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bles, il y a presque toujours une part d'erreur dans ce que nous faisons; que deviendraient les relations civiles si l'on pouvait invoquer l'erreur sur les motifs qui nous ont portés à contracter, comme viciant les contrats que nous faisons? Eh bien, le mariage plus que tout autre contrat est influencé par ces erreurs de notre imagination. Que deviendrait-il, que deviendrait la société qui repose sur le mariage, si les illusions perdues devenaient une cause de nullité? Pothier va nous dire que cela serait contraire aux principes les plus élémentaires de droit :

J'ai épousé Marie, la croyant vertueuse, quoiqu'elle se fût prostituée, ou la croyant de bonne renommée, quoiqu'elle eût été flétrie par justice; le mariage ne laisse pas d'être valable, nonobstant l'erreur dans laquelle j'ai été à son sujet. En vain opposerait-on que je n'eusse pas voulu épouser Marie, si j'eusse su ce que j'ignorais sur son . compte; car pour que le mariage que j'ai contracté avec elle soit valable, il n'est pas nécessaire que j'eusse voulu l'épouser, si j'avais eu connaissance de ce que j'ai depuis découvert; il suffit que j'ai effectivement voulu l'épouser. Or, l'erreur en laquelle j'ai été n'empêche pas que je n'aie voulu l'épouser; elle ne détruit pas le consentement que j'ai donné à mon mariage avec Marie... Il n'est pas de l'essence du mariage que la femme que j'épouse ait les qualités que je crois qu'elle a; il suffit que ce soit celle que j'ai voulu épouser (1). »

Les auteurs qui admettent l'erreur sur les qualités comme viciant le mariage répudient donc, sans s'en douter peut-être, une doctrine juridique qui a toujours été suivie, c'est que l'erreur sur les mobiles qui déterminent notre volonté ne vicie pas le consentement que nous donnons sous l'empire de cette erreur. M. Demolombe, qui s'est fait le défenseur de cette nouveauté, vraie hérésie juridique, avoue que l'application de sa théorie sera né cessairement très-incertaine et très-arbitraire; il avoue que la décision dépendra des opinions, des sentiments et même des impressions personnelles de chaque interprète.

(1) Pothier, Traité du contrat de mariage, no 310.

Je n'hésite pas à le reconnaître, dit-il, cela est vrai! cela est arrivé! » Quoi! le droit devient une question de sentiment! Quoi! l'arbitraire le plus effrayant régnera dans une matière d'où le législateur a voulu bannir tout arbitraire, en ne laissant rien à l'arbitrage du juge ! Cela n'effraye pas M. Demolombe, habitué qu'il est à plier le droit sous le fait : « Les tribunaux auront à considérer toutes les circonstances, la position de l'époux trompé, son caractère personnel, toute la situation enfin, pour décider en fait si cette erreur a ou n'a pas altéré d'une manière profonde et essentielle son consentement. Et j'attendrais ainsi, pour les résoudre en fait, toutes les hypothèses que l'on pourrait proposer (1).

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Nous n'hésitons pas à le dire : c'est une doctrine déplorable que celle qui abdique devant les faits, et qui réduit le droit à l'arbitraire du juge. Est-ce pour consacrer la toute-puissance des magistrats que les auteurs du code civil ont formulé tout un chapitre sur les demandes en nullité de mariage? En disant que le mariage est nul quand il y a erreur dans la personne, ont-ils voulu que les tribunaux pussent annuler le mariage en se fondant sur le caractère personnel de l'époux? Non, évidemment non. Nous disons qu'une pareille doctrine est déplorable; en effet, elle subordonne le droit au fait, elle convie le juge à tout décider d'après les circonstances de la cause. Les tribunaux ne subissent déjà que trop l'influence des faits; il est inutile, disons mieux, il est dangereux de les convier à laisser là les lois, pour ne se guider que d'après des impressions individuelles. Si tel était le pouvoir du juge, à quoi servirait la science du droit?

Craintes chimériques, a-t-on dit. Non, ce n'est pas une chimère. Déjà les tribunaux entrent dans la voie funeste, qu'on veut élargir encore, jusqu'à ce que l'arbitraire envahisse tout. En 1811, la cour de Colmar annula un mariage contracté avec un frère lai d'une communauté supprimée; nous reviendrons sur cet étrange arrêt; en 1860, le tri

(1) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. III, p. 400 et 406, no 45] et 453.

bunal d'Agen cassa à son tour un mariage avec un moine espagnol. En 1868, le tribunal de Chaumont, en vertu de la même théorie, annula un mariage pour cause de grossesse dissimulée de la femme au moment de la célébration. En 1853, le tribunal de Boulogne, posant en règle que le juge avait, en cette matière, un pouvoir souverain d'appré ciation, déclara nul un mariage avec une fille adultérine, que l'époux avait crue fille légitime (1). En présence de ces aberrations, ne faut-il pas dire avec la cour de Paris: « L'admission de l'erreur sur les qualités comme cause de nullité, ouvrirait la carrière à des interprétations périlleuses et troublerait profondément la paix des familles. C'est précisément, ajoute l'arrêt, pour éviter ce danger que la loi a déterminé d'une manière spéciale les causes de nullité de mariage, et n'a pas laissé cet engagement sous l'empire des règles générales établies pour les autres contrats (2). >>

M. Dupin, dans le réquisitoire que nous avons déjà cité, rapporte un fait, curieux à bien des égards, qui donne une éclatante confirmation aux craintes manifestées par la cour de Paris. Le marquis de... demande la nullité de son mariage, en articulant que sa femme l'a épousé avec le parti arrêté de ne contracter qu'une union factice et la résolution de ne point appartenir à son époux; qu'elle a froidement refusé l'entrée du lit conjugal. Or, dit l'avocat du demandeur, si M. le marquis eût pu prévoir un pareil procédé, il n'eût certes pas épousé M. Marie... L'ignorance où il a été de cette résolution calculée et préméditée, l'a induit en erreur et a vicié son consentement (3). Le demandeur s'appuyait sur le droit cano

(1) Dalloz, Recueil périodique, 1853, 3, 56, et la note du même Recueil, 1861, 1, 49.

