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nation sacrifiée, les représentants. « C'est assez! reprend « la Fayette, c'est assez pour un homme! Maintenant notre «devoir est de sauver notre patrie!

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Vingt orateurs se disputent la tribune pour appuyer la tardive imprécation de la Fayette. Les retours des assemblées sont sans pitié. La terreur d'un coup d'audace et de désespoir de Napoléon pressait les âmes. Tout ce que Lucien et les ministres purent obtenir des représentants, ce fut un peu de temps pour consulter la Chambre des pairs et pour concerter les résolutions de ces deux corps. Ils espéraient mieux de ces sénateurs choisis par la main de Napoléon lui-même que de députés élus par le peuple.

Lucien et les ministres y coururent. Ils trouvèrent, cn effet, dans cette assemblée non plus de confiance, mais plus de mesure et plus d'égards pour l'empereur. Cette première discussion y fut froide et digne. La vieille expérience de ces hommes rompus aux événements leur disait assez qu'il n'était plus nécessaire de précipiter violemment Napoléon, qu'il allait tomber de lui-même devant la force des choses, et qu'un vaincu assez hardi pour prendre dans sa défaite son titre au pouvoir suprême, ne trouverait dans sa dictature d'un jour que l'échafaud du lendemain. Lucien accourut à l'Élysée rendre compte à son frère des dispositions des deux Chambres.

Lucien n'avait pas été intimidé par la révolte des représentants. L'altitude de la Chambre des pairs l'avait confirmé dans la résolution désespérée de braver la Chambre des députés, de la dissoudre et de saisir la dictature. Il s'efforça de convaincre son frère que son seul salut était dans l'audace. « Dans ces extrémités, on peut ce qu'on «ose, » lui dit-il. Mais Napoléon, qui aimait à entendre ces conseils de force, dernière adulation de sa toute-puissance, ajournait d'heure en heure leur exécution.

Il semblait attendre qu'un hasard extérieur se chargeât de la responsabilité de l'événement, ou que l'heure passée

en attente et en délibération ne lui laissât plus d'autre ressource que de se soumettre à son destin, excuse que la faiblesse se ménage à elle-même pour ne pas s'avouer son inertie. Cet homme, qui connaissait si bien le prix du temps et qui savait qu'en révolution comme à la guerre, se laisser prévenir, c'est se laisser vaincre, ne se serait pas condamné deux jours et deux nuits à l'immobilité, s'il n'avait été résigné à l'abdication. Il sauvait les apparences avec ses frères, avec ses amis, avec lui-même ; tout indique dans ses lenteurs une résignation qui se couvre d'un reste de timide volonté. Il marchandait avec la fortune, il sauvait l'honneur, il se réservait de pouvoir dire un jour : « Si les chambres m'avaient compris et secondé, j'aurais «< sauvé mon trône et ma patrie.

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Mais il était au fond trop politique et trop soldat pour se faire les illusions qu'il voulait plus tard affecter devant ses adorateurs. Un million d'hommes, encouragés par trois ans de représailles de la victoire, franchissant en ce moment les frontières, un pays épuisé d'efforts, une armée dissoute, une capitale murmurante, une représentation nationale soulevée, un compétiteur au trône promettant derrière lui la liberté et la paix, les provinces de l'Est et du Nord conquises, celles de l'Ouest et du Midi prêtes à se lever pour la cause du roi, qu'aurait fait Napoléon de quelques heures d'empire? Une seconde capitulation pour sa famille et pour lui! Était-ce la peine de faire un 18 brumaire des faubourgs contre la ville et de quelques soldats débandés contre la nation? Il ne le disait pas à Lucien, mais il le sentait. Tout ce qu'il voulait, c'était le droit de se plaindre. Il commençait à l'Élysée cette longue conversation et cette éternelle récrimination contre les hommes du 20 mars et contre la France qu'il continua à Sainte-Hélène.

