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tés, verra-t-il cette foule de soldats oisifs venir lui disputer les restes de sa subsistance? Le contraste de l'abondance des uns, (du pain aux yeux de celui qui a faim est l'abondance), le contraste de l'abondance des uns et de l'indigence des autres, de la sécurité du soldat, à qui la manne tombe sans qu'il ait jamais besoin de penser au lendemain, et des angoisses du peuple, qui n'obtient rien qu'au prix des travaux pénibles et des sueurs douloureuses; ce contraste est fait pour porter le désespoir dans les

cœurs.

Ajoutez, Messieurs, que la présence des troupes frappant l'imagination de la multitude, lui présentant l'idée du danger, se liant à des craintes, à des alarmes, excite une effervescence universelle; les citoyens paisibles sont dans leurs foyers en proie à des terreurs de toute espèce. Le peuple ému, agité, attroupé, se livre à des mouvemens impétueux, se précipite aveuglément dans le péril, et la crainte ne calcule ni ne raisonne. Ici les faits déposent pour nous.

Quelle est l'époque de la fermentation? Le mouvement des soldats, l'appareil militaire de la séance royale. Avant, tout était tranquille; l'agitation a commencé dans cette triste et mémorable journée. Est-ce donc à nous qu'il faut s'en prendre, si le peuple qui nous a observés, a murmuré, s'il a conçu des alarmes lorsqu'il a vu les instrumens de la violence dirigés, non-seulement contre lui, mais contre une assemblée qui doit être libre pour s'occuper avec liberté de toutes les causes de ses gémissemens? Comment le peuple ne s'agiterait-il pas, lorsqu'on lui inspire des craintes contre le seul espoir qui lui reste? Ne sait-il pas que si nous ne brisons ses fers, nous les aurons rendus plus pesans, nous aurons livrés sans défense nos concitoyens à la verge impitoyable de leurs ennemis, nous aurons ajouté à l'insolence du triomphe de ceux qui les dépouillent et qui les insultent?

Que les conseillers de ces mesures désastreuses nous disent encore s'ils sont sûrs de conserver dans sa sévérité la discipline militaire, de prévenir tous les effets de l'éternelle jalousie entre les troupes nationales et les troupes étrangères, de réduire les

soldats français à n'être que de purs automates, à les séparer d'intérêts, de pensées, de sentimens d'avec leurs concitoyens? Quelle imprudence dans leur système de les rapprocher du lieu de nos assemblées, de les électriser par le contact de la capitale, de les intéresser à nos discussions politiques? Non, malgré le dévoûment aveugle de l'obéissance militaire, ils n'oublieront pas ce que nous sommes, ils verront en nous leurs parens, leurs amis, leur famille occupée de leurs intérêts les plus précieux; car ils font partie de cette nation qui nous a confié le soin de sa liberté, de sa propriété, de son honneur. Non, de tels hommes, non, des Français ne feront jamais l'abandon total de leurs facultés intellectuelles; ils ne croiront jamais que le devoir est de frapper sans s'enquérir quelles sont les victimes.

Ces soldats bientôt unis et séparés par des dénominations qui deviennent le signal des partis; ces soldats dont le métier est de manier les armes, ne savent, dans toutes leurs rixes, que recourir au seul instrument dont ils connaissent la puissance. De là naissent des combats d'homme à homme, bientôt de régiment à régiment, bientôt des troupes nationales aux troupes étrangères, le soulèvement est dans tous les coeurs, la sédition marche tête levée; on est obligé, par faiblesse, de voiler la loi militaire, et la discipline est énervée. Le plus affreux désordre menace la société; tout est à craindre de ces légions qui, après être sorties du devoir, ne voient plus leur sûreté que dans la terreur qu'elles inspirent.

Enfin, ont-ils prévu, les conseillers de ces mesures, ont-ils prévu les suites qu'elles entraînent pour la sécurité même du trône? Ont-ils étudié dans l'histoire de tous les peuples comment les révolutions ont commencé, comment elles se sont opérées? Ont-` ils observé par quel enchaînement funeste de circonstances les esprits les plus sages sont jetés hors de toutes les limites de la modé ration, et par quelle impulsion terrible un peuple enivré se précis pite vers des excès dont la première idée l'eût fait frémir? Ont-ils lu dans le cœur de notre bon roi? Connaissent-ils avec quelle horreur il regarderait ceux qui auraient allumé les flammes d'une

sédition, d'une révolte peut-être (je le dis en frémissant, mais je dois le dire), ceux qui l'exposeraient à verser le sang de son peuple, ceux qui seraient la cause première des rigueurs, des violences, des supplices dont une foule de malheureux seraient la victime.

Mais, Messieurs, le temps presse; je me reproche chaque moment que mon discours pourrait ravir à vos sages délibérations; et j'espère que ces considérations, plutôt indiquées que présentées, mais dont l'évidence me paraît irrésistible, suffiront pour fonder la motion que j'ai l'honneur de vous proposer.

Qu'il soit fait au roi une très-humble adresse, pour peindre à sa majesté les vives alarmes qu'inspire à l'assemblée nationale de son royaume l'abus qu'on s'est permis depuis quelque temps du nom d'un bon roi pour faire approcher de la capitale et de cette ville de Versailles un train d'artillerie et des corps nombreux de troupes, tant étrangères que nationales, dont plusieurs se sont déjà cantonnées dans les villages voisins, et pour la formation annoncée de divers camps aux environs de ces deux villes.

