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SECONDE PARTIE.

DES PASSIONS EN PARTICULIER.

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PASSIONS ANIMALES.

CHAPITRE PREMIER.

DE L'IVROGNERIE.

La vigne porte trois sortes de fruits : le plaisir, l'ivresse, et le repentir.

ANACHARSIS.

Définition et synonymie.

Une fausse délicatesse de langage a longtemps fait confondre l'ivresse et l'ivrognerie.

L'ivresse (du grec ü6pis, du latin ebrietas) est l'état d'une personne ivre, c'est-à-dire dont le cerveau est affecté, et la raison plus ou moins troublée par les vapeurs d'une boisson spiritueuse, par une substance narcotique, ou même par l'effet de toute passion violente.

L'ivrognerie (ebriositas) est le penchant habituel à prendre immodérément des boissons spiritueuses. L'ivresse n'est donc qu'un état maladif, au lieu

que l'ivrognerie est toujours un vice, un vice dégoûtant et honteux, qui dégrade l'homme au point de le faire descendre beaucoup plus bas que la brute.

D'après ce que nous venons de dire, l'homme ivre est, en général, celui qui a trop bu, et l'ivrogne, celui qui boit souvent et avec excès. Ainsi, Noé était ivre lorsqu'on le vit nu dans sa tente, mais l'histoire ne dit pas qu'il fût ivrogne; Alexandre le Grand était l'un et l'autre lorsqu'il tua Clitus, son meilleur ami, et quand il trouva la mort en vidant la coupe d'Hercule.

L'ivresse, dit Plutarque, loge avec elle la folie et la fureur.

Sénèque appelle l'ivrognerie une folie volontaire; les Indiens la regardent comme une espèce de rage, et, dans leur langue, le mot ramjan, qui désigne un ivrogne, signifie également un enragé.

On dit vulgairement d'un buveur, qu'il est gai, lancé, en ribote, ivre, soul, mort-ivre, selon que l'ivresse est à un degré plus ou moins avancé. Enfin, la vanité, que l'on rencontre jusque dans le débordement du vice, s'est amusée à créer des locutions particulières pour désigner l'intempérance dans les différentes classes de la société : c'est ainsi que les ouvriers disent qu'ils font la noce, les étudiants, des soulographies, et les gens comme il faut, des orgies.

La vertu opposée à la gourmandise et à l'ivrognerie est la tempérance, qui consiste dans l'usage modéré des aliments et des boissons destinés à entretenir la vie. Cette vertu, qu'on nomme aussi

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sobriété, est regardée par tous les moralistes comme la mère de la santé et de la sagesse: c'est le meilleur préservatif contre les maladies et les vices, dont elle étouffe le germe, tandis que l'intempérance en favorise toujours le funeste développement. C'est à leur frugalité que les anciens Perses, les Lacédémoniens et les Romains furent longtemps redevables de leur activité, de leur vigueur et de leurs victoires devenus intempérants, ils s'énervèrent, et furent esclaves. Cyrus, César, Mahomet, Napoléon, étaient aussi remarquables par leur sobriété que par la puissance qu'ils ont exercée sur les peuples. Socrate ne dut également qu'à cette vertu la santé robuste et l'égalité d'âme que ne lui avait pas départies la nature. Massinissa, le plus sobre de tous les rois, fut père à quatre-vingt-six ans, et à quatre-vingt-douze vainqueur des Carthaginois. Alexandre le Grand, au contraire, doué d'une excellente constitution, l'altéra bientôt par l'intempérance, et mourut à la fleur de l'âge, après avoir souillé sa gloire. «Il avait, dit Napoléon, débuté avec l'âme de Trajan; il finit avec le cœur de Néron et les mœurs d'Héliogabale. »

Causes.

Influence de l'age, du sexe et de la constitution. L'ivrognerie n'existe guère dans l'enfance; on n'en rencontre malheureusement que trop d'exemples dans la jeunesse; mais les époques de la vie où elle est le plus commune sont, sans contredit, l'âge mûr et la vieillesse. Des observations nombreuses

et les relevés statistiques prouvent que l'homme est plus souvent livré à cette passion que la femme. Cette conséquence, qu'on aurait pu établir a priori, découle naturellement des occupations sédentaires de la femme, et de la flétrissure que le monde fait peser sur celle qu'entache ce vice. On a aussi remarqué que les individus sanguins et les bilieux y paraissent plus enclins que ceux qui sont doués d'une autre constitution.

Professions.

Parmi les causes nombreuses de l'ivrognerie, les plus fréquentes sont bien certainement le défaut d'instruction ainsi que les professions dures et pénibles: aussi voit-on ce vice régner presque généralement dans la classe ouvrière. De toutes les professions, celle qui compte les plus grands ivrognes nous a paru être celle des garçons d'amphithéâtres d'anatomie. Il est rare, en effet, d'en rencontrer un seul qui ne s'abandonne à la plus repoussante crapule. Ce triste résultat provient-il de ce qu'il leur faut une certaine stimulation pour surmonter le dégoût qu'inspire la vue des cadavres, ou plutôt de ce qu'ils sont persuadés que l'eau-de-vie est un préservatif contre les miasmes qui en émanent? Après les garçons d'amphithéâtres viennent les chiffonniers, les infirmiers civils, les tambours, les peintres en bâtiment, les brasseurs, les chapeliers, les cochers, les maquignons, les forgerons, les fondeurs, les imprimeurs, les musiciens, les étudiants en médecine. Parmi les femmes, les prostituées, les chiffonnières, les blanchisseuses et les gardes-malades occupent les premiers rangs.

Le soldat et le marin, par leur genre de vie aventureuse, se trouvent aussi dans les circonstances les plus propres à développer l'ivrognerie. Le marin, dont la vie se passe sur la mer, dans un isolement complet, exposé chaque jour au caprice des vents ou au feu de l'ennemi, n'a que les boissons spiritueuses pour s'étourdir sur les dangers qui le menacent. Le soldat, de son côté, est-il en campagne, pour exciter son courage et lui masquer le péril, on lui fait quelquefois distribuer du vin, de l'eau-de-vie, et, afin de rendre ces spiritueux encore plus actifs, on y ajoute, chez certains peuples, de la poudre à canon, du poivre, ou toute autre substance irritante (1). S'il est vainqueur, il ne croit pouvoir mieux célébrer sa victoire qu'avec force rasades; vaincu, c'est encore le vin qui lui fait oublier sa défaite. Mais, nonobstant ces causes, n'en est-il pas d'autres encore plus puissantes? Le soldat n'est-il pas sans cesse exposé à toutes les intempéries de l'atmosphère, à la pluie, à un froid glacial, comme à l'ardeur d'un soleil brûlant, au dénûment le plus complet, aux privations de tout genre, comme à une extrême abondance; et, lorsque la fortune lui sourit, comment pourrait-il user avec modération des faveurs qu'elle lui prodigue? Son bonheur, alors, c'est le vin; avec le vin, il oublie ses rudes travaux, ses fatigues, ses dangers; le vin, en cet instant, est tout pour lui, et il

(1) Ce fut en 1581, dans la guerre des Pays-Bas, que les Anglais employerent pour la première fois l'eau-de-vie comme une sorte de cordial pour leurs soldats.

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