XXIV

Benjamin Constant, d'abord son accusateur, puis son complice et son conseiller au 20 mars, montra, dans ces deux dernières journées, la même fluctuation d'attitude et d'actes qu'il avait montrée quelques semaines avant. Ce courtisan alternatif de la popularité et de la faveur de cour avait un abîme à franchir derrière lui pour revenir sur ses pas et pour se faire pardonner son dévouement subit à Napoléon après son inconcevable défection. Waterloo était pour lui une défaite personnelle. Ne pouvant croire au premier moment à l'éclipse totale de cette étoile de l'empereur à laquelle il avait si témérairement attaché sa responsabilité d'homme politique et d'homme d'intelligence, il accourut un des premiers au palais pour donner des conseils de force. Il voulait pousser aux dernières extrémités Napoléon, dont la chute allait le précipiter lui-même. Mais ce courtisan de date récente n'était pas un de ces hommes qui résistent longtemps aux évidences d'une situation et qui s'ensevelissent sous les ruines. Les récits réitérés de la déroute et de l'anéantissement complet de l'armée, la froideur, les murmures et bientôt le soulèvement presque unanime de l'opinion, la révolte des cœurs dans les chambres, l'âpreté de la Fayette, de Sébastiani, de leurs amis, à presser l'abdication ou à imposer la déchéance, n'avaient pas tardé à ébranler Benjamin Constant lui-même, et à le faire passer en quelques heures de la dictature à la résignation. Il s'interposa comme négociateur officieux entre les chambres et Napoléon, pour montrer à celles-ci du zèle et à celui-ci de l'attachement.

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XXV

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Il interrompit par sa présence dans le jardin de l'Élysée la conversation de Napoléon avec Lucien, et prenant le langage opposé à celui qu'il avait tenu la veille, il sembla vouloir préparer Napoléon à un sacrifice commandé, disait-il, par sa gloire comme par son patriotisme. « Je vous entends, « lui répondit l'empereur, on veut que j'abdique! Mais « a-t-on calculé les conséquences de mon abdication? << N'est-ce pas autour de moi et autour de mon nom que «se groupe l'armée? M'enlever à elle, n'est-ce pas la dis«<soudre? Si j'abdique, vous n'avez plus d'armée dans deux « jours. Cette armée n'entend pas toutes vos subtilités. Croit«on que des discours de tribune empêcheront une disper«sion des troupes?... e repousser quand je débarquais à « Cannes, je le comprends! M'abandonner aujourd'hui, je << ne le comprends pas! Ce n'est pas en présence de l'en«< nemi à quelques lieues de nous qu'on renverse un gou« vernement avec impunité. Pense-t-on en imposer aux << canons par des phrases? Si on m'eût renversé il y a quinze « jours, il y avait du courage; mais je fais partie mainte«nant de ce que l'Europe attaque, je fais donc partie de ce <«< que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre «< elle-même, elle avoue sa faiblesse, elle se reconnaît «< vaincue; ce n'est plus la liberté qui me dépose, c'est « Waterloo! >>

Puis continuant sur un ton plus haut, et feignant, comme un négociateur qui exagère ses conditions pour en obtenir de plus favorables, des intentions qui n'étaient déjà plus dans son âme : « Et quel est donc, ajouta-t-il, le titre « de la chambre pour me demander mon abdication? Où <«<est sa mission? Mon devoir à moi, c'est de la dissoudre.» Il s'animait. La multitude qui se pressait sur les ter

rasses des jardins de l'Élysée, croyant apercevoir dans les gestes de son héros la résolution de faire appel à sa popularité et à son patriotisme contre l'Assemblée et contre l'étranger, redoubla ses acclamations intermittentes comme pour l'encourager à l'énergie. Cette foule se composait surtout d'hommes dont les costumes attestaient l'indigence. « Vous le voyez,» dit l'empereur à Benjamin Constant en étendant la main vers ces amis désintéressés de sa dernière heure, «< ce ne sont pas ceux que j'ai comblés d'honneurs et « de richesses qui assistent des yeux et du cœur à mes « revers. Que me doit ce peuple? Rien. Je l'ai trouvé pauvre <«<et je le laisse pauvre; mais l'instinct de la patrie l'éclaire, << la voix du pays parle par sa bouche; je n'ai qu'à dire un « mot, et dans une heure la chambre des députés n'existera « plus... Mais, non, reprit-il, la vie d'un homme ne vaut <«< pas ce prix! Je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour <«<que Paris soit inondé de sang! » Ces dernières paroles étaient sincères.

L'histoire doit cette justice à Napoléon, que, soit horreur naturelle pour les excès populaires dont le spectacle sanglant avait laissé un sinistre souvenir dans son âme depuis le 10 août, les massacres de septembre et les échafauds; soit répugnance de soldat pour toute force indisciplinée, soit respect pour son nom dans l'avenir, il se refusa constamment, et à son retour et à sa chute depuis le 20 mars, à se faire une armée de la populace contre la nation. Il aima mieux tomber que de se rclever un moment par de pareils auxiliaires. Il recula, en quittant son île et en affrontant les Bourbons et l'Europe, devant le sang des séditions et devant le crime contre la civilisation. Toujours César, jamais Gracchus; né pour l'empire, non pour la turbulence des factions.

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