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exclusivement le service de la navigation. Qu'arrive– rait-il si les besoins de la navigation exigeaient que le halage se fit sur les deux côtés? Pourrait-on prendre bilatéralement un chemin de 24 pieds? Au premier abord, il semble que ni l'un ni l'autre des proprié– taires n'aurait à se plaindre d'avoir été désigné pour supporter la servitude de halage, attendu que l'administration avait la faculté de choisir. Or, si aucun des riverains n'a qualité pour réclamer, il en résulte qu'il n'est pas dû d'indemnité. Cet argument, trèsspécieux assurément, est cependant loin d'être décisif. D'abord il n'est pas opposable au propriétaire traversé qui serait chargé des deux côtés d'une servitude portant sur 24 pieds, tandis que le texte de la loi ne grève que 24 pieds d'un côté et 10 pieds de l'autre. Même quand les deux bords appartiennent à des propriétaires différents, l'argument ne prouverait rien, si ces propriétaires se concertaient pour réclamer une indemnité à partager entre eux. Ils pourraient dire à l'administration : «< L'un ou « l'autre de nous supporte certainement une aggra«vation de servitude, et cette aggravation ne peut « pas être exigée sans indemnité. Si l'administration <«< est embarrassée pour dire quel est celui qui se << trouve grevé, nous nous mettons d'accord pour partager l'indemnité; de cette manière, celui de «< nous qui n'aurait été désigné que pour supporter << le marchepied ne perdra pas tout. » Mais ce raisonnement écarté, il reste d'autres motifs de décider qui conduisent à la même conclusion. On peut d'abord argumenter du texte de l'ordonnance de 1669

qui oblige les riverains à laisser une place de 24 pieds du côté que les bateaux se tirent. Or si les bateaux se tirent bilaréralement, il faut que le chemin de halage soit établi sur les deux bords. Si le texte parle du côté opposé, c'est en vue du cas ordinaire de eo quod plerumque fit. Mais pas un mot ne fait obstacle à ce qu'on exige le halage sur les deux rives si les bateaux se tirent des deux côtés. Cette interprétation est confirmée par un arrêt du conseil du 24 juin 1777, relatif à la navigation de la Marne et autres rivières et canaux navigables. Cet arrêt, en prescrivant de nouveau l'exécution des anciennes ordonnances, et notamment celle de 1669 sur les eaux et forêts, exprime très-formellement que les lar— geurs de 24 et de 30 pieds peuvent être exigées sur les deux rives, même être prises sur les îles partout où il sera besoin. Il est vrai que cet arrêt du conseil n'a pas le caractère d'une disposition générale, qu'il est particulier à des rivières ou canaux déterminés; mais il a une autorité interprétative trèsgrande, d'autant plus que l'explication rationnelle du texte de l'ordonnance de 1669 conduit à la même conclusion. L'interprétation donnée par l'arrêt du conseil du 24 juin 1777 peut d'ailleurs être considérée comme ayant reçu la valeur d'une disposition générale par la confirmation des règlements sur la matière que contient le décret du 22 janvier 1808.

Un certain nombre de rivières, au reste, sont régies par des dispositions spéciales; quelques-unes même de ces dispositions dérogent à l'ordonnance de 1669,

qui, par rapport à ces exceptions, constitue un véritable droit commun1.

72. La servitude grève les héritages aboutissant. II faut entendre par ces mots les héritages situés dans les zones de 24, 30 ou 10 pieds fixés par l'ordonnance de 1669. Ainsi, lorsque près de la rivière se trouve un propriétaire contigu qui ne possède qu'une lisière de 5 à 6 pieds de largeur, le propriétaire qui suit est obligé de supporter la servitude pour le reste de la largeur, quoiqu'il n'aboutisse pas à la rivière dont il est séparé par la langue de terre appartenant à son voisin. Interprétée judaïquement, la loi serait inexécutable sur plus d'un point, et ce serait évidemment aller contre la volonté du législateur que d'entendre le mot aboutissant dans le sens de la contiguïté. Comme ces différences n'auraient aucune raison d'être, il faut décider qu'en se servant de ce mot l'ordonnance n'a eu en vue que le cas ordinaire, non celui où il s'agirait exceptionnellement d'une propriété ayant moins de 24 pieds de largeur. Les îles sont des héritages aboutissant à la rivière puisqu'elles se trouvent dans son lit. Elles seraient donc soumises à la servitude de halage en vertu de la disposition générale; mais elles y sont en outre assujetties par une disposition spéciale, par l'art. 2 de l'arrêt du conseil du 24 juin 1777, d'après lequel le chemin de halage doit être livré sur les « îles où il en sera besoin. »

