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que le mariage soit annulé, quand la nullité est d'ordre public; voilà pourquoi elle fait appel à tous les intérêts, à l'intérêt moral de la famille, à l'intérêt pécuniaire de ceux qui n'ont pas le droit d'agir au nom de la famille. La loi étant générale, et dans son texte et dans son esprit, il faudrait une disposition formelle pour qu'on pût la restreindre. On oppose l'article 187 qui applique le principe général de l'article 184, en expliquant ce qu'il faut entendre par « ceux qui y ont intérêt; » or, l'article 187 ne parle que des collatéraux et des enfants nés d'un autre mariage, il restreint donc, dit-on, la disposition générale de l'article 184. La cour de Douai a jugé en ce sens : elle pose comme principe, résultant des articles 184 et 187, que la nullité ne peut être demandée que par la famille et par le ministère public; la cour écarte les tiers créanciers, bien qu'ils aient un intérêt pécuniaire, parce qu'il ne convient pas qu'au nom d'un intérêt d'argent, on porte le trouble dans les familles et qu'on lèse des droits acquis. Sur le pourvoi en cassation, la cour suprême décida que l'arrêt avait fait une juste application des principes tracés par le chapitre IV de notre titre (1). Cette décision n'a pas grand poids, car elle n'est réellement pas motivée; on n'y cite pas même les articles du code. Quant à la cour de Douai, elle affirme, mais elle ne prouve pas. De ce que l'article 187 ne parle que des collatéraux et des enfants, peut-on conclure qu'eux seuls ont qualité d'agir, au nom d'un intérêt né et actuel? Au point de vue des principes, la question n'en est pas une. Où est la différence entre l'intérêt pécuniaire d'un créancier et l'intérêt pécuniaire d'un collatéral? Si celui-ci peut agir, ce n'est pas parce qu'il est parent; en cette qualité, il n'a pas d'action; c'est uniquement parce qu'il a un intérêt né et actuel. Or, le créancier aussi a un intérêt né et actuel, il doit donc avoir le même droit.

Il y a cependant une difficulté de texte. On peut dire que si l'article 187 avait entendu accorder l'action aux

(1) Arrêt du 12 novembre 1839 (Dalloz, Répertoire, au mot Mariage, n° 514).

tiers créanciers, il aurait parlé en termes généraux des intéressés; s'il ne parle que des collatéraux et des enfants, c'est que, dans la pensée du législateur, l'action ne doit pas appartenir à d'autres personnes. L'argument est un de ces arguments à contrario tirés du silence de la loi, qui n'ont pas grande valeur quand ils sont contraires aux principes. Le silence de la loi ne prouve pas que la disposition soit restrictive; tout ce que l'on peut dire, c'est que la loi est mal rédigée. Notre conclusion est que les créanciers peuvent agir, en vertu du principe général posé par l'article 184. Leur intérêt doit être né et actuel; l'article 184 ne le dit pas, mais cela résulte des principes généraux de droit; ils n'ont d'action qu'en vertu d'un intérêt pécuniaire; or, par sa nature, l'intérêt pécuniaire est né et actuel. La loi le dit d'ailleurs des collatéraux (art. 187); à plus forte raison en est-il ainsi des tiers créanciers. Il a été jugé en ce sens que ies créanciers du mari ont qualité pour attaquer le mariage de leur débiteur dans le but de faire tomber l'hypothèque légale de la femme (1).

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495. Dans tous les cas de nullité absolue, l'action appartient au ministère public (art. 184 et 191). C'est une conséquence du principe que l'ordre public est intéressé à l'annulation des mariages, quand la nullité est absolue. L'article 190 règle l'exercice du droit qui appartient au ministère public; dans les cas prévus par l'article 184, il peut et doit demander la nullité du mariage, du vivant des deux époux, et les faire condamner à se séparer. » Quel est le sens de cette singulière expression peut et doit? L'opinion commune est que, dans les cas prévus par l'article 184, le ministère public est obligé d'agir, et cela se comprend, dit-on, car il s'agit de l'impuberté, de la bigamie et de l'inceste, c'est-à-dire de causes de nullité qui intéressent essentiellement l'ordre public. On oppose cette action obligatoire du ministère public à l'action facultative qui lui appartient en cas de clandestinité. « Tout mariage,

(1) Arrêt de la cour de Metz du 7 février 1854 (Dalloz, Recueil, 1854, 2,

dit l'article 191, qui n'a point été contracté publiquement, et qui n'a point été célébré devant l'officier public compétent, peut être attaqué par le ministère public. » On conçoit que, dans ce cas, le procureur du roi ne soit pas tenu d'agir, car la clandestinité est de sa nature un vice qui n'a rien d'absolu comme l'inceste ou la bigamie; le juge a un pouvoir discrétionnaire pour l'admettre ou la rejeter, dès lors l'officier du ministère public doit avoir la même latitude pour intenter l'action où ne pas l'intenter (1). ou

