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XII

Comment Naundorff, de sujet prussien, s'est fait prince français

(23 avril-23 septembre 1825)

Dès que le bourgmestre de Brandebourg, Zander, eut sous les yeux les dépositions du 15 et du 18 avril 1825 où Naundorff, ce patriote prussien méconnu, proposait en dernier lieu de livrer à la justice tous les bandits du pays, il se hâta, le 23 avril, d'écrire au tribunal pour engager le juge d'instruction Schultz à questionner encore une fois cet énigmatique inculpé sur la vie qu'il avait menée avant 1810. On sent que les bourgeois de Brandebourg voulaient absolument savoir d'où sortait l'homme équivoque qu'ils avaient reçu récemment, parmi eux, à son arrivée de Spandau.

Cette curiosité d'esprit dépassait, en réalité, les bornes de l'affaire actuelle où il s'agissait, pour la justice, de savoir simplement si l'homme était ou non un faux monnayeur: cependant, le juge d'instruction procéda bientôt au huitième interrogatoire que la bourgeoisie lui demandait.

Le texte de ce dernier interrogatoire ne s'est pas conservé dans le dossier de l'affaire criminelle intentée contre les auteurs de la fausse monnaie: on pense, aux Archives Secrètes de l'Etat à Berlin, que le partisan de Naundorff auquel ce dossier a été communiqué jadis, M. Pezold de Krossen, a pu lui faire subir cette mutilation regrettable. Il se pourrait aussi qu'un auxiliaire de la justice, comme l'auditeur Roenne, curieux du personnage joué par Naundorff, ait détaché du dossier de celui-ci cette pièce remarquable. Comme cette pièce et d'autres, qui s'y rapportaient, ne concernaient nullement l'affaire de faux monnayage, peut-être encore a-t-elle, avec celles-ci, été détachée officiellement du dossier de cette affaire pour être classée ailleurs.

Quoi qu'il en soit, par une heureuse fortune, la lettre du tribunal de Brandebourg, rédigée par le juge Schultz en réponse à la demande du bourgmestre Zander, subsiste encore: elle est datée du 19 mai 1825 et elle

analyse fidèlement l'interrogatoire dont il s'agit. En conbinant cette réponse avec le texte de la sentence suprême du 30 novembre 1826, la substance des dires de l'inculpé se trouve connue avec précision.

Ce dernier interrogatoire de Naundorff par la justice remonte donc à l'époque comprise entre le 23 avril et le 19 mai 1825: il a lieu, sans doute, vers le 10 mai.

Questionné sur la période obscure de sa vie qui avait précédé sa participation à la campagne des partisans prussiens en 1809 contre la France, «< il prend un air mystérieux, prétend qu'il descend d'une famille de haut rang, mais que les convenances le contraignent à se taire ». Pour rien au monde, il ne divulguerait l'histoire de sa vie tant qu'il se trouvera exposé à des poursuites contre lesquelles l'Etat prussien serait impuissant à le protéger; d'ailleurs, « il appartient à un Etat peuplé de beaucoup plus de millions d'habitants que la Prusse et, pour ce motif, lui-même ne la craint pas. >>

Pressé davantage par le juge d'instruction, il lui déclare enfin d'un ton plein d'importance: « Sachez-le, je suis prince de naissance ! J'écrirai l'histoire de ma vie, si on me donne du papier et une plume dans ma cellule; mais, autrement, je n'en dis pas davantage. Il faut encore que, cet écrit de moi, personne ne le lise jusqu'à ce que je l'aie achevé. »

Sur les représentations du juge d'instruction, il renonce à cette exigence; il déclare qu'il est prêt à dire les débuts de sa vie, mais il attend du juge d'instruction et du greffier un silence inviolable à cet égard: seuls, la Cour supérieure de la Chambre royale, le bourgmestre de Brandebourg et le directoire du tribunal de première instance de cette ville pourront en avoir la communication. Après quoi, il dicte, lui-même, au greffier tenant la plume, l'histoire de sa vie. Elle remplit 28 pages, soit un cahier de 17 feuillets dont les six dernières pages restent blanches. Tout ce récit paraît, de suite, au juge d'instruction être un roman, une pure fiction. Le 19 mai il se borne donc à en faire connaître au bourgmestre Zander le peu d'assertions qui pourront servir plus tard à mettre sur la trace d'autres indices.

