Page images
PDF
EPUB

connu, et dont la passion ne dépassa guère la manie la plus calme et la plus innocente.

Ce savant Hongrois, qu'une mort accidentelle (1) enleva en 1836, fut sans contredit le type le plus complet de la passion de l'étude, et l'un des hommes les plus extraordinaires dont l'histoire littéraire fasse mention.

Privé de fortune, mais riche d'un immense savoir, qu'il devait bien plus à lui-même qu'à son éducation, il quitta sa terre natale pour parcourir à pied toutes les contrées de l'Europe, l'Angleterre exceptée, séjourna quelque temps à Lyon (vers 1804), et de là se rendit à Paris, où l'accueillit l'excellent abbé Devillers. Ayant été placé comme maître d'étude dans l'établissement de M. Liautard, il quitta bientôt cet emploi qui absorbait tout son temps, et entra au collége Henri IV en qualité de surveillant de nuit, espérant pouvoir travailler paisiblement pendant le sommeil des élèves. Déjà très-profond dans les sciences exactes et la statistique, possédant également bien le latin, le grec ancien et moderne, le hongrois, le slavon, l'arabe, le sanscrit, le persan, le chinois, l'allemand, l'italien, l'anglais, le français, comprenant en outre la plupart des autres langues connues, Mentelli pouvait prétendre à une chaire de professeur, et les amis qu'il

(1) Le 22 décembre 1836, étant allé chercher sa provision d'eau à la rivière, comme il en avait l'habitude, le pied lui glissa, il tomba dans l'eau, qui était excessivement haute, et s'y noya. II avait alors soixante ans. Son corps ne fut retrouvé que trois mois après, sous un bateau.

s'était déjà faits par son mérite et son urbanité l'eussent sans aucun doute secondé pour arriver à ce but; mais, ennemi de toute dépendance, et toujours plus avide de connaître à mesure qu'il avançait dans les profondeurs de la science, cet homme singulier résolut de tout sacrifier à son unique passion. Secouant donc le joug que la nécessité lui avait d'abord imposé, et renonçant à toute espèce d'emploi, il se retira dans une vieille masure qu'on lui abandonna gratuitement au fond d'un jardin, et y vécut dès lors selon ses goûts. Ce réduit, que notre savant préférait aux palais les plus magnifiques, était construit en planches mal jointes, et n'avait guère que sept pieds carrés. L'ameublement se composait d'une petite table supportant une ardoise, d'un vieux fauteuil encombré de livres de toutes dimensions, d'une cruche, d'un pot de ferblanc, d'un morceau d'étain grossièrement recourbé, servant de lampe et suspendu par un fil d'archal au-dessus de la table, enfin d'une grande boîte où il couchait, et qui lui servait, pendant son travail, à mettre ses pieds, enveloppés d'une mauvaise couverture de laine. Ne quittant ce lieu de délices qu'une fois la semaine, pour aller donner une leçon dont le produit servait à sa subsistance, Mentelli se mit à étudier régulièrement vingt heures par jour, sans que sa santé en parût altérée. Le jour réservé à la leçon l'était aussi à l'achat des provisions de la semaine. Elles se composaient de pom-, mes de terre, qu'il faisait cuire au-dessus de sa lampe, de pain de munition, d'huile à brûler, dont ses longues veilles lui faisaient faire une grande

consommation, et d'une, cruche d'eau qu'il allait toujours chercher lui-même. En hiver, il couchait dans sa boîte, et en été dans son grand fauteuil, que lui avait donné le cardinal Fesch. Heureux d'avoir ainsi réduit ses besoins à ce qu'il appelait le strict nécessaire, Mentelli n'eût pas retranché un moment de plus à ses études, quand on lui eût offert tout l'or du Pérou, car il trouvait qu'il n'avait pas encore assez de temps à leur consacrer.

