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de prospérité, il perpétue l'exercice du prétendu droit monarchique qui permettait le travail selon son bon plaisir. En faisant intervenir l'État dans les transactions privées, il en fausse et compromet le rôle, il engendre et justifie tous les systèmes de faux socialisme, cette autre plaie de notre époque. Par la perturbation qu'il apporte dans les échanges entre les peuples, il amoindrit l'accroissement de leur richesse, et dévoie le développement régulier de leur civilisation; par l'antagonisme de leurs intérêts, il maintient entre eux, à l'état latent ou déclaré, la guerre, véritable anachronisme à notre époque, et devenue évidemment. incompatible avec les conditions générales de la société.

Le libre échange, au contraire, contient à la fois, le principe et la pratique qui donnent la satisfaction la plus complète aux aspirations et aux besoins de notre époque. Il consacre par le fait la propriété, la liberté et le droit individuel. Il proclame les droits civils et politiques encore méconnus, de l'industrie et du commerce, ces véritables civilisateurs, et porte à leur plus haute puissance la dignité et la fécondité du travail. Par le libre échange, l'État voit croître son autorité en raison de la sincérité de son rôle, qui consiste à garantir à tous les citoyens la sécurité pour leurs intérêts légitimes, en conservant vis-à-vis d'eux une neutralité bienveillante mais rigoureusement impartiale. Division du travail entre les peuples, le libre échange en solidarisant leurs intérêts sans l'ombre d'une atteinte à leurs nationalités respectives, leur rend la conquête inutile, et distrait leur activité des préoccupations de la guerre pour la fondre dans une communauté d'efforts vers le progrès général. On le voit, la lutte engagée entre le protectionnisme et le libre échange est la forme tangible de celle, encore obscure mais qui se définira bientôt, entre le mouvement en avant de la société et l'action rétrograde de la politique. L'étroite connexité de la question économique avec celle du progrès général s'explique, d'ailleurs, par l'incomparable prépondérance que l'industrie et le commerce ont prise de fait dans les rapports internationaux.

Voici, pour terminer, une considération de philosophie très-positive qui résume et complète cette étude.

Le progrès social, avons-nous remarqué, consiste à dégager de la confusion, pour leur obéir, les lois très-simples de la sociabilité. Or, ces lois, ou plutôt cette loi - car en somme il n'y en a qu'une d'où les autres découlent comme conséquence - cette loi primordiale est tout simplement : LA LIBERTÉ DE L'ÉCHANGE. En effet, l'échange est l'exercice même de la sociabilité. La sociabilité est une abstraction: c'est par l'échange, par l'échange seul, qu'elle prend corps dans le fait réel: la société. Sans l'échange, pas de société possible. Puisque la suppression de l'échange anéantirait la société, toute restriction de l'échange, qu'elle

soit violente ou légale, amoindrit et trouble le fonctionnement normal, partant, le progrès de la société. Donc la liberté de l'échange, c'est-àdire son exercice complet, identique à l'exercice complet de la sociabilité, est la grande loi des sociétés humaines.

C'est en lui obéissant autant qu'ils l'ont pu, que les peuples modernes ont accompli d'incomparables progrès; c'est en la violant que la politique a, dans une trop large mesure, réduit, retardé et troublé ces progrès. Si, comme on est menacé, on lui laisse continuer dans ce sens et raviver même son action perturbatrice, elle peut aboutir à compromettre l'évolution civilisatrice de notre temps.

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Arrivera-t-on jamais à faire disparaître la guerre, c'est-à-dire à bannir absolument la violence des rapports de nation à nation? Nul ne le sait; et si l'on devait ici conclure du particulier au général, il semblerait difficile de l'espérer. En aucun pays, en aucun temps, la violence privée n'a été completement supprimée. Toujours, en dépit de la règle universellement admise que personne ne se doit faire justice soi-même, et en dépit des précautions prises pour faire respecter cette règle, il y a eu des gens qui se sont constitués juges dans leur propre cause, et des prétentions qui ont refusé de s'incliner devant une juridiction supérieure. Il n'en est pas moins vrai que la règle est proclamée, et qu'il n'est pas indifférent qu'elle le soit. Il y a, dans toute agglomération d'hommes, une force publique, une police, une magistrature, dont les décisions s'imposent. Et si chacun, à défaut de cette protection et de cette coercition salutaire, se trouvait réduit à lui-même ou livré à lui-même, la société serait un enfer et les hommes se dévoreraient entre eux comme des bêtes féroces.