Voici en quels termes le juge transmet au bourgmestre la substance des dires de l'inculpé:

« Il prétend être né à Paris, sans pouvoir préciser l'époque de sa naissance ou son âge. A un moment de sa jeunesse qu'il ne peut plus préciser,

il vécut à Paris et dans les environs de Paris; il vit quelquefois ses propres parents, mais rarement à la vérité (tellement qu'il ne peut déclarer leur nom ou désigner quelques-unes des personnes qui l'entouraient). Arraché à ses parents et enlevé de Paris à l'époque de la Révolution, il fut conduit dans une voiture hermétiquement fermée, près de personnes inconnues, dans une contrée inconnue dont la description rappelle la Suisse et, en effet, il s'arrêta dans les environs de Genève dans la maison de campagne d'un domaine isolé. Il y avait retrouvé son père (!) et, de son père nourricier qui était horloger de profession, il apprit cet art : de plus, on lui enseigna si bien la langue allemande que, par suite, il oublia presque entièrement sa langue maternelle parce qu'il parla constamment depuis lors l'allemand. »

<«< Puis, il prétend avoir été enlevé plusieurs fois, les yeux bandés, par des hommes masqués et avoir été porté vers des pays inconnus, avec la peur continuelle d'être découvert et pendu; mais, chaque fois qu'il se trouvait dans une situation fâcheuse, son père nourricier, tel un sauveur, apparaissait, lui faisant trouver un autre asile et, toujours, c'était une maison isolée dans une contrée qui lui était entièrement inconnue. Il prétend encore n'avoir eu aucune occasion de s'informer jamais des personnes qui l'entouraient, dont on lui évitait la connaissance à dessein, ou des localités. Il prétend aussi que, pendant ses courses errantes, qui doivent avoir duré une longue série d'années et au cours desquelles, semblet-il, il perdit définitivement son père, il voyagea deux fois, sur mer, à bord de vaisseaux dont il ignore le nom et il vécut dans de lointaines parties du monde qu'il ne peut, à vrai dire, désigner plus clairement, sinon, comme il le conjecture, qu'il fut, la première fois, en Amérique et, la seconde fois, il sait seulement que son séjour de retraite fut une colonie anglaise. Pendant ce séjour, à son père nourricier s'offrit l'occasion de lui confier qu'il était prince de naissance, sans en avoir appris, à cet égard, de détail plus précis. >>

<< Finalement, il prétend avoir été rejeté, par des vents contraires, en France au lieu d'aborder en Allemagne, y avoir vécu encore une fois en secret dans une maison de campagne de là, de rechef, apparemment à l'insu de son père adoptif et malgré celui-ci, avoir été enlevé en secret et par des militaires qui lui firent faire un ennuyeux voyage; puis, après avoir été gardé longtemps dans une forteresse, avoir été retrouvé par son père nourricier et mis en liberté. Après cette délivrance, qui eut lieu en terre allemande, son père nourricier, dans une contrée montagneuse, en lui

présentant l'image de ses parents, l'invita, si désormais on lui demandait son nom, à dire qu'il était le fils d'un horloger, qu'il était de Weimar, que son nom était Naundorff! Là dessus, il entendit, dans le lointain, tirer de nombreux coups de feu et comme, les jours suivants, son père, s'étant éloigné pour réparer la voiture cassée qui était restée en arrière, ne revenait pas, il se rendit poussé par la faim, à l'endroit où il avait laissé la voiture; il y trouva des traces nombreuses de sang et son père adoptif avait disparu pour toujours. Après quoi, il se nourrit, quelques jours, dans une forêt, avec des racines. Un chasseur l'y trouva qui lui offrit du service dans le corps du duc de Brunswick: il accepta cette proposition et il se rendit, avec le chasseur, au quartier général du duc. »