(2) Arrêt du 4 février 1860 (Dalloz, Recueil périodique, 1860, 2, 88).

(3) La cour de Paris a repoussé ce singulier système, par arrêt du 30 às cembre 1861. Elle dit très bien que, dans l'espèce, on invoquait non pas l'erreur sur une qualité quelconque, mais l'erreur sur la disposition d'esprit où se trouvait l'un des contractants. Cela prouve, dit très-bien l'arrêt, combien il est nécessaire de maintenir strictement la loi, si l'on veut mettre le mariage à l'abri d'un arbitraire illimité. Sur le pourvoi en cassation, il intervint un arrêt de rejet du 9 février 1863 (Dalloz, Recueil périodique, 1863, 1, 426).

nique; et pour lui donner plus d'autorité, il s'adressa á Rome; un tribunal ecclésiastique déclara le mariage nul, et il ajouta, avec l'audace qui distingue les gens d'église, « que toute décision contraire, de quelque autorité qu'elle émanât, devait être considérée comme non avenue. » Voyez, ajoute Dupin, où tout cela nous conduit (1).

293. Si l'erreur sur les qualités ne vicie pas le mariage, il ne reste comme vice du consentement que l'erreur dans la personne, comme dit l'article 180. Mais que faut-il entendre par personne? Est-ce la personne physique, où est-ce aussi la personne civile? Nous avons dit que Pothier ne connaît que l'erreur sur l'identité physique. C'est aussi en ce sens que Portalis explique l'article 180. « Mon intention déclarée, dit-il, était d'épouser telle personne; on me trompe ou je suis trompé par un concours singulier de circonstances, et j'en épouse une autre qui lui est substituée à mon insu et contre mon gré : le mariage est nul. » Telle est également l'interprétation de Maleville; elle a été adoptée par Zachariæ, mais elle est généralement abandonnée aujourd'hui. On étend à la personne civile ce que Pothier dit de la personne physique. Il y aurait erreur sur la personne civile, dit Proudhon, si quelqu'un, à l'aide de faux titres et sur des rapports mensongers, usurpait dans un pays éloigné le nom et l'état d'un homme déterminé et distinctement connu, pour obtenir en mariage une femme qui croirait faire une alliance honorable, tandis que, dans le fait, elle serait abusée par un faussaire et un aventurier. Nous trouvons dans la jurisprudence un exemple singulier d'une erreur pareille qui paraît reproauire l'hypothèse de Proudhon.

Un individu fait prisonnier dans la guerre d'Espagne était en surveillance à Bourges; il prenait le nom de Ferry et se disait colonel et baron. En 1824, il demanda la main de la demoiselle Beauger de Tulles. Il produisit un prétendu acte de baptême, portant qu'il était né à Capoue du baron de Ferry et de Marie Pozzi. L'acte n'était pas légalisé; cela tenait, disait-il, à ce que, proscrit pour

ses opinions, il ne pouvait demander la légalisation. Pour y suppléer, il fit dresser devant le juge de paix un acte de notoriété, dans lequel sept personnes, dont six prisonniers comme lui, attestaient la filiation prétendue de Ferry. Un an après son mariage, il disparut, ayant commis différents faux. Il se trouva que son acte de naissance était fabriqué et que les dépositions des sept témoins étaient également fausses. La cour de Bourges prononça la nullité du mariage, en se fondant sur ce qu'il y avait erreur dans la personne civile (1).

294. Il nous faut voir, avant tout, pourquoi le mot personne dans l'article 180 est interprété dans ce sens, qui n'est pas le sens usuel. Si l'on n'entend par personne que l'individu physique, il faut supposer une substitution de personne opérée au moment de la célébration; hypothèse presque chimérique, et si difficile, dit Demolombe, qu'elle ne réussirait pas même au théâtre. Le cas de Jacob, épousant Lia, alors qu'il voulait épouser Rachel, est unique dans l'histoire. Se peut-il que les rédacteurs du code, esprits éminemment positifs et pratiques, n'aient visé qu'une pure abstraction? Cet argument nous touche peu; nous répondrons: Qu'importe? est-il si nécessaire que des mariages soient annulés pour que l'on étende les causes de nullité? Il y a une réponse plus péremptoire à faire : l'erreur sur la personne civile est également une fiction quand on la borne à l'erreur sur la personnalité, comme on le doit, si l'on veut rester dans les termes de l'article 180. La jurisprudence ne nous offre que le cas que nous venons de rapporter; encore peut-on contester qu'il y ait eu en ce cas erreur sur la personne civile; il y avait plutôt erreur sur l'état civil, et dans l'opinion commune des auteurs, cette erreur ne vicie pas le consentement. Enfin l'objection s'adresse aussi à l'ancien droit, et elle n'a pas arrêté Pothier, esprit très-positif aussi et très-pratique.

On allègue une autre raison. L'article 181 donne à l'époux induit en erreur un délai de six mois à compter du jour où il a découvert son erreur. Un délai aussi long

(1) Arrêt du 6 août 1827 (Dalloz, au mot Mariage, n° 71).

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