Page images
PDF
EPUB

Dans ces trois périodes de développement, qui souvent se confondent, on peut remarquer que la voix des passions nous sollicite d'une manière différente dans la première, elles demandent; dans la seconde, elles exigent; dans la troisième, elles contraignent.

En traitant de l'influence de l'âge, j'ai suffisamment indiqué dans quel ordre apparaissent les prineipales passions: je me bornerai donc à rappeler ici que celles qui dépendent des besoins animaux sont les premières à se manifester; viennent ensuite celles qui tiennent aux besoins moraux, puis enfin celles qui sont liées à nos besoins intellectuels.

Si maintenant on examine la marche des passions, en ayant égard et à leur violence, et au temps qui s'écoule entre leur naissance et leur terminaison, il est impossible de n'être pas frappé de l'analogie qu'elles ont avec les maladies qui affligent le corps. Comme ces dernières, en effet, elles se présentent à l'état aigu ou à l'état chronique; comme ces dernières, elles remontent fréquemment de l'état chronique à l'état aigu, ou bien disparaissent, tout en restant sujettes à une sorte de périodicité, sur laquelle les médecins et les moralistes ne me semblent pas avoir assez arrêté leur attention; comme ces dernières, enfin, leur fougue et leur durée dépendent plus ou moins de l'àge, du sexe, de la constitution, du climat, de la nourriture, de l'hérédité, en un mot de la double atmosphère physique et morale dont nous sommes environnés. Ainsi, généralement parlant, la colère est un délire aigu, et la haine une affection chronique, dont la vengeance

est la crise la plus ordinaire. Passions des êtres faibles, la jalousie et l'envie ont une marche primitivement chronique : ce sont deux fièvres consomptives qui rongent lentement les entrailles de leurs victimes. L'amour est une fièvre ardente qui a ses redoublements, ses transports, ses fureurs. L'ambition est une fièvre tenace dont la marche insidieuse et les paroxysmes irréguliers donnent la mort au milieu de l'espérance. L'ivrognerie, enfin, le plus abrutissant de tous les vices, ressemble le plus souvent à ces fièvres nerveuses intermittentes, dont les retours périodiques constituent le principal caractère (1).

Les passions sont solidaires entre elles comme nos organes; aucune ne saurait être vivement mise en jeu sans que les autres ne soient aussitôt en éveil. Mais la passion dominante est alors une reine despotique qui surexcite les facultés, les sentiments, les instincts favorables à ses désirs, et qui impose silence à ceux qui voudraient en entraver la satisfaction.

Je n'admets pas plus de passion simple que de maladie simple: quand un viscère est profondément altéré, tout l'organisme souffre avec lui; quand une

(1) Ayant eu à soigner un grand nombre d'individus adonnés à l'abus des boissons alcooliques ou de l'opium, j'ai presque constamment observé l'influence de la périodicité sur leur funeste penchant les uns ne s'enivraient que le dimanche, d'autres le lundi, plusieurs toutes les quinzaines pendant trois jours de suite; quelques autres enfin tous les mois : cette dernière remarque m'a été fournie par des femmes dont la plupart avaient passé l'âge de re

tour.

:

passion est enracinée dans le cœur de l'homme, le moral et le physique sont plus ou moins altérés ; dans ces deux cas, l'âme et le corps partagent l'état morbide, parce que, dans nous, tout est un. Les moralistes qui ont distribué les passions en simples et en composées, me paraissent donc avoir établi une division purement arbitraire. Toutes, d'ailleurs, présentent à l'analyse deux, trois, souvent même un plus grand nombre d'éléments moraux appréciables. L'ambition, en effet, n'est qu'un mélange d'orgueil, d'opiniâtreté et de folle espérance; sans parler du besoin des sens, l'amour se compose souvent d'autant de vanité, d'égoïsme et d'imagination que d'affection réelle; la jalousie et l'envie, tristes appréciatrices de leur propre faiblesse, ne sont qu'un composé de crainte, de haine et de douleur; l'avarice, enfin, si mal comprise par La Bruyère et Rousseau (1), estelle autre chose qu'un assemblage de froid égoïsme et de circonspection poussée à l'excès chez des êtres ordinairement affaiblis par l'âge ou les infirmités ? Du reste, ces diverses complications, étudiées dans les deux sexes, présentent des différences notables sur lesquelles j'insisterai lorsque je traiterai de chaque passion en particulier.

Si l'orgueil et la vanité accompagnent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe, il est des passions qui cessent généralement à certaines époques de la vie, et font place à d'autres qui surgissent non moins tyranniques. Ainsi, la gourmandise et la paresse, si naturelles à l'enfance, sont d'ordinaire rem

(1) Voyez ci-après l'article AVARice.

placées, chez le jeune homme, par la prodigalité et les transports de l'amour. Quelques années plus tard, l'amour lui-même cède son règne à l'ambition; l'ambition, à son tour, disparaît chez le vieillard; puis arrive l'avarice, qui ne finit qu'avec lui. Telles sont les terminaisons, ou plutôt les transformations successives que subissent les principales passions observées dans le cercle de la vie humaine.

Nos passions, abandonnées à elles-mêmes, se terminent donc rarement par une véritable guérison : l'homme n'en est presque jamais exempt; il ne fait qu'en changer; le plus souvent même il ne quitte un excès que pour tomber dans l'excès opposé, et laisse de côté la vertu, qui les sépare le poltron devient téméraire, les prodigues deviennent avares, les amants finissent par se détester; tant il est vrai que les extrêmes se touchent!

Quant au pronostic que l'on peut porter sur la terminaison plus ou moins funeste des passions, une expérience de tous les jours nous démontre que les maladies, la folie, une mort prématurée; l'opprobre, la misère, les crimes, les châtiments des hommes, précurseurs ordinaires de la justice divine, sont la triste perspective des imprudents qui ne s'attachent pas de bonne heure à restreindre leurs besoins et à modérer la violence de leurs désirs.

Cet effrayant pronostic, que l'on peut porter sur les individus livrés à la fougue de leurs passions, s'applique aussi aux nations, ces grandes familles ayant chacune, à leur origine, les mêmes croyances, les mêmes intérêts, les mêmes mœurs. Dès que les liens qui faisaient leur force sont brisés, dès que

chaque individu, érigeant en loi ses propres doctrines, se fait une religion de l'égoïsme, de l'intempérance, du luxe et de la cupidité, on peut infailliblement annoncer leur dissolution prochaine ou leur retour à la barbarie; à moins que la Providence, toujours bonne, lors même qu'elle châtie, n'envoie quelque fléau destructeur qui les force à se retremper dans des sentiments purs et généreux.

« PreviousContinue »