« Quand il lui déclara son nom Naundorff, de Weimar, celui-ci devint attentif, le questionna sur son père et sur la possession d'un coffret que son père jadis portait toujours avec lui, le reconnut à un signe particulier au-dessus de l'œil droit, puis le nomma officier sous son commandement immédiat. Après être demeuré là quelques semaines, temps pendant lequel. toutefois, il vit rarement le duc à cause des absences fréquentes de celui-ci, son corps avait été engagé dans un combat et, à cette occasion, il avait été battu avec les troupes qu'il avait à lui. A ce moment, il reçut sur la tête un coup de crosse d'où provient une bosse qu'il a au crâne et, de plus, il reçut de pointe une grave blessure à l'épaule. Là-dessus, il fut dirigé sur Magdebourg (sans qu'il puisse désigner les localités par où il passa) et sur le Rhin vers la France. Mais, déjà arrivé de l'autre côté du Rhin, à Mayence, il s'échappa avec un compagnon. Toutefois, en regagnant l'Allemagne, celui-ci, pour aller chercher des provisions dans une localité inconnue, s'éloigna de lui et, là, comme il l'apprit, fut arrêté par les gendarmes de Westphalie. Ce compagnon lui laissa son bissac, tandis que, dans leur captivité, son portemanteau à lui était resté par contre à cet homme; dans ce bissac il trouva encore, en l'ouvrant, beaucoup d'or et, ainsi, il vint jusqu'à Wittenberg, où il logea à l'hôtel de la Grappe de raisin. Il y fit la connaissance d'un homme du nom de Naundorff habitant du pays, qui lui conseilla, pour ne pas courir de danger, en lui prêtant son passe-port, de se rendre à Berlin dans une voiture de louage: il descendit à Berlin, à l'Aigle Noir, rue de la Poste. Là, le même Naundorff vint le chercher et, ensuite, chez le commandant d'un régiment de hussards bleus qui tenait garnison à Berlin (dont il ne sait plus le nom), il chercha, mais vainement en raison de sa qualité d'étranger, à s'engager pour servir. Le même Naundorff le persuada alors de suivre la profession

d'horloger, lui procura un emploi chez l'horloger Braetz et il a, depuis cette époque, conservé ce nom de Naundorff une fois pris. »

A l'égard du surplus de sa vie ensuite, Naundorff, dans ce dernier interrogatoire, reste fidèle à ses précédentes déclarations. Il assure, en particulier, que son mariage se fit après à Berlin et il prétend que, sauf le maître tonnelier Stettin et l'horloger Braetz, aucune des personnes demeurant à Berlin ne peut avoir appris son nom réel.

Ce récit achevé, le juge d'instruction oppose à l'inculpé l'extrême invraisemblance qui caractérise tous les traits de la vie qu'il vient de raconter; mais Naundorff y persiste entièrement et la présomption gagne toujours plus de terrain, si ses précédents dires à propos de sa vie manquent de clarté, que de parti pris il veut étendre ce voile sur elle pour échapper à toutes recherches plus étendues.

L'inculpé émet de plus la conjecture, en dernier lieu, que, dans les papiers du feu duc de Brunswick, pourraient, peut-être, se trouver des documents sur lui.

L'inspection des blessures qu'il prétend avoir reçues révèle, au reste, aux endroits désignés par lui, des cicatrices et, tout d'abord, un creux sur le crâne. Cependant, le chirurgien Glaeslein, consulté, a de longues hésitations pour savoir si ces cicatrices proviennent d'un coup de feu, d'un coup d'épée ou d'un coup de crosse; il n'en détermine qu'une, située au sommet de l'épaule gauche, comme paraissant provenir d'un coup de baïonnette.

Tel est le récit de Brandebourg, écrit sous la dictée de Naundorff, où, pour la première fois, il dément tout ce qu'il avait dit jusqu'alors de sa vie avant 1810. La justice prussienne ne voulait pas lui rendre sa liberté malgré son patriotisme en 1809, malgré son offre de livrer tous les bandits du pays. Maintenant, il entend échapper à la Prusse par sa naissance; il prétend être Français et appartenir à une famille princière. Cette famille, d'ailleurs, il ne la désigne pas : il n'a pas encore choisi son père entre tous ceux que la Révolution française avait précipités du faîte de leur grandeur. Ce père princier qu'il se cherche est chassé, comme lui, de Paris par la Révolution et la Révolution le poursuit, comme lui, jusqu'en Suisse. Jamais ce père ne dit de son vivant à son fils quel est son rang. Ce père

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