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Pourtant on pourrait sans trop d'effort ne voir dans ces lois qu'une erreur de langage et les innocenter de l'erreur de pensée et de volonté.

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45. Mais l'erreur de pensée et de volonté éclate sans atténuation possible dans le projet de loi « relatif au contrat d'association» déposé à la Chambre des députés le 14 novembre 1899, inscrit à l'ordre du jour du 14 novembre 1890, et qui sera peut-être une loi française à l'heure où paraîtra ce livre.

L'article 9 du projet remanié par la commission émet formellement la prétention de créer la personne civile. dans les associations qui seront reconnues d'utilité publique.

L'auteur de ce projet, dans son empressement à dépouiller à la fois de leur liberté et de leurs biens les congrégations religieuses, a donc fait aussi bon marché de la science que de la justice. Il ne s'est pas donné le loisir de constater que l'idée à laquelle il donne asile dans l'article 9 de son projet est aujourd'hui mise en suspicion par tout ce qui étudie et pense en Allemagne, en France et ailleurs. Il s'est précipité dans la faute et le péril que M. Planiol, professeur à l'Université offi– cielle de Paris, signalait en ces termes à l'un des ministères précédents : « Il est fâcheux que ce projet prenne « corps juste au moment où la notion fondamentale sur laquelle il repose subit une véritable crise dans la « doctrine quand l'évolution des idées sur ce point « sera accomplie, il est à craindre qu'un projet sorti « d'un milieu où règnent encore les idées qui s'ensei«gnaient jusqu'à ces dernières années sur la personna«lité civile, n'apparaisse ensuite comme rédigé sous l'empire d'une conception vieillie et abandonnée'. »> Dès à présent la conception est abandonnée en effet par les plus éminents professeurs: MM. Terrat, Sa

1 Traité élém. de dr. civ., t. I, p. 261, Paris, Pichon, 1898.

De la personnalité morale, rapport au quatrième congrès scientifique international des catholiques, à Fribourg, 1897.

leilles', Michoud, Hauriou, la délaissent pour adopter la conception de la personne morale naturelle et naturellement capable.

M. Gény, dans son ouvrage rénovateur, la signale comme une de ces théories artificielles qui paralysent le progrès juridique et contre lesquelles il élève une protestation si énergique et si opportune.

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46. Le nouveau code de l'empire allemand commet aussi la faute de mentionner la personnalité juridique comme quelque chose de réel et de pratiquement utile et de croire que le législateur a un rôle à jouer en cette affaire. Mais il évite, à dessein, paraît-il, de dire nettement si ce rôle consiste à créer la personne juridique ou simplement à la reconnaître et à lui donner un passeport. On peut indifféremment prêter au législateur allemand l'erreur de la personne morale légale ou l'erreur de la personne morale naturelle ou d'autres erreurs encore. Tous les systèmes soutenus en Allemagne déclarent s'accommoder des textes du nouveau code.

Il y a plus: la vérité peut, comme nous le verrons, y trouver à peu près son compte.

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47. Après deux mille cinq cents ans de législation connue, c'est donc seulement en 1901 que l'Ecole pourra montrer une loi qui manifeste clairement et sûrement l'intention de créer une catégorie de personnes civiles.

Mais pour qu'une personne morale ait une origine législative, il ne suffit pas que la loi ait eu l'intention et fait le simulacre de la créer il faut encore qu'elle

'Histoire des sociétés en commandite, dans les Annales de droit commercial, 1895, pp. 10 et 49; Rapport au congrès sur le droit d'association, 1898.

La notion de personnalité morale, dans la Revue du droit public,1899, pp. 5 et 193.

'De la personnalité comme élément de la réalité sociale, dans la Revue générale du droit, 1898, pp. 5 et 119.

4 Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif, pp. 122 et 123; 134 et s.

ait eu le pouvoir de la créer, il faut qu'elle l'ait vraiment créée.

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Or il est facile de prouver qu'une telle loi fait une opération absolument illusoire et ne crée rien du tout. 48. En effet, la personne qu'elle déclare créer n'existe, c'est bien certain, même après la création, qu'à l'état d'hypothèse et d'hypothèse notoirement fausse. Or, cette hyphothèse est dépourvue de toute utilité pratique. Nous prouverons ailleurs rigoureusement que tous les effets pratiques, sans en excepter un seul, qu'on attribue à la personnalité civile légale sont controuvés. N'est-il pas clair du reste, à première vue, pour tout esprit philosophique, qu'un être fictif, c'est-à-dire un être qui n'existe pas, ne peut être cause de rien?

Qu'est-ce en législation qu'une supposition fausse au vu et au su de tous et dénuée de toute espèce d'effet? Ce n'est rien: la loi qui déclare créer une personne morale crée donc solennellement le néant.

