Page images
PDF
EPUB

les artistes. Un ancien disait: Nullum magnum ingenium sine mixtura dementia: c'est qu'en effet un grand génie est une prédisposition à la surexcitation du cerveau, et que, d'un autre côté, on ne devient guère un grand génie sans avoir eu longtemps une idée fixe.

Enfin, et par opposition, on voit quelquefois des femmes hystériques ou extatiques montrer pendant leurs accès un esprit, une élévation d'idées, une éloquence infiniment au-dessus de leurs moyens habituels; mais ces illuminations soudaines et maladives (1) ne manquent pas de s'éteindre avec le retour de la santé. Cet état, que j'ai eu plusieurs fois occasion d'observer, dépend assez souvent d'un spasme des organes génitaux, dont l'irritation influence vivement l'encéphale. Il y a une douzaine d'années, un malade de l'Hôtel-Dieu, qui avait été mordu par un chien enragé, présenta le plus curieux développement d'intelligence. Pendant ses accès d'hydrophobie, cet homme, appartenant à la dernière classe du peuple, et dont les manières étaient des plus ignobles, se trouvait tout à coup métamorphosé en un personnage héroïque, dont les chaleureuses improvisations joignaient la noblesse et la pureté du style à la justesse et à l'élégance des pensées. Par exemple, quand il décrivait l'Espagne, où il s'était battu en 1809, vous auriez cru entendre Buffon, dans les pages où il a déployé le plus d'éloquence. Il mourut comme César, enveloppé dans une toge romaine qu'il s'était faite avec un drap.

(1) Voyez, à la fin du volume, la note B, sur l'extase.

La cécité et la surdité, principalement quand elles sont de naissance, constituent deux graves infirmités, dont l'influence sur le moral n'est pas moins évidente que sur le physique. Examinez, en effet, ces jeunes aveugles, au front déjà sévère, à la physionomie muette et impassible: comme leurs gestes sont lents, rares et dépourvus de grâce! comme ils se meuvent avec crainte et hésitation! Leurs bras, continuellement tendus vers les obstacles qu'ils supposent devant eux, leur donnent une attitude gauche et incompatible avec la course. Au jeu, ainsi qu'à l'étude, il n'est pas rare de les surprendre dans l'immobilité la plus complète: on dirait alors autant de marbres avec lesquels le ciseau du sculpteur aurait personnifié le Repos.

Voyez, au contraire, ces étonnants sourds-muets, dont les doigts parlants sont parvenus à rendre la pensée avec tant de justesse et de rapidité : quelle vivacité, à la fois, et quelle attention dans le regard! quelle mobilité dans leurs traits, dans leur bouche surtout! quelle pétulance dans leurs jeux et jusque dans leurs moindres mouvements! l'agitation semble être leur état habituel et normal: on dirait qu'ils ont horreur du repos.

Les différences que ces deux classes d'êtres présentent dans le caractère ne méritent pas moins de fixer notre attention. Susceptibles, quoique Diderot ait prétendu le contraire, de sentiments de religion, de pudeur et d'humanité, les aveugles sont, en outre, profondément reconnaissants; mais leurs émotions sont muettes, et ne se peignent guère que par une légère rougeur qu'on distingue à peine sur

leur grave physionomie. La gratitude beaucoup plus vive, mais plus fugace, des sourds-muets, se traduit à l'instant même sur leur visage expressif: c'est surtout chez eux que l'œil est le miroir de l'âme. Dans tous les deux, on remarque beaucoup de méfiance, une volonté opiniàtre, un grand fonds d'orgueil, et, par conséquent, une susceptibilité fort irritable; mais ces derniers mouvements passent vite chez l'aveugle, dont le cœur connaît peu la haine et la vengeance (1), tandis que le sourd-muet offensé conserve longtemps rancune, lors même qu'il a donné un libre cours à sa colère.

Plus chastes, plus calmes, plus amis de la droiture et de l'équité, les premiers ont un respect inviolable pour la propriété d'autrui, et n'ont rien à démêler avec la justice des hommes; il n'est malheureusement pas rare de voir les seconds, entrainés par leurs passions, se faire traduire devant les tribunaux: il semble que les uns vivent plus par l'intelligence, les autres plus par le sentiment.

