Page images
PDF
EPUB

front: c'est sublime! rien que pour cela, il méritait d'être canonisé ! »

Son admiration pour les grandes œuvres du XVI et du XVIIe siècle le rendait souvent beaucoup trop sévère pour les compositions contemporaines. Quelqu'un lui demandant un jour son opinion sur l'opéra de Zémire et Azor, de Grétry, il répond avec une grimace ironique : «Opéra à la glace, musique de vinaigre!»

Les premiers artistes de la capitale, réunis un soir à l'hôtel de ville, y exécutaient avec une rare perfection différents morceaux de nos plus habiles compositeurs. Tout le monde applaudit, tout le monde félicite le préfet sur le choix des morceaux et sur le fini de l'exécution; Choron seul reste impassible. Le préfet s'approche alors de lui, et cherche à lui arracher quelques mots d'éloge: « C'est la soupe et le bouilli, répond son ancien camarade; il n'y a rien à dire. » Une autre fois il faisait répéter devant M. de Quélen un Kyrie de sa composition, quand, pour une légère faute, il s'écria d'une voix de tonnerre : « Silence! Voilà un Kyrie eleison qui ne vaut pas le diable!» Et M. l'archevêque de rire malgré lui.

Je le rencontrai un jour comme il sortait de l'église Sainte-Geneviève. Le salut en musique qu'il venait d'entendre l'avait tellement agacé, qu'il ne répondit à mon bonjour que par ces mots : Les monstres! les monstres! ils m'ont déchiré les entrailles! et il continua sa route en se bouchant les oreilles comme s'il entendait encore les chants qui avaient produit sur lui une impression si désagréable.

Dans une autre circonstance, le directeur des jeunes aveugles avait conduit ses élèves dans la même église pour y exécuter aussi un salut en musique, et Choron y assistait. Interrogé, en sortant, par un amateur, sur les morceaux qu'il venait d'entendre, il répond en faisant une horrible grimace: Musique d'aveugles, bonne pour des sourds!

On l'a vu plus d'une fois entrer dans de véritables accès de fureur contre l'abbé Nicole, dont l'administration parcimonieuse et tracassière ne lui permettait pas de faire exécuter à la Sorbonne tous les chefs-d'œuvre d'lomelli, d'Allegri et de Palestrina.

Il éprouvait aussi une violente indignation quand il songeait que le maudit serpent avait trouvé moyen de se glisser dans l'église sous la forme d'un instru

ment.

Le Conservatoire n'aimait pas Choron, et Choron, comme nous l'avons yu, n'aimait pas le Conservatoire: c'est, je crois, à sa haine pour cet établissement qu'il faut attribuer en partie l'injuste, mais profond mépris qu'il avait pour la musique instrumentale. « Comment se fait-il, lui demandait un jour M. Laurentie, qu'avec votre amour pour la musique, vous n'ayez pas dressé vos doigts à quelque instrument, au piano surtout, ne fût-ce que pour lui faire rendre vos pensées ou celles des autres?

y a des gens qui sont chargés de cela,» lui répondit-il avec tout ce qu'il put trouver de voix ironique et de rire méprisant.

Si Choron dédaignait les instruments, une belle voix l'enivrait, le mettait hors de lui, surtout si elle

réunissait le sentiment et la justesse. Au milieu de l'hiver, pendant une nuit rigoureuse, il entend dans la rue une belle voix de femme: vite il se jette à bas du lit, et, enveloppé d'une simple redingote, il se met à courir après l'inconnue. Au bout de quelques minutes, il revient transi de froid et encore plus désolé : c'était une fille de mauvaise vie, qui donnait le bras à deux militaires complétement ivres. Quel malheur! me dit-il le lendemain; j'en aurais fait l'un de mes plus brillants sujets ; mais je n'y veux plus penser, cela me fait trop de mal.»