Ce qui est vrai des individus est vrai des nations. Elles ont besoin, elles aussi, de ne pas s'abandonner à leurs entraînements et de rencontrer, dans les conflits qui les divisent, le frein d'une autorité commune et d'un jugement impartial. Elles ont besoin de substituer au dange reux hasard des solutions violentes, tantôt les bons offices de conciliateurs amiables, tantôt la sentence de juges volontaires ou imposés. Et

c'est, en fait, quoi qu'on en pense, ce qui a lieu, la plupart du temps, et de plus en plus. L'arbitrage, depuis cinquante ans, est la règle; la guerre l'exception. Et les cas dans lesquels, à la suite de casus belli posés, l'arbitrage intervient, sont eux-mêmes l'exception. Pour les nations comme pour les individus, la plus grande partie des difficultés s'apaise avant d'en venir là. L'arrangement amiable, en d'autres termes, est la loi commune, pour les sociétés aussi bien que pour leurs membres. Il ne s'agit donc pas, quand on parle de régler moins brutalement les différends internationaux, de nouveautés téméraires à tenter; il s'agit d'une pratique existante et éprouvée, mais insuffisante, à développer.

Ce qui trompe, ce qui fait que tant de personnes, aujourd'hui encore, ont peine à croire à l'efficacité des moyens raisonnables et pacifiques, c'est que les moyens violents font plus de bruit, bien qu'en réalité ils fassent moins de besogne. La guerre, de sa nature, est retentissante; elle frappe les yeux et les oreilles. L'arbitrage, dans la plupart des cas, s'opère discrètement, sans tapage, et échappe aux regards du plus grand nombre. Il n'en fait pas moins son office pour cela. Pour une affaire comme celle de l'Alabama, qui occupe et passionne à juste titre les deux mondes, il y en a vingt, comme celle de Portendic ou de la rivière de SainteCroix, qui passent inaperçues, et qui n'en ont pas moins été d'un règlement délicat. Est-ce la grandeur des difficultés d'ailleurs qui fait la grandeur des guerres? Quelles difficultés pourraient être moins graves que la question de savoir si la coupole d'une église de Jérusalem serait réparée par des moines grecs ou par des moines latins? Et cependant, comme on l'a pu dire en 1873, aux applaudissements du Parlement anglais (1), « c'est pour ce beau sujet de querelle que, grâce à la prodigieuse insanité de quelques-unes des grandes puissances, a éclaté une guerre qui a coûté à l'Europe un million d'existences humaines et dix à douze milliards de francs ». Le moindre appel aux bons offices d'un tiers eût aisément prévenu cette insigne folie. On l'a si bien senti, après coup, que lorsque, la guerre achevée, les représentants des grandes puissances se réunirent à Paris, en 1856, pour régler en vue de la paix cette éternelle et maudite question d'Orient, ils n'hésitèrent pas à inscrire, à l'unanimité, sur la proposition de l'Angleterre, dans le 23° protocole de la conférence, une déclaration tendant à ce que désormais les puissances, avant d'en venir aux armes, « eussent recours aux bons offices d'une puissance amie ». Une quarantaine de gouvernements, sur la communication qui leur en fut faite, adhérèrent à cette déclaration. Et M. Gladstone, en en parlant dans la Chambre des communes, n'hésita pas à dire qu'elle constituait par elle seule un grand triomphe. << C'était peut-être, dit-il,

(1) Discours de M. Henry Richard, cité plus loin.

la première fois qu'on voyait les représentants des principales nations de l'Europe articuler solennellement des sentiments qui impliquent tout au moins une désapprobation formelle du recours aux armes, et proclamer en commun la suprématie de la raison, de la justice, de l'humanité et de la religion. » Lord Derby, de son côté, a parlé de l'arbitrage comme d'un principe qui, « à son éternel honneur, avait pris corps dans le protocole de la Conférence de Paris ». M. Drouyn de Lhuys y a vu « l'expression d'un sentiment qui, une fois éveillé, ne cessera de tourmenter les nations civilisées jusqu'à ce qu'il ait obtenu satisfaction ». Et M. Bluntschli, en constatant que « c'est au congrès de Paris, en 1856, que fut reconnu le côté vraiment universel du droit international, en dehors de tout principe religieux », a ajouté que « c'est ce vœu qu'on voudrait voir élevé au rang de devoir international ». C'est ce progrès nouveau qu'il s'agit de réaliser en conférant, s'il est possible, par la pression de l'opinion d'abord et par des dispositions plus formelles ensuite, un caractère plus rigoureusement obligatoire à la déclaration de 1856. Non que cette déclaration ait été, quoi qu'on en ait dit, une lettre morte; elle a servi, en 1867, de point de départ à la médiation de l'Angleterre et de point d'appui à la conférence de Londres, grâce à laquelle fut évitée la guerre du Luxembourg. Mais elle est demeurée, il faut le reconnaître, sans sanction, et par suite sans action suffisante, puisqu'en 1870, lorsque de nouveau l'Angleterre, ce qu'on oublie trop, d'interposer ses bons offices, les deux parties, se prévalant de ce que les plénipotentiaires de 1856 avaient, par pur ménagement de langage, évité la forme absolue et impérative, refusèrent de rien entendre.