Doués d'une excellente mémoire, d'un grand amour de l'ordre et d'une attention persévérante, facultés qui contribuent beaucoup à la supériorité de leur jugement, les aveugles, en général très-studieux, montrent un goût bien prononcé pour l'enseignement, dans lequel plusieurs d'entre eux se sont acquis une grande célébrité. Aussi peut on dire

(1) David Hume rapporte que l'improvisateur écossais Blacklock se vengeait ordinairement d'une injuste attaque par une épigramme qu'il brùlait un instant après le dépit inspirait le poëte, mais lá bonté de l'aveugle brisait le trait qui aurait pu blesser son ennemi.

que leur intelligence est de beaucoup supérieure à celle des sourds-muets (1), et même à celle de la plupart des autres hommes.

D'un autre côté, il est fort rare que les aveugles soient atteints de folie et d'idiotisme, tandis que cette dernière affection accompagne assez fréquemment la surdité. L'on cite enfin de nombreux exemples de longévité parmi les aveugles; les sourdsmuets, au contraire, ne parviennent guère à un âge avancé.

« On demande quelquefois, dit M. Dufau (2), quelle condition est à préférer, de celle du sourd-muet, ou de celle de l'aveugle-né? La question serait bientôt décidée, si l'on s'en rapportait à ceux-là mêmes qui appartiennent à ces deux classes d'infortunés. La Providence est grande; chacune d'elles, résignée à son sort, et également incitée à en tirer le meilleur parti possible, ne voudrait pas l'échanger contre la condition correspondante; je n'ai jamais rencontré d'aveugle - né qui voulût renoncer à la parole pour recouvrer la vue, ni de sourd-muet de naissance qui consentît à perdre la vue pour reconquérir la faculté de parler. Cela se conçoit aisément au surplus ce serait pour chaque classe d'êtres changer le connu pour l'inconnu, et sacrifier un

(1) Les Massieu, les Clerc, les Berthier, les Lenoir, les Plantin, les Georges, les Bertrand, les Chomel, les de Schutz, et les Benjamin, sont des prodiges malheureusement trop rares.

(2) Essai sur l'état physique, moral et intellectuel des aveugles-nés, avec un nouveau plan pour l'amélioration de leur condition sociale; Paris, 1837, in-8°: excellent ouvrage, couronné par la Société de la morale chrétienne.

avantage réel, dont on peut apprécier l'importance, pour obtenir une compensation dont on n'a pas clairement l'idée.

« M. Rodenbach, examinant donc la question avec beaucoup d'impartialité, dans son intéressant Coup d'œil d'un aveugle sur les sourds-muels, se prononce en définitive pour ses confrères d'infortune; il résume, pour étayer son avis, les traits principaux du caractère moral des aveugles, et les oppose à ceux que présente à l'observation la condition des sourdsmuets : « Les aveugles, dit-il, sont habituellement gais, tandis qu'en général les sourds-muets sont tristes donc, la part des premiers, dans ce qu'on peut appeler ici-bas le bonheur, est plus considérable; donc, leur condition doit être préférée.

[ocr errors]

« A cette opinion d'un aveugle-né distingué, j'ai voulu opposer celle d'un sourd-muet distingué aussi, et j'ai prié M. Berthier, ancien élève, et aujourd'hui professeur de l'Institut de Paris, de me faire connaître ce qu'il pense à ce sujet. Voici sa réponse; je cite textuellement :

« Il n'est pas un seul parlant, que je sache, qui n'aimat mieux être sourd-muet qu'aveugle. Effectivement, comment se défendre d'un saisissement douloureux, en jetant un coup d'œil sur l'extérieur de l'aveugle? Le sourire a beau voltiger sur ses lèvres, l'incarnat briller sur ses joues, le sentiment vient s'ensevelir dans le silence de cette figure. Tout en lui offre la triste image du tombeau; son existence est enveloppée de ténèbres éternelles; pas un rayon de lumière ne saurait percer ses paupières engourdies. C'est une malheureuse victime que la mort ac

« PreviousContinue »