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paraît très-contestable. Les auteurs comparent les envoyés provisoires aux héritiers bénéficiaires. Il est certain qu'il y a entre eux une grande analogie. Les uns et les autres administrent tous ensemble dans leur intérêt et dans celui des tiers intéressés; ils devraient donc être tenus de la même faute. Or, l'article 804 dit que l'héritier bénéficiaire n'est tenu que des fautes graves dans l'administration dont il est chargé. Faut-il en dire autant des envoyés provisoires? Le législateur aurait dû tenir compte de leur position spéciale, pour leur imposer une responsabilité moins rigoureuse que celle de l'article 1137; mais comme il ne l'a pas fait, il faut maintenir la règle posée par cet article, car elle est générale et doit être appliquée dans tous les cas où la loi n'y fait pas exception.

170. L'article 120 porte que les héritiers présomptifs pourront se faire envoyer en possession des biens de l'absent, à la charge de donner caution pour la sûreté de leur administration. Comme c'est surtout dans l'intérêt de l'absent que l'envoi provisoire est organisé, la loi devait prescrire des garanties qui lui assurent la restitution de ses biens, et les dommages-intérêts auxquels il pourra avoir droit contre les envoyés. La caution est aussi exigée de l'héritier bénéficiaire, si les créanciers le demandent (art. 807), quoique son droit soit certain, tandis que celui des envoyés n'est qu'éventuel; il suffit que l'héritier administre dans l'intérêt des créanciers pour que ceux-ci doivent avoir une garantie. Cette même obligation est imposée aux enfants naturels et au conjoint survivant, appelés à succéder quand il ne se présente pas d'héritiers légitimes (art. 771, 773). L'usufruitier doit aussi donner caution de jouir en bon père de famille (art. 601). C'est donc un principe général, que ceux qui administrent dans l'intérêt d'un tiers sont tenus de fournir caution. L'article 120 étant conçu en termes généraux, il faut décider, sans doute aucun, que les enfants mêmes de l'absent doivent donner caution, quand ils obtiennent l'envoi. Cela a été jugé ainsi pour l'enfant naturel (1). Puisque la caution est légale, il

(1) Arrêt d'Agen du 16 avril 1822 (Dalloz, Répertoire, au mot Absents. n° 269).

faut appliquer les articles 2018 et suivants du code civil. Ainsi elle doit avoir la capacité de contracter, posséder des biens suffisants pour répondre de l'objet de l'obligation, et son domicile doit être dans le ressort de la cour d'appel.

171. Que fera-t-on si les héritiers envoyés en possession des biens de l'absent ne trouvent pas de caution? Delvincourt propose d'appliquer par analogie ce que le code décide en cas d'usufruit. Aux termes de l'article 602, les immeubles sont donnés à ferme ou mis en séquestre. Les deniers sont placés, les denrées vendues; l'article 603 ajoute que le propriétaire peut exiger que l'usufruitier vende les meubles. L'opinion de Delvincourt est assez généralement suivie (1); elle nous paraît cependant inadmissible. Quel est le but de l'envoi provisoire? C'est que l'administration des biens de l'absent soit confiée à ceux qui ont le plus d'intérêt à les gérer avec soin, puisqu'ils gèrent en quelque sorte leur propre patrimoine. Or, si l'on applique l'article 601, l'administration est enlevée aux héritiers, ce qui est en opposition directe avec le but de la loi. A vrai dire, il n'y a pas d'analogie entre l'usufruitier et l'envoyé en possession. Le premier a un droit réel sur la chose, il a un droit à la jouissance. On ne peut pas dire que l'envoyé ait un droit réel; si la loi lui donne une partie des fruits, c'est pour l'engager à se charger de l'administration. De là résultent des différences considérables en ce qui concerne la caution. L'usufruitier jouissant en vertu d'un droit réel, la loi devait lui maintenir sa jouissance, alors même qu'il ne trouve pas de caution, sauf à prescrire d'autres garanties en faveur du propriétaire. Les héritiers de l'absent, au contraire, n'ont aucun droit de jouissance; ils ont une obligation, celle d'administrer, et les fruits ne leur sont attribués que parce qu'ils administrent. Dès lors, il ne faut pas se préoccuper de leur droit, mais de l'intérêt de l'absent qui demande que la gestion appartienne aux héritiers, mais à la charge de donner caution. Nous

(1) Delvincourt, t. Ier, p. 46, note 9. Demolombe, t. II, p. 95, no 93. Zachariæ, t. Ier, p. 298, note 6.

aboutissons à cette conséquence, qu'il n'y a pas lieu d'appliquer les articles 601 et 602 en matière d'absence. Reste à savoir ce qu'il faut faire. Nous croyons, avec Merlin, que les héritiers envoyés en possession, qui ne trouvent pas de caution, ne pourront pas obtenir l'administration; il y aura donc lieu de maintenir les mesures prescrites pendant la présomption d'absence, jusqu'à ce qu'il se présente un autre héritier qui fournisse caution (1). Il faut néanmoins apporter une restriction à cette décision. Aux termes de l'article 2041, celui qui ne peut pas trouver une caution est reçu à donner à sa place un gage en nantissement suffisant. L'envoyé peut invoquer le bénéfice de cette disposition. A plus forte raison, sera-t-il admis à fournir une garantie hypothécaire (2).