essaya

Aussi lorsque plus tard, en 1872, la conférence de Genève fut venue montrer une fois de plus avec quelle facilité se terminent, quand on le veut, les plus graves difficultés; lorsque, suivant les propres paroles de l'illustre président de cette conférence, le comte F. Sclopis, quelques hommes de bonne volonté eurent « dénoué, en six jours, un noeud qui semblait insoluble à la diplomatie »; lorsqu'un conflit qui allait bouleverser le monde se fut terminé, comme une simple affaire de justice de paix, par une allocation de dommages-intérêts que le perdant, de son aveu, fut aussi heureux de payer que le gagnant de recevoir; l'arbitrage fut plus que jamais en faveur auprès des hommes prévoyants, et de nouveaux efforts furent tentés pour le faire entrer davantage dans les habitudes et dans les obligations de la société internationale.

L'impulsion fut donnée, cette fois encore, par l'Angleterre, bientôt énergiquement secondée par les États-Unis, ses adversaires de la veille. Après une active campagne, employée à préparer l'opinion et à s'en assurer l'appui, une motion fut présentée, le 8 juillet 1873, à la Chambre des communes, par M. Henry Richard, secrétaire de la société de la

Paix, de Londres, et développée dans un discours qui restera comme un des plus beaux spécimens de l'éloquence pratique (1). Cette motion, adoptée par la Chambre, portait que la reine serait priée « de donner à son principal secrétaire d'État pour les affaires extérieures l'ordre d'entrer en rapport avec les puissances étrangères, à l'effet de pourvoir à l'amélioration de la loi internationale et à l'établissement d'un système général et permanent d'arbitrage entre les nations ».

A la suite de ce vote, dont le retentissement fut considérable, la Chambre des députés d'Italie, sur la proposition du célèbre jurisconsulte Mancini, depuis ministre de la justice du royaume d'Italie, et avec l'adhésion du ministre des affaires étrangères M. Visconti Venosta, adopta, le 24 novembre suivant, à l'unanimité, une motion analogue. Le 3 avril 1878, sur la proposition du même Mancini, elle décidait qu'à l'avenir une clause d'arbitrage serait insérée dans tous les traités de commerce à conclure entre l'Italie et d'autres puissances.

Des votes analogues ont été émis par la Chambre des représentants et le Sénat des États-Unis, en 1874; par la deuxième Chambre des États Généraux des Pays-Bas et de la Diète de Suède, dans la même année 1874; par la Chambre des députés de Belgique, à l'unanimité moins deux voix, et par le Sénat, à l'unanimité absolue, en janvier et février 1875; et en France, enfin, cette année même (1878), sur le rapport de MM. Couturier et Bosquet, une pétition de M. Sigaud, avocat à Nîmes, tendant à l'insertion d'une clause d'arbitrage dans tous les traités internationaux, a été renvoyée au ministre des affaires étrangères.

On pourrait joindre à ces faits, si importants par leur nombre comme par leur caractère, l'énumération des diverses sociétés, les unes anciennes, les autres récentes, qui en divers pays travaillent en faveur de l'arbitrage. Il est impossible de ne pas citer au moins, parmi les dernières, puisque c'est ce mouvement même qui leur a donné naissance, l'Institut international de Droit des gens, qui compte dans son sein les plus éminents jurisconsultes des deux mondes, et l'Association pour la Réforme et la Codification du Droit des gens, dont l'initiative est partie des Etats-Unis, et qui depuis 1873 tient tous les ans en Europe des congrès où s'élaborent les matériaux d'une législation commune moins imparfaite et moins disparate. C'est à la première de ces réunions, à Bruxelles, en 1873, après une discussion à laquelle prirent part des hommes tels que MM. Mancini, H. Richard, Asser, Visschers, Rollin-Jæquemyns, Dudley Field, Bluntschli, Montague-Bernard, Massé, Cauchy, Calvo, Sheldon Amos, J.-B. Miles, Couvreur, et bien d'autres, que fut adoptée, à l'unanimité, la résolution suivante, dont la mesure fait encore ressortir la force :

(4) Ce discours a été traduit pour la Société des Amis de la paix, qui l'a publié dans son 9o Bulletin, par M. Fréderic Passy.

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