille toute sa sollicitude, existe-t-il encore? Il est plus que probable qu'il a cessé de vivre. C'est cependant dans son intérêt que la loi restreint dans des bornes si étroites les pouvoirs des envoyés en possession, c'est dans son intérêt qu'elle assimile l'envoi à un dépôt. En réalité, ces prétendus dépositaires sont presque toujours héritiers, ces administrateurs sont les vrais propriétaires. Pourquoi ne leur permettrait-on pas d'agir comme tels? Qu'importe qu'ils ne soient que des envoyés provisoires? De fait, leur possession est définitive et personne ne viendra jamais les inquiéter. Tels sont les faits, et sous leur influence, les interprètes ont transporté dans la deuxième période ce qui légalement ne peut se faire que dans la troisième. Cela prouve une chose, c'est que le législateur n'a peutêtre pas tenu assez compte de la réalité des choses; c'est qu'il s'est trop préoccupé de l'absent et pas assez de ses héritiers. Mais toutes ces considérations sont à l'adresse du législateur; l'interprète ne doit pas se laisser entraîner sur ce terrain, sinon il risque de faire une loi nouvelle, au lieu de se borner à interpréter celle qui existe.

133. Les questions que nous venons d'agiter ne se présentent plus dans la troisième période. Si l'absence a continué pendant trente ans depuis l'envoi provisoire, tous les ayants droit peuvent demander le partage des biens de l'absent (art. 129). Néanmoins, même après l'envoi définitif, on ne peut pas dire que la succession de l'absent soit ouverte. Les auteurs qui enseignent que pendant la seconde période il y a une sorte d'ouverture de l'hérédité, avouent que cela n'est jamais vrai d'une manière absolue. Ce qui le prouve, c'est que d'après le projet de

code, les envoyés en possession définitive étaient considérés comme propriétaires incominutables. Ce système fut rejeté. Les envoyés définitifs ne sont propriétaires qu'à l'égard des tiers, ils ne le sont pas envers l'absent. Jamais celui-ci n'est présumé mort, et s'il revient, toutes les mesures, toutes les dispositions prises en vertu de l'envoi définitif tombent de plein droit. Cela confirme notre doctrine. C'est pour que les biens de l'absent rentrent dans le commerce que la loi remplace l'envoi provisoire par un envoi qu'elle qualifie de définitif, et qui ne l'est cependant pas d'une façon absolue. Pendant l'envoi provisoire, les biens de l'absent sont hors du commerce, placés sous séquestre. La loi les conserve au profit de l'absent; les envoyés provisoires ne sont que de simples administrateurs, et ils le sont à l'égard des tiers comme à l'égard de l'absent. C'est la doctrine qui a introduit dans la loi une distinction qui n'y est pas, en imaginant une ouverture de succession qui n'existe pas dans nos textes. Se plaçant en dehors de la loi et au-dessus de la loi, il lui est impossible de poser des principes certains. Aussi les auteurs se plaignent-ils que le système du code n'est pas bien conçu ni coordonné sur tous ses points (1). Ils ne savent pas comment qualifier la position des envoyés provisoires à l'égard des tiers sont-ils administrateurs? sont-ils héritiers? On ne le sait (2). Les auteurs ne voient pas que ce sont eux qui ont créé ces incertitudes. Elles n'existent pas dans le code. En disant que le partage ne se fait qu'après l'envoi en possession définitif, la loi dit clairement que pendant l'envoi provisoire il n'y a pas d'hérédité ouverte, partant pas d'héritiers, rien qu'une administration, privilégiée à certains égards, mais limitée cependant comme toute administration.

(1) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. II, p. 164, no 143. (2) Dalloz, Répertoire, au mot Absents, no 334. Demolombe, t. II, p. 141, 0° 135.

CHAPITRE II.

DE LA PRÉSOMPTION D'ABSENCE.

§ Ier. Quand y a-t-il présomption d'absence?

134. Aux termes de l'article 112, le tribunal pourvoit à l'administration des biens laissés par les personnes présumées absentes, s'il y a nécessité, et sur la demande des parties intéressées. Il faut donc, pour que la justice intervienne, qu'il s'agisse d'une personne présumée absente. Mais quand peut-on dire d'un individu qu'il est présumé absent? Le code n'a pas de réponse à cette question. On pourrait croire, au premier abord, que l'article 115 y répond. Cette disposition permet de demander la déclaration d'absence lorsqu'une personne a cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence, et que depuis quatre ans on n'en a pas de nouvelles. De là on pourrait conclure qu'une personne est présumée absente quand elle a cessé de paraître au lieu qu'elle habitait et qu'elle ne donne pas de ses nouvelles. Cela est vrai, en général, mais avec une restriction. Il ne faut pas croire que par cela seul qu'un individu a quitté son domicile sans donner de ses nouvelles, il est présumé absent. La loi ne dit pas cela, et c'est à dessein que le législateur n'a rien défini; pour mieux dire, il est impossible de donner une définition de l'absence présumée. Une personne quitte son domicile, on ignore où elle réside; dira-t-on qu'elle est présumée absente? Cela impliquerait qu'il y a incertitude sur sa vie, ce qui, certes, n'est pas. Cette personne peut avoir de bonnes raisons pour cacher sa résidence, et par conséquent pour ne pas donner de ses nouvelles. Pour qu'il y ait un commenceinent d'incertitude et de doute, il faut que l'individu qui a quitté sa résidence ait des raisons pour donner de ses

