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« Cette communauté d'habitation, ces rapports avec le rebut de la société, secondent puissamment les pernicieuses influences de la passion qui les subjugue. Privés souvent de leur dernier écu par les coups du sort, et sollicités par la passion, cause de leur infortune, ils se jettent dans la carrière du crime, à la suite des voleurs qui habitent avec eux sous le même toit, ou qui éprouvent comme eux les tourments de l'amour du jeu. Cette extrémité est, à la longue, le partage de la plupart des joueurs. Aussi les préposés de la police sont-ils tous enclins à mal augurer de cette classe d'hommes, dont ils ne parlent qu'avec une profonde commisération, et comme de gens voués au crime.

« Le jeu est l'une des passions les plus tenaces chez les malfaiteurs. Ces hommes, qui vivent de si peu lorsqu'ils ne trouvent pas l'occasion de dépouiller les honnêtes gens, sont emportés par la fureur de dépenser, lorsque quelque rapine inattendue les a mis en possession d'une somme un peu élevée. Poursuivis sans cesse par la crainte d'être découverts et arrêtés par la police, ils se hâtent de jouir. Les émotions brûlantes du jeu sont une de leurs plus chères délices; la débauche et la gloutonnerie viennent ensuite. Voilà pourquoi la police, malgré toute sa diligence et tous ses efforts, ne parvient que trèsrarement à saisir intact le fruit de leurs méfaits. Cette cruelle passion du jeu les obsède jusque dans les prisons, et les entraîne quelquefois à des excès qui tiennent de la démence. On cite des prisonniers qui, après avoir perdu en un instant le produit d'une semaine de travail, n'ont pas craint, pour

assouvir leur passion, de jouer par avance le pain qui devait les nourrir pendant un mois, deux mois, et même trois mois; et, ce qu'il y a de plus surprenant, il s'est rencontré des hommes assez féroces pour guetter, pendant la distribution des vivres, ceux dont ils avaient ainsi gagné la nourriture, et ne les quitter qu'après leur avoir arraché le morceau de pain dont ils ne pouvaient se passer sans souffrir. J'ajouterai un dernier trait qui montrera jusqu'à quel point le délire de l'amour du jeu peut aveugler un être raisonnable. Les médecins de la maison centrale du mont Saint-Michel ont observé un condamné qui jouait avec une telle ardeur, qu'à l'infirmerie, tout malade qu'il était, il livrait aux chances du jeu la ration de bouillon ou de vin qui lui eût été si nécessaire pour rétablir ses forces épuisées. Ce malheureux est mort d'inanition. » (Des Classes dangereuses de la population.)

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On dit communément : Qui a joué jouera; et, en effet, il est rare de voir les joueurs se corriger. Le temps, qui use quelques-unes de nos passions, donne à celle-ci une ardeur qu'elle n'a pas toujours à son début; ainsi, le vieillard qui en a contracté une longue habitude s'y livre avec plus d'acharnement encore que le jeune homme. Ce dernier peut en être distrait par quelque autre penchant, ou même par un sentiment d'honneur; il n'y a guère, pour le vieux joueur, de guérison possible que dans la religion; elle seule, en ouvrant son cœur à d'immortelles espérances, peut le consoler de la perte des illusions qu'il poursuivait.

- D'après les Comptes rendus de la justice crimi

nelle en France, la passion du jeu a poussé au suicide 81 individus dans l'espace de six années:

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Sur 1,000 crimes, on a constaté que les querelles au jeu en avaient fait commettre 113.

Il m'a été impossible de connaître, même pour Paris, le chiffre des joueurs admis dans les établissements consacrés au traitement des aliénés; mais il est permis de croire qu'ils y figurent en assez grand nombre.

D'après les tableaux officiels des délits jugés par les tribunaux, on trouve qu'en l'espace de treize années, la passion du jeu a produit en France 1,545 affaires correctionnelles, qui ont amené la suppression de 286 loteries clandestines et la fermeture de 1,259 maisons de jeu de hasard tenues sans autorisation (1); savoir:

(1) La ferme-régie était une transaction financière avec la passion du jeu; mais, comme on l'a dit avec raison, détruire la ferme n'est pas détruire la passion. Il faut donc que le gouvernement sévisse avec la plus grande rigueur contre les maisons de jeu clandestines ouvertes dans les grandes villes, et où les malheureux joueurs trouvent d'autant moins de sécurité, qu'il y a absence complète de surveillance et de contrôle.

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Ne sont pas compris dans ce tableau les jeux de loterie ou de hasard sur la voie publique, pour la répression desquels 399 inculpés ont été condamnés à l'amende, et 18 à l'emprisonnement, pendant la seule année 1840.

Traitement.

Les vices n'ayant d'attrait que parce qu'on les regarde comme une source de plaisir, il faut, lorsqu'on veut tenter la guérison d'un joueur, commencer par le détromper. Sans doute, l'entreprise est difficile; mais si une longue habitude n'a pas encore dégradé son âme, si l'on parvient à réveiller en lui un véritable sentiment d'honneur, et à lui faire reconnaître les écueils dont il est environné, tout n'est pas perdu. L'esprit humain peut beau

coup lorsqu'il est suffisamment éclairé, et pour lui c'est déjà un commencement de triomphe que de désirer la victoire. Quelles que soient, néanmoins, les bonnes dispositions de l'homme qui consent à renoncer au jeu, il faut bien se garder de l'abandonner à lui-même, car sa guérison complète sera longtemps douteuse. Quand on est parvenu à la lui faire désirer, il faut l'obliger à rompre brusquement tous ses rapports avec ceux dont l'exemple pourrait encore l'égarer. Les fatigues du corps, la fuite des grandes villes, les voyages, la vie et les exercices champêtres, quelque entreprise laborieuse et tout à la fois agréable, l'étude des beaux-arts, des sciences, la société de gens instruits et enjoués aimant l'ordre et l'économie, enfin l'amour de la religion, qui toujours conduit l'homme aux affections les plus nobles et les plus conformes à son bien-être, tels sont les moyens les plus efficaces que l'on puisse employer pour détruire ce mal dévorant. Il s'agit ici d'une passion vile, opposez-lui des sentiments généreux; donnez au joueur la vertu pour égide; conduisez-le au bien par un chemin semé de fleurs, bientôt il ne voudra plus le quitter: car un premier acte honnête en produit toujours d'autres; bientôt aussi l'estime publique, qui sera sa récompense, vous répondra de la solidité de sa guérison.

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