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parce que l'intérêt de son amour l'avertissait instinctivement que, dans certaines affections, il faut user pour détruire, et qu'elle espérait triompher des regrets de son mari en lui laissant la liberté de les exprimer.

Cependant, c'était là pour elle une horrible contrainte qui nuisait sourdement, dans son esprit, à l'orphelin qu'elle avait adopté d'assez bonne foi. Déjà un observateur clairvoyant eût pu s'apercevoir que les caresses qu'elle lui donnait devant son mari étaient plutôt arrachées à sa position que dues à son cœur. Enfin elle devint mère. Ce fut alors que la jalousie dont elle était atteinte fit tout à coup les progrès les plus rapides. Établissant de nombreuses comparaisons entre les témoignages de tendresse donnés aux deux enfants par M. de S***, elle crut que le fils de la première femme l'emportait sur le sien, et, dès ce moment, elle chercha tous les moyens de lui ravir une affection devenue pour elle insupportable. Malheureusement les circonstances vinrent favoriser de si coupables pensées : un ordre de départ força M. de S*** à s'éloigner de sa famille. Il partit sans se douter de l'affreuse jalousie de sa femme, et lui laissa, avec une entière confiance, son fils aîné, alors âgé de trois ans, qu'il avait repris chez lui.

A peine le mari est-il éloigné, que la cruelle marâtre, fatiguée de se contraindre, se laisse aller à toute sa haine pour l'infortuné confié à ses soins. S'étudiant d'abord à détruire en lui les heureuses dispositions qui lui avaient gagné la tendresse de son père; l'accablant sans cesse de punitions non

méritées, elle lui défend jusqu'aux pleurs que ses cruautés lui arrachent, et parvient ainsi à comprimer dans sa jeune âme tout élan de sensibilité; puis elle le relègue des journées entières dans une chambre isolée, où elle le gorge de nourriture, mais où elle le prive de toute espèce de jeux et de communication extérieure. Alors le pauvre petit, ne voyant, n'entendant plus rien de propre à développer ses facultés intellectuelles, perd bientôt avec sa gaieté les dernières lueurs de son intelligence. D'abord taciturne et maussade, il devient ensuite insensible, hébété, il n'éprouve plus que les besoins de la brute. Pour combler la mesure, sa cruelle ennemie, voulant le mettre dans l'impossibilité de se plaindre d'elle à son père, si ce dernier venait à le questionner, le força d'oublier le français, en ne lui parlant plus que flamand. L'enfant avait longtemps parlé cette langue chez sa nourrice; bientôt il n'en connut plus d'autre ; il arriva même à un tel degré d'idiotisme, qu'il finit par ne plus former que des sons inintelligibles.

Ce fut en cet état que le retrouva, au bout de deux années, une amie de son père. Elle avait vu naître cet enfant, et lui portait un vif intérêt. Ayant donc examiné de très-près la conduite de la bellemère et pris quelques informations, elle fit, sans hésiter, part de ses soupçons à M. de S***. Celui-ci revint, et trouva son fils assez bien portant, parfaitement vêtu surtout; mais quand il le vit sourd à sa voix, insensible à ses caresses; quand il vit son œil morne et éteint se promener avec indifférence sur tous les objets, un cri terrible sortit tout à coup

de ses entrailles de père : la vérité venait de lui apparaître. Un moment il fixe ses regards enflammés sur la femme coupable qui lui présentait son autre fils, puis, la repoussant avec horreur, il saisit dans ses bras le pauvre idiot, et s'enfuit avec lui de la maison pour n'y plus rentrer.

Placé immédiatement chez un médecin habile l'enfant eut le bonheur de recouvrer son intelligence, mais jamais il ne retrouva sa première gaieté on eût dit que l'affreuse jalousie dont il avait failli être victime le poursuivait encore au milieu des beaux jours de sa jeunesse, et il se passa bien des années avant qu'il pût en surmonter la terrible impression.