nouvelles et qu'il n'en donne pas. Il a une famille, femme et enfants, et il cesse de correspondre avec eux; il a des intérêts pressants qui exigeraient sa présence, ou un fondé de pouvoirs, et il laisse tout à l'abandon. Cela n'est pas dans l'ordre naturel des choses, et si l'on ne connaît aucune raison qui explique une conduite si étrange, on peut craindre pour la vie de cette personne, il y aura présomption d'absence (1).

135. Nous supposons qu'un individu soit présumé absent. Cela suffit-il pour que le tribunal intervienne dans l'administration de ses biens? Cette question soulève des intérêts d'une nature diverse et opposée. D'une part, on peut dire que l'absent ne désire pas que l'on s'immisce dans ses affaires. Ceci est plus qu'un intérêt, c'est un droit. Vainement dira-t-on que la loi doit veiller à ses biens, puisque lui-même ne le peut pas; on répond que c'est son affaire, qu'il peut à la rigueur laisser dépérir ses biens, si tel est son bon plaisir. C'est le point de vue du légiste. Au conseil d'État, Tronchet cita le vieux brocard: jura vigilantibus scripta. Rien de plus vrai et de plus juste lorsque la personne dont les intérêts sont en souffrance est à même de les soigner et qu'elle ne le fait pas. Mais, dit le premier consul, il s'agit d'une personne absente, on ignore si elle vit; comment donc s'en rapporter à sa vigilance? N'est-ce pas le cas pour la société de veiller pour celui qui ne le peut pas? Elle protége les mineurs et même les femmes mariées, à plus forte raison doit-elle sa protection à celui qui est dans l'impossibilité de gérer ses affaires; elle est la tutrice des absents comme elle l'est des orphelins (2). C'est le point de vue de l'homme d'Etat, et il a sa légitimité aussi bien que celui du juriste. Comment concilier des intérêts en apparence hostiles? Le législateur s'en est rapporté à la prudence des magistrats, en traçant cependant une limite à leur intervention : il faut qu'il y ait nécessité de pourvoir à l'administration des biens

(1) Duranton, t. Ier, p. 298 et suiv., no 389-390. Dalloz, Répertoire, au mot Absents, no 31.

(2) Séance du conseil d'Etat du 24 fructidor an Ix (Locré, t. II, p. 222, nos 19 et 20).

laissés par la personne présumée absente. D'après cela, il faut dire que la présomption d'absence commence seule. ment quand il y a nécessité de pourvoir à l'administration des biens. Y eût-il incertitude sur la vie du présumé absent, y eût-il même probabilité de mort, à raison des circonstances, l'absence ne produira aucun effet aussi longtemps que la nécessité n'oblige pas le tribunal à intervenir.

Le code ajoute encore une restriction: il faut que la personne présumée absente n'ait pas laissé de procureur fondé. Si elle a donné mandat de gérer ses affaires, il n'y a plus nécesité d'intervenir et, par suite, l'absence présumée restera sans effet. Cette conséquence, qui résulte du texte, est aussi en harmonie avec l'esprit de la loi. Dans la première période de l'absence, la loi se préoccupe exclusivement des intérêts de l'absent; quand lui-même y a pourvu, il n'y a plus de raison pour la société d'intervenir. Or, dès qu'il n'y a plus d'intérêt social en cause, le droit de l'absent doit l'emporter; et ce droit demande qu'on ne se mêle pas de ses affaires.

136, S'il y a nécessité, c'est le tribunal qui y statuera, dit l'article 112; mais la loi ne dit pas quel est le tribunal compétent. La difficulté fut prévue lors de la discussion, et résolue par le conseil d'Etat; mais par négligence ou par oubli, la décision ne fut pas formulée dans le projet de code. De là des difficultés et des controverses. Est-ce le tribunal du domicile ou de la résidence qui doit pourvoir à l'administration des biens de l'absent? ou est-ce le tribunal du lieu où sont situés les biens? Au conseil d'Etat, on avait décidé que le tribunal du domicile déclarerait s'il y a présomption d'absence, et qu'après ce jugement, chaque tribunal réglerait l'administration des biens situés dans son ressort. Cela était logique. C'est au lieu de son domicile que l'absent est connu, c'est là qu'il a ses relations, c'est donc là que l'on saura les motifs de l'absence et du silence que garde l'absent. S'agit-il, au contraire, de prendre des mesures pour l'administration des biens, c'est certes le tribunal du lieu où les biens sont situés qui sera le plus compétent pour en apprécier la nécessité. Ce sys

« PreviousContinue »