1 Arr. du conseil du 13 janvier 1733, relatif aux rivières navigables de la généralité d'Auch et du département de Pau, art. 15; arr. du conseil du 23 juillet 1783, relatif à la Loire et aux rivières y affluentes, tit. II, art. 15 et tit. Ill, art. 19 et 23; décret du 29 mai 1808, relatif à la rivière de Sèvre, art. 3, 23, etc.

73. L'ordonnance de 1669 établit la servitude de halage pour les rivières navigables sans distinguer entre celles qui sont navigables de leur propre fonds ou naturellement, et celles qui ont été rendues navigables artificiellement. Toute distinction a d'ailleurs été repoussée par le décret du 22 janvier 1808, d'après lequel « les dispositions de l'art. 7 du titre XXVIII de l'ordonnance de 1669 sont applicables à toutes les rivières navigables de France, soit que la navigation y fût établie à cette époque, soit que le gouvernement se soit déterminé depuis, ou se détermine aujourd'hui et à l'avenir à les rendre navigables. >>

74. Il y a cependant, sur un point, une grande différence entre les rivières navigables de leur propre fonds et celles qui sont rendues navigables artificiellement. L'art. 3 du décret du 22 janvier 1808 porte « qu'il sera payé une indemnité aux riverains des fleuves et rivières où la navigation n'existait pas. » Cette supposition implique qu'il n'est pas dû d'indemnité pour le chemin de halage le long des rivières qui sont navigables de leur propre fonds. Cette conclusion à contrario est d'autant plus sûre, dans cette espèce, qu'elle coïncide avec le principe général d'après lequel, sauf les exceptions qui seraient faites formellement, les servitudes légales ne donnent pas lieu à indemnité. La pratique administrative accorde cependant benigniter une indemnité dans un cas déterminé, même lorsqu'il s'agit d'une rivière navigable de son propre fonds. C'est celui où le mouvement des eaux forçant à reporter le chemin de halage il y aurait lieu d'exiger la suppression d'une maison. En ce cas, le préjudice a paru tellement grand que

l'administration accorde une indemnité, et cette décision est d'autant plus fondée que la servitude dégénérerait en une véritable suppression d'une propriété bâtie.

Lorsqu'une rivière est rendue navigable artificiellement, l'indemnité, à laquelle les riverains ont droit pour le chemin de halage, est proportionnée au préjudice qu'ils éprouvent, et la fixation est faite conformément à la loi du 16 septembre 1807, c'est-à-dire

par le conseil de préfecture après expertise, suivant les formes prescrites par les art. 56 et suiv. de cette loi'.

75. L'indemnité donne un grand intérêt à la question de savoir si une rivière est navigable ou flottable, en d'autres termes, à la déclaration de navigabilité. Cette attribution appartient à l'autorité administrative, et la déclaration se fait par décret impérial lorsqu'elle a lieu d'une manière générale et principaliter. Sinon il n'y a plus qu'une reconnaissance à faire de la navigabilité, et nous pensons qu'elle est de la compétence des juges appelés à statuer sur le litige qui soulève la question de navigabilité. Ainsi le conseil de préfecture en connaîtra si elle se présente à l'occasion d'une contravention de grande voirie ou d'une demande en dommages-intérêts fondée sur l'art. 3 du décret du 22 janvier 1808. Que si, au contraire, elle était soulevée au sujet d'une

1 Dans une consultation délibérée par plusieurs avocats de Rennes et signée par Toullier, on a soutenu qu'il y avait lieu de suivre les règles de l'expropriation d'utilité publique, avec indemnité préalable, conformément à la loi du 3 mai 1841. Mais cette opinion est inconciliable avec les caractères de la servitude légale, car l'idee de servitude implique que la propriété demeure au propriétaire, tandis que l'expropriation suppose que le proprié. taire est privé de sa propriété. Or le chemin de halage n'est qu'une servitude.

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