Qu'il soit représenté au roi, non-seulement combien ces mesures sont opposées aux intentions bienfaisantes de sa majesté pour le soulagement de ses peuples dans cette malheureuse circonstance de cherté et de disette des grains, mais encore combien elles sont contraires à la liberté et à l'honneur de l'assemblée nationale, propres à altérer entre le roi et ses peuples cette confiance qui fait la gloire et la sûreté du monarque, qui seule peut assurer le repos et la tranquillité du royaume, procurer enfin à la nation les fruits inestimables qu'elle attend des travaux et du zèle de cette assemblée.

Que sa majesté soit suppliée très-respectueusement de rassurer ses fidèles sujets, en donnant les ordres nécessaires pour la cessation immédiate de ces mesures également inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le prompt renvoi des troupes et du train d'artillerie aux lieux d'où on les a tirés.

Et attendu qu'il peut être convenable, en suite des inquiétudes et de l'effroi que ces mesures ontjetés dans le cœur des peuples,

de pourvoir provisionnellement au maintien du calme et de la tranquillité; sa majesté sera suppliée d'ordonner que dans les deux villes de Paris et de Versailles, il soit incessamment levé des gardes bourgeoises, qui, sous les ordres du roi, suffiront pleinement à remplir ce but, sans augmenter autour de deux villes travaillées des calamités de la disette le nombre des con

sommateurs.

Les signes les moins équivoques d'approbation se manifestent par les vifs applaudissemens de toute l'assemblée.

Le bruit des applaudissemens se prolonge.

M. le président. La motion qui est faite vient d'autant plùs à propos, que j'ai reçu aujourd'hui des ordres qui peuvent rassurer les esprits de l'assemblée et du public: le roi m'a fait ordonner de me rendre auprès de sa personne à six heures du soir. Jugez-vous propos, Messieurs, de renvoyer au bureau pour en rendre compte demain, comme le demande M. de Mirabeau.

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M. le marquis de La Fayette. Il me semble que la motion de M. de Mirabeau est tellement importante, qu'elle est de nature à être renvoyée au bureau ; et je suis d'avis que la discussion s'établisse aussitôt sur cette motion.

M. Goupil de Préfeln. Le sentiment de l'honneur et de la liberté est inné dans le cœur des Français ; il importe à notre honneur que nous délibérions en liberté; cela importe aussi au bien du service du roi. Quel citoyen, désirant reconnaître les droits légitimes de la puissance exécutive, ne se trouverait pas arrêté par cet appareil alarmant? que doit-on espérer, quand ce sera au milieu des troupes que nos travaux se formeront? notre réclamation ne saurait être un acte de faiblesse, chacun de nous en est incapable; ce n'est qu'un hommage que je rends aux libertés nationales.

Je propose d'engager M. le président de présenter ce soir au roi cette considération importante.

M. l'abbé Sieyès. Je ne parle point pour faire adopter ni pour faire rejeter la motion, parce que je n'en connais pas encore suffisamment la contexture; mais je crois utile de rappeler à l'as

T. I.

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semblée que dans toutes les assemblées délibérantes, et notamment aux Etats de Bretagne, on ne se croirait pas assez libre pour délibérer, s'il se trouvait des troupes à dix lieues à la ronde du lieu où ils se tiennent; qu'il est une vérité incontestable : c'est que l'assemblée nationale doit être libre dans ses délibérations; qu'elle ne peut l'être au milieu des baïonnettes; et enfin que lors même que le sentiment intérieur de tous ceux qui la composent, les éleverait au-dessus de toute crainte, ce n'est pas assez, puisqu'il est absolument nécessaire que le peuple, que la nation les regarde comme libres, si l'on ne veut pas perdre tout le fruit de cette assemblée.

M. Chapelier. Personne n'a osé s'élever contre la motion; car comment soutenir en effet que des camps et des armées doivent environner l'assemblée et alarmer nos commettans? Il y a vingt ans qu'une pareille réclamation fut faite aux Etats de Bretagne cette réclamation partit de la noblesse, et les troupes furent retirées.

T

M. le comte de Mirabeau. Lorsque j'ai présenté ma motion; j'étais persuadé et je n'ai jamais douté que la noblesse ne se jetât entre nous et les baïonnettes; ce n'est pas elle que je redoute ; je les connais les conseillers perfides de ces attentats portés à la liberté publique, et je jure l'honneur et la patrie de les dénoncer un jour. (On applaudit.)

M. Target met sous les yeux de l'assemblée un article de son cahier, qu'aucune troupe militaire ne pourra approcher plus près de dix lieues de l'endroit où seront assemblés les Etats-Généraux, sans le consentement ou la demande des Etats.

M. l'abbé Grégoire, curé d'Emberménil. On ne peut se dissimuler que ceux qui craignent la réforme des abus dont ils vivent épuisent toutes les ressources de l'astuce, et font mouvoir tous les ressorts pour faire échouer les opérations de l'assemblée nationale.

Si les Français consentaient actuellement à recevoir des fers, ils seraient l'opprobre du genre humain et la lie des nations; en conséquence, non-seulement j'appuie la motion, mais je demande.

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