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CHAPITRE XIII.

DU SUICIDE.

Les suicides sont toujours communs chez les peuples corrompus.

CHATEAUBRIAND, Génie du christianisme.

Définition.

Le suicide (1), ce triple attentat envers Dieu envers la société, et envers soi-même, peut être considéré, en général, comme le délire de l'amour de soi; délire qui fait oublier les devoirs les plus sacrés, et jusqu'au sentiment de sa propre conservation, pour se soustraire à des souffrances physiques ou morales que l'on n'a pas le courage de supporter.

De toutes les actions criminelles que les passions ou les misères humaines enfantent, il n'en est guère qui nous affectent plus péniblement et qui nous inspirent une indignation plus profonde que cet acte, parce qu'il bouleverse nos idées les plus naturelles, et nous montre à quel degré d'égarement l'homme peut être poussé quand il s'est rendu sourd à la voix de sa raison, comme à celle de sa conscience. Si néanmoins, maîtrisant les premières

(1) Ce terme, qui n'existait dans aucune langue, fut créé dans le siècle dernier par l'abbé Desfontaines. Auparavant nous n'en avions pas qui exprimât l'homicide de soi-même. Le mot latin suicidium est également d'invention moderne.

impressions que fait naître le suicide, nous examinons la variété des causes qui peuvent le produire, nous reconnaîtrons que tantôt c'est un crime qu'il faut détester, tantôt une maladie qu'il eût fallu guérir, tantôt un mouvement d'exaltation qu'il faut plaindre; et nous serons forcés d'avouer que s'il mérite souvent notre réprobation, souvent aussi il réclame notre pitié et notre indulgence.

Si le suicide impliquait toujours crime, cette dénomination pourrait-elle convenir au genre de mort de ces pauvres idolâtres qui, privés encore des lumières du christianisme, vont s'offrir en sacrifice pour obéir à des usages, à des préjugés plus forts chez eux que l'instinct de la conservation? à ces malheureux Indiens, par exemple, qui, chaque année, courent se précipiter sous le char de leur idole, afin d'y trouver une mort qu'ils croient glorieuse et digne de récompense? Assurément il ne peut y avoir là suicide, du moins dans toute l'acception donnée communément à ce mot; car ce n'est ni le dégoût de la vie, ni le mépris des lois divines et humaines, qui les font agir : c'est à Dieu seul qu'appartient le droit de les juger.

Flétrirons-nous aussi du nom de suicides les Codrus, les Curtius, les Winckelried, les d'Assas, les Bisson, et tant d'autres héros que nous offrent les annales de la gloire? Non, certes: leur mort fut commandée par un dévouement sublime pour leur patrie, et mérite toute notre admiration. Celle de Caton ne saurait être jugée ainsi : elle ne sauva pas son pays, elle ne sauva que lui seul de la clémence de César; et si la secte stoïcienne érigea en vertu

cet acte de désespoir, c'est qu'alors la religion chrétienne n'était pas encore venue détruire les vains sophismes de l'esprit humain : quand son flambeau apparut sur la terre, la main du suicide fut désarmée, ou du moins on ne vit plus en lui qu'un être incomplet, un déserteur de la vie, un soldat abandonnant le champ de bataille avant d'avoir courageusement combattu.

Quelques écrivains modernes préconisèrent de nouveau le meurtre de soi-même; ils allèrent jusqu'à dire que l'Écriture sainte justifie cet acte aussi antireligieux qu'anti-social: citant la mort de Samson, ils la mirent, sans hésiter, au rang des suicides. Mais, en voulant partager le sort des Philistins, Samson se dévoua comme le firent depuis les héros dont nous venons de parler; ceux-ci furent les nobles martyrs du patriotisme, il fut de plus, lui, martyr de la foi de ses pères. Sa mort, celle d'Éléazar dans l'histoire des Machabées, celle de cette vierge courageuse (1) se précipitant du haut d'un toit pour échapper à l'infâme traitement que lui réservaient ses bourreaux, celle enfin de tant d'autres victimes des persécutions de l'idolâtrie, ne sauraient être considérées comme des actes volontaires, produits par le dégoût de la vie, comme l'homicide de soi-même celui-là seul en est coupable, qui, au mépris de tous ses devoirs, agit librement avec l'intention de se détruire, et non celui qui, en faisant une belle action, trouve la mort sur son chemin.

(1) Sainte Pélagie.

Causes.

Les plus judicieux auteurs qui ont écrit sur le suicide n'ont pas hésité à reconnaître que l'affaiblissement des croyances religieuses est la cause la plus immédiate des morts volontaires que nous voyons se multiplier chaque jour d'une manière si effrayante dans tous les rangs de la société (1). Les déclarations mêmes des malheureux qui s'abandonnent à ce délire appuieraient seules cette opinion, si le plus simple examen ne venait suffisamment la justifier. L'homme qui croit à une autre vie, l'homme qui admet un Dieu pour témoin de ses peines secrètes, ne se tue pas: il sait qu'il commettrait un crime; d'ailleurs, les sublimes espérances qui l'animent lui donnent la force de supporter le fardeau de la vie, quelque lourd qu'il lui paraisse. Celui, au contraire, qui ne croit à rien, et dont la raison est égarée par les passions ou de funestes maximes, celui-là se révolte contre les premières atteintes du malheur et de la souffrance. De là au découragement, de là à la pensée d'attenter à ses jours, il n'y a qu'un pas; et ce pas, il le fait bientôt, s'il en a le triste courage. Quand la morale publique, quand les menaces de la religion, n'opposent plus de frein aux passions, dit Esquirol, le suicide doit être regardé comme

(1) De 1827 à 1830, il y a eu à Paris un suicide sur 3,000 habitants, et de 1830 à 1835, un sur 2,094 : cette désolante progression, qui continue encore, se retrouve en province et à l'étranger. (Voir les documents statistiques sur le suicide, pag. 691 et suiv.)

un port assuré contre les douleurs morales et contre les douleurs physiques. »>

Si, en effet, nous jetons nos regards sur la grande scène du monde, nous voyons de toutes parts la vertu débordée par mille passions violentes, qui, échappant au joug imposé par les préceptes religieux, vont se livrer aux plus coupables excès, sans que rien puisse les arrêter au bord de l'abîme qui leur est ouvert. Nous y voyons le mérite, la droiture, la modestie, luttant contre la bassesse, la dissimulation et l'orgueil; des amours frénétiques, des cupidités rivales, des trahisons, des vengeances, des fraudes; la soif du gain qui pousse le joueur à sa ruine, des espérances déçues, des renversements de fortune, des peines, des misères sans consolations, des crimes sans repentir, l'homicide de soimême, enfin, comme remède à tant de maux.

Les secousses politiques, les gouvernements constitutionnels et républicains, plus favorables que le despotisme au développement des passions ambitieuses; l'esprit militaire, qui apprend à envisager la mort sans effroi; les progrès de la civilisation, qui multiplie les besoins et les rend plus impérieux, peuvent aussi exercer une grande influence sur la fréquence du suicide. Mais les livres, qui en font l'apologie, les théâtres, qui le mettent si souvent en scène, les journaux, qui ne manquent jamais d'en retracer la triste réalité, sont des causes bien plus directes de cette contagion. Madame de Staël, dans sa jeunesse, flatta aussi ce malheureux penchant; mais plus tard, reconnaissant son erreur, elle avoua que la lecture du

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