Sur ce dernier point, il ne saurait y avoir un doute. Le texte et l'esprit de la loi concourent pour rendre l'action du ministère public facultative, en cas de clandestinité. Mais est-il vrai que son action soit obligatoire quand il y a vice d'impuberté, de bigamie ou d'inceste? Si elle l'était, pourquoi la loi aurait-elle dit qu'il peut agir? S'il le doit, n'est-il pas de toute évidence qu'il le peut? Nous croyons que cette expression de l'article 190 se rapporte aux articles 187 et 188 qui le précèdent, et non à l'article 191 qui le suit. Voici la théorie de la loi. L'article 184 commence par donner l'action à toute partie intéressée. Puis viennent des dispositions qui expliquent en quoi consiste cet intérêt et quel droit il donne: les ascendants ont un intérêt moral, et par suite ils peuvent agir du vivant des époux tandis que les collatéraux n'ont qu'un intérêt d'argent, lequel ne leur donne le droit d'agir qu'après le décès des époux. Quant au ministère public, il peut agir du vivant des époux, comme les ascendants, car il agit au nom d'un intérêt moral; et il doit aussi agir de leur vivant, car son action a pour objet de mettre fin au scandale qui naît d'un crime ou d'une action honteuse; dès lors, elle n'a plus de raison d'être après la mort des époux. Cette interprétation, basée sur le texte des articles 187, 188 et 191, est aussi fondée en raison. Le ministère public doit avoir une certaine latitude, car il n'agit pas au criminel, il agit au civil. Son action a pour but de rompre une union scandaleuse. Or, il peut n'y avoir aucun scandale. La bigamie est certes le vice le plus grave;

(1) Voyez les auteurs cités par Dalloz, au mot Mariage, no 518.

néanmoins il se peut que ce vice soit ignoré du public; le procureur du roi va-t-il demander la nullité d'un mariage que l'époux blessé dans ses affections et dans ses intérêts n'attaque pas? Ne serait-ce pas faire naître le scandale, alors que sa mission est de le faire cesser? Il y a un crime sans doute, mais il y a aussi l'intérêt des enfants, il y a l'intérêt du second conjoint. Il faut que le ministère public ait le droit de peser toutes ces considérations et d'agir d'après les circonstances (1).

Cette opinion a pour elle l'autorité de Portalis, si grande en cette matière. Le ministère public, dit-il, peut s'élever d'office contre un mariage infecté de quelqu'une des nullités qui appartiennent au droit public: l'objet de ce magistrat doit être de faire cesser le scandale d'un tel mariage, et de faire prononcer la séparation des époux. Mais gardons-nous de donner à cette censure, confiée au ministère public pour l'intérêt des mœurs et de la société, une étendue qui la rendrait oppressive, et qui la ferait dégénérer en inquisition. Le ministère public ne doit se montrer que quand le vice du mariage est notoire, quand il est subsistant ou quand une longue possession n'a pas mis les époux à l'abri des recherches directes du magistrat. Il y a souvent plus de scandale dans les poursuites indiscrètes d'un délit obscur, ancien ou ignoré, qu'il n'y en a dans le délit même. »

496. Il résulte des paroles que nous venons de transcrire que le ministère public ne doit pas agir quand il n'y a point de scandale. Faut-il en conclure qu'il n'a plus le droit d'agir, lorsque l'époux, au préjudice duquel a été contracté un second mariage, décède? C'est l'opinion commune (2). Il n'y a plus de scandale, dit-on. Le mariage pourrait avoir lieu, maintenant que la mort a rompu la première union; l'époux coupable cesse de vivre dans l'adultère et dans la bigamie. Tout cela est vrai, mais cela ne prouve qu'une chose, c'est que le ministère public fera bien de s'abstenir. C'est une règle de prudence que l'inter

(1) C'est l'opinion de Zachariæ, t. III, § 461, p. 254, note 21.
(2) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. III, p. 497, no 310.

prète lui donne, mais il n'a pas le droit de créer une fin de non-recevoir contre l'action publique. Le législateur seul a ce droit; or, la loi ne dit pas que le ministère public est non recevable quand le scandale cesse. Cela décide la question.

497. On demande si le ministère public peut se pourvoir en appel contre un jugement qui a prononcé la nullité du mariage? L'annulation a été prononcée par suite d'une collusion frauduleuse des parties. Certes, la morale et l'honnêteté publiques exigent que, dans ce cas, le mariage soit validé, afin d'empêcher un divorce par consentement mutuel sous couleur d'une action en nullité de mariage. Mais le ministère public a-t-il le droit d'agir d'office en cette matière? Il est certain que le code civil ne lui donne pas ce droit. La loi du 24 août 1790 (titre VIII, art. 2) pose comme règle générale qu'au civil le ministère public agira non par voie d'action, mais seulement par celle de réquisition dans les procès dont les juges auront été saisis. Une conséquence évidente de ce principe est que le ministère public n'a le droit d'agir d'office en matière civile que dans les cas où une loi formelle le lui accorde. Le code consacre-t-il une de ces exceptions? Oui, répond Merlin, mais une seule, c'est qu'aux termes des articles 184 et 191, le ministère public peut demander la nullité du mariage. Cette exception confirme la règle. Donc le ministère public ne peut pas agir pour faire valider un mariage déclaré nul (1).

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Cependant deux cours d'appel ont admis l'action du ministère public, en invoquant les articles 184 et 191, ces mêmes dispositions qui condamnent la doctrine que ces arrêts consacrent. Merlin critique vivement les décisions. des cours de Bruxelles et de Pau. Il convient que dans les deux procès il y avait un concert frauduleux tendant à rompre un mariage qui, en réalité, était valable. Il avoue que juger autrement, c'eût été un scandale affligeant. Mais à qui en eût été la faute? A l'imperfection de la loi, et les magistrats ne doivent jamais s'écarter de la loi, quelque

(1) Merlin, Répertoire, au mot Mariage, section VI, § 3, no 3.

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