Vers 1814, n'ayant plus aucune leçon à donner, le savant Hongrois fut contraint de chercher d'autres moyens d'existence. S'étant présenté à Picpus, dans l'établissement dirigé par M. l'abbé Coudrin, il s'adressa, couvert de haillons, à un jeune professeur, et lui demanda de lui faire obtenir un petit emploi dans la maison: «Peu, très-peu de nourriture me suffira, dit-il; je me contenterai, pour logement, du moindre réduit; je ne veux point d'argent. Accordez-moi ce que je vous demande, et je vous promets de faire tous mes efforts pour me rendre utile. - Savez-vous quelque chose? pourriezvous donner des leçons de latin? Oui, monsieur. Pourriez-vous expliquer quelques morceaux de Virgile? Oui, monsieur.» On lui présente l'auteur, il ne l'ouvre pas; et il en explique un passage avec une telle perfection, que le jeune homme croit qu'il a particulièrement étudié ce morceau. Mentelli lui dit, avec une tranquillité pleine de modestie : Je puis, si vous le désirez, vous répéter l'auteur tout entier. Savez-vous le grec? Savez-vous le grec? — Un peu, monsieur. » On lui présente Homère, et il le traduit, sans livre, avec la même facilité, la même élégance qu'il

[ocr errors]
[ocr errors]

avait montrées en traduisant Virgile. L'abbé Coudrin, auquel il fut présenté, l'admit avec bienveillance, et, après avoir pris tous les renseignements nécessaires sur sa moralité, ne tarda pas à lui confier la chaire de philosophie; mais les leçons du nouveau professeur parurent si abstraites aux élèves, qu'il fallut y renoncer : on lui donna alors la classe de mathématiques.

Logé au fond du jardin, dans un pavillon en délabre, Mentelli, qui avait lui-même choisi ce lieu comme étant le plus retiré, n'y voulut d'autres meubles que les siens; il y joignit seulement le luxe d'une botte de foin, qu'il mit dans sa boîte pour entretenir la chaleur de ses pieds et lui servir d'oreiller au besoin. C'est dans ce pavillon que ses élèves venaient prendre leurs leçons. L'un d'eux, apercevant un jour une punaise sur la main du savant, la lui fit remarquer, et l'engagea à la tuer. « Pourquoi? lui dit Mentelli, en repoussant doucement l'insecte dans sa manche; avons-nous donc le droit de tuer une créature de la Divinité? Ce petit animal est admirable dans son espèce; ni vous ni moi n'en pourrions faire autant; laissons-le vivre. >>

Lorsque les armées coalisées campaient devant Paris, des boulets vinrent tomber jusque dansle jardin où était le savant on courut l'avertir du danger auquel il s'exposait en restant dans ce lieu. Il était paisiblement assis devant sa table, occupé à résoudre un problème: fâché sans doute d'être interrompu, il leva la tête, et dit à celui qui voulait l'arracher au péril : « Qu'ont de commun ces boulets et moi? laissez-les tomber, et surtout laissez-moi

en repos. » Le supérieur du séminaire avait recommandé que cet homme singulier fût traité avec toutes sortes d'égards; il avait aussi exigé qu'il mangeât de deux plats, et bût chaque jour un peu de vin. Mentelli, se soumit d'abord à cet ordre, tout en usant sobrement de la nourriture qu'on lui portait; mais cette sobriété même lui parut bientôt un excès condamnable; ne pouvant d'ailleurs supporter l'espèce de dépendance à laquelle il se croyait assujetti, il prit le parti de quitter cette maison, où chacun se plaisait à lui témoigner la plus grande estime, et s'en éloigna au bout d'une année de séjour.

Étant allé établir son domicile à l'Arsenal, où il avait obtenu la concession d'un misérable réduit, converti en cave depuis sa mort, il retrouva, dans cette espèce de cloaque, toutes les jouissances dont il était avide, c'est-à-dire une solitude absolue, sa cruche d'eau, son pain de munition, ses pommes de terre, et, par-dessus tout, l'heureuse liberté de se livrer sans interruption à l'étude, seule passion qui le tourmentât. Un jour de la semaine fut, comme par le passé, consacré à donner une leçon de mathématiques, de grec, ou d'arabe: c'était un jour de retranché à ses livres, qu'il appelait toujours ses bons, ses chers amis; mais, la nécessité lui en faisant une loi, il ne s'en plaignait pas, et il prolongeait même cette leçon pendant plusieurs heures, si tel était le bon plaisir de l'élève.

Sa dépense, à part l'achat des livres, montait, sans nulle variation, à sept sous par jour, dont trois pour la nourriture, et quatre pour l'éclairage. Quant

« PreviousContinue »