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le droit d'agir dans deux cas. D'abord quand il y a lieu de rectifier des actes qui intéressent des indigents. Ainsi jugé par les cours de Nîmes et d'Angers (1). Les arrêts se bornent à citer l'avis du conseil d'Etat du 12 brumaire an XI, une circulaire du 22 brumaire an XIII et les articles 120 et 122 du décret du 18 juin 1811. Ce qui rend la question douteuse, c'est que l'article 99 du code Napoléon ne donne pas le droit d'action au ministère public en cette matière; il semble plutôt le lui refuser en disant que ce sont les parties intéressées qui agissent, et que le tribunal statue sur les conclusions du procureur impérial. A la rigueur, il eût fallu une loi pour donner ce pouvoir au ministère public, car c'est une loi qui décide qu'en matière civile il n'est pas partie principale (2), et c'est encore une loi qui statue que l'action en rectification appartient en principe aux parties intéressées. Mais on sait que les avis du conseil d'Etat approuvés, ainsi que les décrets impériaux, sont considérés comme des lois.

32. Il y a un second cas dans lequel le ministère public peut agir d'office, c'est quand l'ordre public est intéressé à la rectification. Peu de questions ont été aussi vivement débattues que celle de savoir si le ministère public peut demander la rectification des actes de l'état civil pour motif d'ordre public. La cour de cassation s'est longtemps prononcée pour la négative, et un arrêt rendu en 1860 semblait consacrer définitivement cette jurisprudence (3), quand, en 1862, la chambre civile adopta l'opinion contraire (4). La chambre des requêtes finit par se ranger à cet avis (5), ainsi que la plupart des cours impériales. Il est donc admis en jurisprudence que le ministère public peut demander d'office la rectification des actes de l'état

(1) Arrêts de la cour de Nimes du 11 mars 1838, et de la cour d'Angers du 27 février 1846 (Dailoz, Recueil périodique, 1846, 2, 85).

(2) Loi du 24 août 1790, titre VIII, art. 2: « Au civil, les commissaires du roi exerceront leur ministère, non par voie d'action, mais seulement par celle de réquisition dans les procès dont les juges auront été saisis. »

(3) Arrêts du 21 novembre et du 19 décembre 1860, de la chambre des requêtes (Dalloz, Recueil périodique, 1860, 1, 477; 1861, 1, 87).

(4) Arrêt du 22 janvier 1862, sur les conclusions de M. Dupin, et sur un rapport très remarquable de M. Laborie (Dalloz, 1862, 1, 26). (5) Arrêt du 25 mars 1867 (Dalloz, 1867, 1, 300).

civil, quand l'ordre public y est intéressé. Bien que la question soit importante, nous ne pouvons nous y arrêter, parce qu'elle concerne la procédure plus que le droit civil. Nous nous bornerons à un exposé sommaire des motifs sur lesquels se fondent les derniers arrêts de la cour suprême.

La cour ne décide pas la question, agitée devant elle, si le ministère public peut agir d'office dans tous les cas où l'ordre public est intéresé; elle se renferme dans le débat spécial concernant la rectification des actes de l'état civil. Il est vrai, dit-elle, que, d'après la loi du 24 août 1790, les fonctions du ministère public au civil s'exercent, non par voie d'action, mais seulement par voie de réquisition. Mais le législateur a cru devoir déroger à cette règle en des cas ou en des matières spécialement déterminés, pour la défense de certains intérêts auxquels une protection particulière est due. Telle est la rectification des actes de l'état civil, quand l'ordre public y est intéressé. Même sous l'empire de la loi de 1790, on reconnaissait au ministère public le droit d'agir d'office pour cette cause. Cela est dit formellement dans l'avis du conseil d'Etat du 12 brumaire an xI. Et, chose remarquable, le conseil d'Etat proclame ce droit en termes généraux, non comme un droit nouveau et pour une hypothèse déterminée, mais comme un droit préexistant et dans toutes les circonstances qui intéressent essentiellement l'ordre public. En réalité, ce droit était déjà consacré par l'ancienne législation de la France, notamment par l'ordonnance de 1667 (titre XX, art. 14). Le code Napoléon a-t-il dérogé à cette tradition séculaire? On invoque l'article 99, qui ne semble donner d'autre mission au ministère public que celle de prendre des conclusions sur la demande intentée par les parties intéressées. On invoque les discours des orateurs du gouvernement et du Tribunat qui ont parlé dans le même sens. A vrai dire, il n'a pas été question, dans les travaux préparatoires, de l'action d'office du ministère public, pour motif d'ordre public; il est donc impossible que le code ait rejeté un droit qui n'était pas en cause. Ce qu'il a repoussé, c'est l'action d'office par voie administrative, parce qu'elle

devait se faire sans jugement et sans débat. Telle n'est pas la poursuite du ministère public quand il agit au nom de l'ordre public. Il est aussi partie intéressée dans ce cas, parce que la société y a un intérêt, et il saisit le tribunal de sa demande; il y a débat et décision judiciaire. Ce qui prouve que le code civil a laissé le droit du ministère public intact, c'est que le décret du 18 juin 1811 (art. 122) le

confirme.