Il revenait tout joyeux d'un de ses voyages en Picardie: «J'y avais été, disait-il, pour trouver une basse-taille, et j'en ramène un ténor. C'est égal, je suis sûr qu'il fera honneur à la maison. — C'est sans doute un pensionnaire payant, lui dit l'économe; quel sera le prix de la pension? - Ame vile et vénale! répond Choron indigné, je vous parle d'un ténor, et vous allez me parler d'argent ! »

Une autre fois, ses élèves exécutaient le bel oratorio de Schneider, le Jugement dernier, sous la direction de Nicou-Choron, son gendre; et il était dans son lit, déjà gravement malade par suite d'une atteinte de choléra. Je connaissais l'artiste : craignant qu'il ne voulût juger de quelle manière ce morceau allait être rendu, je lui avais fait sentir combien il serait dangereux, dans sa position, d'ou vrir la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur la salle de concert. Il approuva ma sollicitude, me prit affectueusement la main, et me promit de faire son sacrifice. La première partie de l'oratorio, exécutée avec une rare perfection, ayant excité les ap

plaudissements de toute l'assemblée, je m'échappe un instant pour aller consoler le pauvre malade, en lui portant la nouvelle de ce nouveau succès. Qui est-ce que je trouve dans la cour, à neuf heures et demie du soir, et par un vent très-âpre? mon Choron, nu-jambes, et roulé dans une couverture de laine, qui s'était blotti derrière la porte de la salle pour entendre et juger par lui-même, au risque d'être surpris dans un pareil accoutrement.

En 1833, dénué de toute ressource, muni simplement d'une petite collection de musique d'église, Choron s'était mis à parcourir la France, et, seul, à improviser dans plusieurs cathédrales des masses chantantes auxquelles il communiquait son âme et sa vie (1). En vain, à son retour à Paris, nous le conjurâmes, le docteur Paulin et moi, de prendre le repos qu'exigeait sa santé délabrée après de telles fatigues. Loin de nous écouter, il ne songea plus, il ne s'occupa plus qu'à organiser des chœurs d'enfants d'ouvriers, et il parvint en quelques semaines à faire exécuter, par six cents jeunes voix, des saluts en musique dans les églises de Notre-Dame et

(1) On se rappelle que Choron avait aussi commencé à introduire le chant dans l'armée. Il espérait pouvoir donner, dans le Champ de Mars, un concert composé de dix mille voix choisies parmi les meilleurs chanteurs de nos régiments. Quelle n'eût pas été sa joie, son délire, s'il eût pu réaliser son gigantesque projet ! Combien il eut aussi encouragé les efforts d'un jeune professeur de chant de Bicêtre (M. Florimond Ronger), qui, sous la savante direction du docteur Leuret, était parvenu à faire reparaître la vie intellectuelle sur la figure des aliénés chanteurs, et à calmer leurs nombreux compagnons d'infortune, qui les écoutaient avec autant de plaisir que de surprise!

de Saint-Sulpice. Un tel excès de travail devait nécessairement finir par briser l'organisation la plus robuste il tomba mortellement malade. Eh bien, au milieu des atroces douleurs d'une entérite et d'une pleurésie aiguës, l'étonnant mélomane regrettait de n'avoir pas assez popularisé le chant en France. Il me disait aussi, la veille de sa mort: «En raisonnant mon affaire, je suis parvenu à mettre ma respiration en harmonie avec ma douleur de côté; j'ai même coordonné le rhythme de ma respiration avec mes quintes de toux. » Puis, tout à coup, s'adressant de nouveau à moi: «Savez-vous ce que c'est que Palestrina? C'est, lui répondis-je, l'un des plus grands maîtres de l'école italienne dans le genre sévère ou idéal. C'est bien autre chose, reprit-il avec feu. Rappelez-vous ce que je vais vous dire, et faites-le connaître; c'est neuf. Figurezvous un immense océan, dont les flots roulent avec calme et majesté : c'est la musique antique. D'un autre côté, voyez cet océan, dont les vagues furieuses s'élèvent jusqu'au ciel, puis tout d'un coup s'enfoncent dans l'abîme... c'est la musique moderne. Eh bien! Palestrina, c'est le point de jonction, le confluent de ces deux océans; Palestrina, c'est le Racine, c'est le Raphaël, c'est le Jésus-Christ de la musique !»

« PreviousContinue »