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dait à vivre séparément, le tribunal devrait l'y autoriser. Le lui refuser, dit Demante, ce serait défendre, au nom de la loi, d'accomplir un devoir de conscience, et le pouvoir du législateur humain ne va pas jusque-là (1). Demante oublie que la justice n'a pas à s'occuper des devoirs moraux, tant que la loi ne les sanctionne pas. C'est la distinction élémentaire entre les devoirs parfaits et les devoirs imparfaits; ceux-ci restent dans le domaine de la morale, ils n'ont et ne peuvent avoir d'autre sanction que la conscience (2).

249. Si l'absent meurt après que son conjoint a contracté une nouvelle union, le mariage pourra-t-il être attaqué? D'après le droit commun, la mort de l'époux n'empêche pas que le mariage contracté par son conjoint ne soit annulé pour cause de bigamie. Faut-il appliquer ce principe en matière d'absence? Il y a une raison de douter. Quand le décès de l'absent est prouvé, il est prouvé par cela même qu'il y a bigamie; donc l'incertitude qui ne permettait pas d'attaquer le mariage cesse, et il semble, par suite, que l'on rentre dans le droit commun. Cependant l'opinion contraire est généralement enseignée. Elle se fonde sur les termes de l'article 139: l'absent est seul rece-. vable à attaquer le mariage. L'argument est décisif, à notre avis. On peut ajouter que c'est dans l'intérêt de la morale publique que la loi autorise toutes les parties intéressées à demander la nullité d'un mariage entaché de bigamie. Quand l'absent est mort, ce motif vient à tomber. Le mariage a été contracté sans scandale, et ce n'est pas la mort arrivée à l'étranger, inconnue dans la patrie de l'absent, qui le fera naître. Dès lors il n'y a pas lieu à nullité (3).

250. Faut-il décider la même chose si l'absent reparaît? On est tenté de répondre immédiatement : Non, toute incertitude cesse, il y a scandale public, puisqu'il se trouve que l'époux remarié a deux conjoints; il y a crime,

(1) Demante, Cours analytique de code civil, t. Ier, p. 286, no 177 bis, V. (2) C'est l'opinion commune (Demolombe, t. II, p. 343, no 262).

3, Demante, dans l'Encyclopédie de droit de Sebire et Carteret, au mot Absent n° 134.

il faut donc permettre à toute personne intéressée de demander la nullité d'un mariage qui est un trouble permanent de l'ordre social. Telle est aussi l'opinion générale. Toullier enseigne le contraire, mais il a été fort malmené par Marcadé, qui lui reproche d'avoir admis une interprétation qui aboutit à un scandale dégoûtant. Marcadé oublie que cette opinion est partagée par Zachariæ, lequel est un maître aussi bien que Toullier. Il y a plus. Marcadé luimême avoue que l'interprétation de Toullier est fondée sur la lettre de la loi, et cela est de toute évidence. Transcrivons encore une fois le texte : « L'époux absent dont le conjoint a contracté une nouvelle union, sera seul recevable à attaquer ce nouveau mariage. » Certes, si la question doit être décidée par le texte, il n'y a plus de question. Le code suppose que l'absent reparaît ou qu'il donne de ses nouvelles; plus d'incertitude, la bigamie est patente; aussi, le code permet-il de demander la nullité du mariage, mais à qui? Â l'absent seul. Cela est si clair, si évident, que l'on se demande comment il est possible d'échapper à la lettre de la loi. On invoque la discussion qui a eu lieu au conseil d'Etat. Nous allons la rapporter.

Le projet présenté dans la séance du 4 frimaire an x contenait deux dispositions; l'une portait : « L'absence de l'un des époux, quelque longue qu'elle soit, ne suffira pas pour autoriser l'autre à contracter un nouveau mariage; il ne pourra y être admis que sur la preuve positive du décès de l'autre époux. » Puis venait un article 27, ainsi conçu: « Si néanmoins il arrivait qu'il eût été contracté un nouveau mariage, il ne pourra être dissous sous le seul prétexte de l'incertitude de la vie ou de la mort de l'absent, et tant que l'époux absent ne se présentera point, ou ne réclamera point par un fondé de procuration spéciale. » Ainsi, le projet disait clairement que le mariage contracté par l'époux présent était inattaquable, tant que l'absent lui-même n'en demanderait pas la nullité. La lettre du projet disait donc ce que dit la lettre du code. Pourquoi remplaça-t-on la rédaction primitive par la rédaction actuelle ? Est-ce parce que le conseil d'Etat voulait donner à toute partie intéressée le droit de demander la nullité?

Voilà ce que la discussion devrait démontrer pour qu'on pût l'invoquer contre la lettre de l'article 139 qui dit le contraire. Que se passa-t-il? Bérenger dit « que les articles 26 et 27 paraissaient se contrarier, que le premier décidait que l'absence de l'un des époux n'autorisait en aucun cas l'autre époux à contracter un nouveau mariage; tandis que l'article 27 supposait qu'un tel mariage pouvait être contracté. On voit sur quoi porte l'objection et par suite la discussion sur une contradiction apparente entre deux articles. Tronchet répondit avec raison qu'il n'y avait pas contradiction, que le projet ne faisait que reproduire la maxime formulée par Gilbert des Voisins. Thibaudeau insista sur la critique, et dit qu'il y avait quelque inconvénient à ce que la loi parût admettre la possibilité de pareils mariages. Jusqu'ici, pas un mot sur notre question : il ne s'agit toujours que de faire disparaître une prétendue contradiction qui existait tout au plus dans les termes. Cambacérès proposa d'effacer l'article 26, et d'ajouter à l'article 27 cette disposition: Néanmoins, si l'époux absent se représente, le mariage sera déclaré nul. Cambacérès entendait-il trancher la question de savoir par qui la nullité pourrait être demandée? Du tout, car cette question n'avait pas été soulevée, et en réalité, la rédaction proposée par Cambacérès ne décidait pas la difficulté. Tout ce qu'il voulait, c'était de rédiger l'article du projet plus clairement; or, le projet consacrait formellement le principe que personne ne pouvait attaquer le mariage, sauf l'absent. Thibaudeau, le rapporteur de la section de législation, déclara qu'il rédigerait un article en ce sens que l'époux absent pourrait seul attaquer le mariage de son conjoint. Sur cela, la discussion fut close. Le procès-verbal porte que la proposition du consul Cambacérès est adoptée (1).