IV. Jalousie compliquée d'envie, et terminée par une affection cancéreuse mortelle.

Une femme de la classe bourgeoise, possédant quelque fortune, était restée veuve avec deux petites filles. L'ainée, nommée Rose, avait un caractère acariâtre et un physique tellement disgracieux, qu'il était difficile, en la voyant, de réprimer un mouvement de répulsion. La jeune Elise, au contraire, était avenante, agréable, et d'un si bon naturel que chacun se plaisait à lui donner des témoignages de bienveillance, qui ne tardèrent pas à lui faire de son aînée une véritable ennemie. Cette inimitié, qui ne fit qu'accroître avec le temps, datait de la naissance d'Elise; car Rose, dont le nom même semblait une injure, n'avait pu voir une autre enfant devenir avec elle l'objet des soins maternels,

sans en éprouver une profonde jalousie. La préférence que sa mère parut toujours lui accorder sur sa jeune sœur, quoiqu'elle la méritât si peu, ne put pas modifier ce sentiment invétéré, dont la petite Elise en grandissant eut à subir toutes les tristes conséquences. Chaque compliment, chaque marque d'amitié reçue par elle de la part des personnes étrangères, était pour son impitoyable sœur un motif de la maltraiter. Un jour, entre autres, elle lui meurtrit le visage et l'accabla de coups, parce que quelqu'un, en passant, s'était récrié sur sa gentillesse. La mère, par une faiblesse impardonnable, souffrait les mauvais traitements de Rose envers sa sœur, et y ajoutait quelquefois les siens lorsque la la jeune victime osait venir se plaindre et réclamer son appui.

Cependant Élise, arrivée à l'âge de dix-huit ans, se maria, et échappa alors à l'autorité d'une mère injuste, ainsi qu'aux brutalités de sa sœur; mais si la jeune femme eut à se réjouir de son affranchissement, elle ne put échapper à son propre cœur, qui bientôt la ramena à toute la dépendance d'un amour filial profondément senti. Sa mère perdit la petite fortune qu'elle avait amassée, et dès lors la bonne Élise ne songea plus qu'à soulager par son travail la misère de celle qui lui avait donné le jour. Soins, prévenances, dévouement absolu, tout lui fut prodigué; et, chose admirable, tout fut prodigué aussi à la méchante sœur, sans que jamais un seul mot, ni même un regard sévère, vint lui reprocher ses torts. Une conduite si généreuse, et qui

dura un très-grand nombre d'années, était assurément bien propre à désarmer la malheureuse jalouse; chaque jour cependant sa passion sembla puiser un nouvel aliment dans les bontés mêmes de celle qui en était l'objet : c'était pour elle un vrai supplice de la voir approcher de sa mère; elle exigeait que celle-ci ne payât jamais par une parole affectueuse ou par un sourire de bienveillance les soins journaliers de la piété filiale; et, quelle que fût à cet égard la condescendance de la trop faible mère, Rose tombait dans des accès de fureur, de désespoir, quand le moindre signe venait contrarier ses coupables exigences.

Une lutte si longue et si continuelle finit par déterminer chez cette fille une tumeur cancéreuse au sein. Pendant plusieurs mois, son excellente sœur n'épargna rien pour soulager les souffrances qu'elle endurait; mais, au milieu des plus cruelles angoisses, Rose ne perdait pas de vue son idée dominante. Forcée, en 1838, de se rendre dans un hôpital pour y subir l'opération, elle y souffrit moins encore de ses douleurs physiques que de la jalousie et de l'envie dont son âme était dévorée. Bientôt elle étendit ce double sentiment sur les malades, ses compagnes de salle: aux unes, elle enviait les témoignages d'intérêt qu'elles avaient obtenus, soit pendant la visite du médecin, soit pendant la distribution que faisaient les sœurs hospitalières; aux autres, elle reprochait amèrement la bénignité de leur maladie, et presque toutes enfin devinrent pour elle les objets d'une inimitié si profonde, qu'elle prit

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