172. L'article 126 établit encore une autre garantie en faveur de l'absent; il porte: « Ceux qui auront obtenu l'envoi provisoire devront faire procéder à l'inventaire du mobilier et des titres de l'absent, en présence du procureur impérial ou d'un juge de paix requis par ledit procureur impérial. » L'inventaire est une mesure prescrite par la loi, dans tous les cas où les biens d'une personne sont gérés par un administrateur. Ceux qui doivent donner caution doivent aussi faire inventaire, l'usufruitier, l'héritier bénéficiaire, les successeurs irréguliers. La loi impose même cette obligation à ceux qu'elle dispense du cautionnement: tels sont les tuteurs (article 451), les maris administrateurs et usufruitiers des biens de leurs femmes (articles 1533, 1562). L'envoyé en possession est comptable (article 125); l'inventaire est la base du compte qu'il doit rendre. L'envoyé doit restituer les biens; l'inventaire est une garantie indispensable pour la restitution du mobilier et des titres, qu'il serait facile de détourner si la consistance n'en était constatée par un acte authentique.

173. L'article 126 ajoute : « Ceux qui auront obtenu l'envoi provisoire pourront requérir, pour leur sûreté qu'il

(1) Merlin, Répertoire, au mot Absents, article 120, no 5 (t. Ier, p. 57). (2) Duranton, Cours de droit français, t. Ier, p. 384, no 473.

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soit procédé, par un expert nommé par le tribunal, à la visite des immeubles, à l'effet d'en constater l'état. Son rapport sera homologué en présence du procureur impérial. Pour leur sûreté, dit la loi. Comment faut-il entendre cette disposition? On l'interprète généralement en ce sens qui si les envoyés ne font pas procéder à cette expertise, ils sont présumés avoir reçu les immeubles en bon état, et répondent par conséquent des dégradations que ces biens auront subies, sauf à prouver que les détériorations ne proviennent pas de leur fait. Le code le décide ainsi en matière de bail. «S'il n'a pas été fait d'état des lieux, dit l'article 1731, le preneur est présumé les avoir reçus en bon état de réparations locatives, et doit les rendre tels, sauf la preuve contraire. » On applique cette disposition par analogie à l'absence. M. Demolombe, tout en se rangeant à l'opinion générale, donne une excellente raison contre. cette opinion: c'est qu'il n'y a pas d'analogie entre le preneur et l'envoyé provisoire (1). Sur quoi est fondée la présomption établie par l'article 1731? Sur l'article 1720, qui oblige le bailleur à délivrer la chose en bon état de réparations de toute espèce. Est-ce que par hasard l'envoyé a aussi action pour que les biens lui soient délivrés en bon état de réparations? Non-seulement il n'a aucune action, mais de fait il recevra presque toujours les immeubles en mauvais état. En effet, quand l'envoi est-il prononcé? Après cinq ans ou onze ans d'absence, ce qui équivaut presque à autant d'années d'abandon. Sans doute, le tribunal prescrira les mesures nécessaires pour la conservation des biens; mais le législateur lui-même n'a pas confiance dans cette gestion, il se défie surtout des curateurs; voilà pourquoi il les remplace par les héritiers présomptifs. Il est donc plus que probable que les biens seront dans un mauvais état lors de l'envoi provisoire. Et l'on veut que le législateur présume que les envoyés les auront reçus en bon état!

Nous allons plus loin; à notre avis, l'opinion généralement suivie repose sur une erreur de droit. L'article 1731

(1) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. II, p. 99, no 98.

établit une présomption, donc une présomption légale. Peut-on étendre les présomptions légales? Non, qu'il y ait analogie ou qu'il n'y en ait pas, il est de principe que les présomptions légales sont de stricte interprétation; et la raison en est très-simple: c'est au législateur à voir s'il lui convient d'établir une présomption, c'est à lui à peser les probabilités sur lesquelles elles reposent. Donc pas de présomption sans texte. Cela est aussi fondé en raison. Les présomptions dérogent aux principes généraux sur les preuves; elles dispensent de toute preuve celui au profit duquel elles existent (art. 1352). Que ferait donc l'interprète en étendant les présomptions par voie d'analogie? Il dispenserait de la preuve celui qui doit la fournir, et la rejetterait sur la partie adverse. Le législateur seul peut établir ces exceptions au droit commun; quand l'interprète le fait, il sort des limites de sa mission, il fait la loi. Si nous insistons sur ce point, c'est qu'à chaque instant les auteurs créent des présomptions en les étendant par voie d'analogie. Notre conclusion est que l'on ne peut pas appliquer aux envoyés en possession la présomption que la loi établit contre le preneur.

On nous demandera quel est donc le but de l'article 126, en permettant aux envoyés de faire une expertise pour leur sûreté? Bigot-Préameneu répond à la question. « Les héritiers, dit-il, devront, s'ils veulent éviter pour l'avenir des procès sur l'état dans lequel les biens leur auront été remis, le faire constater (1). Ainsi le but est de prévenir les procès. Si un procès s'élève, la preuve se fera, non par voie de présomption, puisqu'il n'y en a pas, mais d'après les principes généraux.

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174. Qui supporte les frais que les héritiers présomptifs font, depuis la déclaration d'absence jusqu'à l'envoi en possession? Les avis sont très-partagés sur ce point. Un arrêt de la cour de Colmar a mis les frais à charge des envoyés; d'abord parce que ce sont eux qui en profitent, ensuite parce qu'ils reçoivent, à titre d'indemnité, une part considérable des fruits. Cette opinion n'a pas

(1) Expos des motifs, dans Locré, t. II, p. 256, no 21.

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