Reste une difficulté, et elle est grande. Que faut-il entendre par ordre public? Dans le cours du débat on cita ces paroles de Royer-Collard : « C'est un grand mot que l'ordre public, mais ce mot est bien vague; il peut avoir dans la langue commune, et il a dans nos lois des acceptions fort diverses. Rien de plus vrai, et ajoutons rien de plus dangereux que ces mots tellement vagues qu'on peut les appliquer à toutes choses. La cour de cassation a prévu l'objection; elle répond que l'abus n'est pas à craindre, parce que le ministère public ne peut exercer son droit que dans les circonstances où l'ordre public est directement et principalement intéressé. Cela ne nous dit pas encore ce que c'est que l'ordre public. Nous avons essayé de définir cette expression en expliquant le principe posé par l'article 6 (1). Dans le langage du droit français, les mots ordre public signifient souvent intérêt public. En ce sens, il ne suffit pas d'un intérêt individuel pour autoriser le ministère public à agir, il faut un intérêt social. Tel serait le cas où des actes de naissance n'auraient pas été inscrits, dans le but de frauder la loi sur la conscription; ou si, dans le même but, les comparants avaient fait des déclarations mensongères de sexe et de prénoms. Dans ces cas, l'intérêt social est évident, et le ministère public est dans la sphère de ses attributions quand il demande la rectification des actes frauduleux. Mais l'expression d'ordre public a encore une autre acception plus spéciale; l'état des personnes, la capacité ou l'incapacité qui y est attachée sont d'ordre public; en ce sens, il faudrait dire que la tenue régulière des registres de l'état civil est

(1) Voyez le tome Ier de mes Principes, p. 82 et suiv., nos 46-53.

d'ordre public. La cour de Bruxelles l'a entendu ainsi en décidant que le procureur du roi avait qualité pour de mander la rectification de vingt-neuf actes de naissance, de mariage et de décès que l'officier public n'avait pas signés, et il était venu à mourir avant d'avoir pu réparer sa négligence. L'arrêt dit que l'état civil est la base fondamentale de la société, parce qu'elle repose sur la constitution légale des familles; que dès lors l'ordre public est intéressé à ce qu'il soit procédé promptement à la vérification de ces actes destinés à assurer légalement l'état d'un grand nombre de personnes (1). » Ce considérant est si élastique qu'on pourrait l'appliquer à toutes les demandes en rectification. Toutes n'intéressent-elles pas l'état des hommes? Qu'importe le nombre plus ou moins grand des actes irréguliers? L'état est d'ordre public, alors même qu'il ne s'agirait que d'une seule personne. Ce qui nous conduit à la conséquence que le ministère public peut toujours et dans tous les cas agir d'office en cette matière.

Est-ce là ce qu'ont voulu les auteurs du code civil? Non, certes. Si leur intention avait été de donner au ministère public le droit d'agir d'office dans tous les cas, ils l'auraient dit, comme ils l'ont dit en matière d'absence (art. 112, 114). Loin de le faire, ils gardent le silence sur l'action d'office, ils ne prévoient que le cas où le tribunal est saisi par la demande des parties intéressées, et ne donnent au ministère public d'autre mission que celle de prendre la parole. Dans l'esprit du code, il faut donc poser comme règle que le soin de demander la rectification des actes de l'état civil est abandonné aux parties intéressées, et que ce n'est que par exception que le ministère public peut agir d'office. C'est en ce sens qu'est conçu l'avis du conseil d'Etat du 13 nivôse an x. On y lit que lorsque le mauvais état des registres donne lieu à des difficultés et à de nombreuses contestations, il est plus conforme à l'intérêt public et aux intérêts des particuliers de laisser opérer la rectification par les tribunaux. Le conseil d'Etat se

(1) Arrêt du 18 février 1852 (Pasicrisie, 1852, 2, 251.

fonde sur ce que l'état des hommes demande que les registres qui le constatent ne soient rectifiés qu'en vertu d'un jugement provoqué par les parties intéressées à demander ou à contredire la rectification. S'il est vrai, comme le dit la cour de cassation, que le conseil d'Etat ne nie pas le droit qu'a le ministère public d'agir d'office quand l'ordre public est en cause, il est encore plus vrai que l'avis du conseil ne parle pas du ministère public et qu'il suppose la rectification provoquée par les parties intéressées. Le tribun Siméon a même nié formellement que le ministère public ait le droit d'agir d'office. C'est aller trop loin, nous le croyons avec la cour suprême. Mais ce serait aussi aller trop loin de dire avec la cour de Bruxelles que le ministère public peut agir par la seule raison que l'état des hommes est d'ordre public. Notre conclusion est qu'en règle générale les parties intéressées peuvent seules agir, que le ministère public ne le peut que si la société a un intérêt évident à la rectification.

33. Aux termes de l'article 100, le jugement de rectification ne peut être opposé aux parties intéressées qui ne l'auraient pas requis ou qui n'y auraient pas été appelées. C'est le tribunal qui ordonne, s'il l'estime convenable, que les parties intéressées seront appelées (code de procédure, art. 856). La disposition de l'article 100 ne fait qu'appliquer le droit commun sur l'effet de la chose jugée. Il est de principe que le jugement ne peut être opposé à ceux qui n'ont pas été en cause. Nous expliquerons ce principe au titre des Obligations. La plupart des auteurs enseignent qu'il reçoit une exception dans le cas où le jugement a été rendu avec le contradicteur légitime et principal de celui qui demande la rectification. Comme il avait seul qualité pour défendre à la demande, dit-on, ce qui est jugé avec lui est aussi jugé pour toute la famille. Paul, se prétendant fils légitime de Jean, demande la rectification de son acte de naissance, inscrit sur une feuille volante; l'action est intentée contre Jean, ou, ce qui revient au même, le juge ordonne que Jean soit appelé. Le jugement est rendu en faveur de Paul. Après la mort de Jean, Paul se présente à la succession d'un parent collatéral; il peut, dit-on,

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