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Voilà la discussion qui doit prouver, dit-on, que toute partie intéressée peut demander la nullité du mariage contracté par l'époux présent. Et pas un mot n'a été dit sur cette question! et la rédaction proposée par Cambacérès

(1) Locré, Législation civile, t. II, p. 240, nos 43 et 44.

laissait la question indécise! et Thibaudeau, le rapporteur, résumant le débat, formulait le vœu du conseil dans les termes que le texte actuel reproduit! On dit que le conseil adopta la proposition de Cambacérès. Oui, mais telle qu'elle venait d'être interprétée par Thibaudeau. C'est donc le principe du projet, principe qui n'avait été combattu par personne, qui passa dans le code. En veut-on une nouvelle preuve? Bigot-Préameneu assista à la discussion; désigné par le premier consul pour exposer les motifs du titre de l'Absence, il nous dira dans quel sens il faut l'entendre: « On a voulu, dit-il, dans la loi proposée, que le mariage contracté pendant l'absence ne pût être attaqué que par l'époux même à son retour, ou par celui qui serait chargé de sa procuration. (1).

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Si l'article 139 n'a pas le sens que présente la lettre de la loi, que signifie-t-il? Ecoutons Marcadé. « L'article 139, dit-il, n'a pas pour but de décider par qui le mariage de l'époux présent pourra être attaqué, mais quand il pourra l'être. La loi veut donc dire: Le mariage contracté par le conjoint d'un absent ne pourra être attaqué que quand l'absent sera de retour, ou qu'il aura donné des preuves de son existence. » Nous demanderons à Marcadé qui lui a appris que telle était la volonté du législateur. Ce n'est certes pas le texte, car le texte dit précisément le contraire; il ne dit pas quand, il dit par qui le mariage pourra être attaqué. Est-ce que la discussion du conseil d'Etat, est-ce que le discours de l'orateur du gouvernement nous font connaître par hasard que les auteurs du code ont voulu autre chose que ce qu'ils ont dit? Dans la discussion, il n'a été question ni du quand, ni du par qui; et Bigot-Préameneu ne s'occupe que de ceux qui pourront attaquer le mariage. L'interprétation de Marcadé est donc tout à fait imaginaire. Elle suffirait pour condamner l'opinion générale, car elle prouve qu'il faut altérer les travaux préparatoires aussi bien que le texte, pour trouver un autre sens que celui de ia lettre de la loi. Ce qui veut dire que l'on refait la lɔi, qu'on la corrige; est-ce là la mission de l'interprète ?

(1) Exposé des motifs no 32 (Locré, t. II, p. 259).

On crie au scandale! Il y a bigamie, crime, scandale, et il dépendra de l'inaction de l'époux absent qui reparaît, de perpétuer ce scandale! Et quel sera l'état des enfants qui naîtront du second mariage? Le premier subsistant, ils auront deux pères ou deux mères! Nous pourrions nous dispenser de répondre à cette objection, elle s'adresse au législateur. Il ne s'agit pas de savoir si la disposition de l'article 139 consacre un scandale; la question que nous débattons est de déterminer le sens de la loi. Peut-on lui donner un autre sens que celui qui résulte tout ensemble du texte et de la discussion? Telle est la seule question que l'interprète ait à examiner. Est-il vrai, après tout, que la loi, entendue dans son sens littéral, est injustifiable? Plaçons-nous dans la réalité des choses. Le nouveau mariage est contracté pendant l'absence du conjoint. Pour que l'officier de l'état civil ait consenti à célébrer cette union, il faut supposer que l'absent est considéré comme mort, à ce point que l'on a oublié qu'il ait jamais existé. Il vit cependant et il reparaît. Mais il reparaît sans être connu de personne, là où son conjoint a contracté mariage. Donc nul scandale. Il se décide à garder le silence pour ne pas troubler l'union nouvelle de son conjoint. Lui n'agissant pas, personne ne saura qu'il y a jamais eu un premier mariage. Où est donc le scandale? Le scandale serait dans une action en nullité que des collatéraux viendraient intenter, alors que le principal intéressé croit devoir garder le silence. C'est donc pour éviter le scandale que la loi s'en rapporte à l'absent. Lui seul peut apprécier la conduite de son conjoint. Est-elle réellement scandaleuse, il agira; ne l'est-elle pas, il ne provoquera pas le scandale. Où est donc l'immoralité de la loi (1)?

251. L'article 139 a encore donné lieu à d'autres controverses. Si l'absent ne reparaît pas, il peut néanmoins demander la nullité du mariage par son fondé de pouvoir. Faut-il un pouvoir spécial, ou un mandat général suffiraitil? Nous ne comprenons pas que la question soit posée, et

(1) L'opinion générale est contraire (Dalloz, Répertoire, au moí Absence, n° 532.

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