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* 49. La personnalité morale ne peut être rationnellement qu'une fiction doctrinale, excellente pour exprimer, résumer et peindre vivement un certain régime social, régime qui n'est du reste nullement légal et que toutes les associations peuvent librement adopter. Elle n'est qu'un procédé de la pensée, un moyen de conception et d'exposition. Ce n'est pas au législateur qu'il appartient de régler les opérations de l'esprit. Il est incompétent et impuissant pour prescrire ou proscrire un phénomène intellectuel, une comparaison, une figure. Il peut conditionner le régime, l'état de choses qui provoque légitimement le procédé de l'esprit, mais il n'est pas maître d'empêcher que ce régime ne le provoque ni de faire qu'un autre régime soit correctement traduit de la même manière.

Une telle fiction ne peut être que l'œuvre spontanée d'un artiste.

La personnalité civile n'est pas l'œuvre du législateur; elle est l'œuvre d'un grand artiste: de tout le monde.

(A suivre.)

Mis DE VAREilles-SommiÈRES.

DE LA MISSION DES GRANDES PUISSANCES

EN DROIT INTERNATIONAL

(Suite.)

Mais il est temps d'aborder l'examen de l'autre partie de notre sujet, et d'étudier les devoirs et les droits des Etats entre eux par rapport à leur rang.

Les éléments du rang sont divers, puisqu'il s'agit ici d'un fait complexe. En un mot, le rang est l'expression de la situation de fait d'un Etat vis-à-vis des autres, donnant naissance à une foule de rapports juridiques spéciaux, résultant de cette situation. Nous voyons se reproduire à ce sujet dans le domaine international, exactement ce qui se passe chez les individus quand on considère les relations qu'ils ont entre eux et la question tend toujours, dans une certaine mesure, à fixer et à mettre en lumière les harmonies de la justice et du droit à travers les variations innombrables que l'histoire offre à nos yeux. Les droits et devoirs dépendant du rang pourraient donc ne pas exister ou pour mieux dire ne pas exister de telle ou telle manière, tandis que les droits. et devoirs inhérents à la nature intime et à la conception même de l'Etat constituant la base de l'égalité des associations politiques doivent recevoir toujours leur application. Toutefois nous devons placer hors de doute qu'une certaine quantité de rapports juridiques fondés sur le rang doivent toujours se produire ou pouvoir se produire. En effet la force intellectuelle et morale des peuples, leurs qualités physiques, leurs ressources économiques, leurs moyens d'expansion et de défense, leur génie particulier, leur mission historique présentent constamment des aspects différents et la variété doit être mise en accord avec l'unité, ce qu'on réalise au moyen de l'association internationale, au sein de laquelle les Etats jouissant

1 Voir le numéro de novembre.

d'un rang supérieur sont tenus moralement de faire participer à leurs avantages les Etats d'un rang inférieur en contribuant ainsi à la noble tâche de rechercher le progrès et le bien-être général. Le rang est donc le résultat d'une situation de fait, s'établissant entre Etats, d'une façon toujours variable, et cette situation doit être considérée d'abord comme un devoir, ensuite comme droit.

Ces idées ont besoin d'être développées.

Les Etats historiques jouissent toujours d'un rang donné, ce n'est là que la réalisation pratique de l'idée de l'Etat pour diverses nations. Les éléments du rang, dont quelques-uns peuvent être déterminés par des chiffres, tandis que d'autres échappent à toute appréciation mathématique, seront étudiés par nous uniquement au point de vue des rapports internationaux. Nous considérerons ces éléments dans leur expansion au delà de la frontière et dans les effets qu'il produisent en pays étranger. On doit, de plus, s'attacher non seulement aux éléments du rang spécial à un Etat donné, mais aussi à ceux qui appartiennent aux autres et par conséquent à leur action respective, à l'influence mutuelle qu'ils exercent les uns sur les autres, donnant lieu, comme dernier résultat, à une situation internationale connue. La science a déjà plusieurs fois entrepris l'étude de questions semblables et divers auteurs ont essayé de classifier les Etats d'après le criterium de leur rang et d'exposer la notion théorique des diverses espèces du rang. Mais tout en tenant compte de la valeur de leurs travaux et de la corrélation logique entre leurs affirmations et la réalité des phénomènes sociaux dont ils. s'occupaient, nous devons constater dès à présent que leur classification était purement conventionnelle et qu'elle s'était toujours produite en fait antérieurement'.

Tous les auteurs des ouvrages généraux de droit international traitent avec plus ou moins de développements la question du rang. Leur énumé ration devient donc inutile.

Nous tâchons de considérer le sujet sous un aspect nouveau.

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